(Revue Spiritualité Numéros : 9-10, 15 août – 15 septembre 1945)
Le progrès spirituel de l’homme se manifeste par un affranchissement des contingences grossières ou subtiles du milieu ambiant.
Il consiste pourrait-on dire, en un rejet intelligent des sollicitations matérielles et spirituelles de l’extérieur. La maîtrise parfaite n’est rien d’autre que la réalisation d’une continuité dans la vigilance que l’homme s’impose librement dans ce domaine. Pour être valable et réellement constructif cet affranchissement des contingences extérieures de l’univers physique, émotionnel et mental, doit avoir pour contre partie une soumission sincère et constante aux suggestions qui émanent de la conscience la plus intime, la plus intérieure. Mais cette conscience profonde procède d’un rythme de vie bien différent de celui qui se déroule sous nos yeux. En elle, ne subsistent ni divisions, ni dualités, ni limitations. Elle est une plénitude de vie impersonnelle dont chacune de nos personnalités passagères ne constitue qu’un instrument d’expression limité. Cette conscience suprême, constitue l’essence unique en laquelle les choses et les êtres multiples se meuvent. Elle est au dedans de chacun, l’inséparable compagnon de tous ses moments de joie et d’infortune, pour lui apprendre cependant qu’en Elle et en Elle seule se trouve la plénitude de la Liberté, de la Joie et de la Vie.
Cette conscience, qui tel un témoin silencieux réside au plus intime de l’être, « dans la caverne du cœur » comme disent les Vedas peut transmettre au chercheur sincère quel que soit les ténèbres dans lesquelles il se trouve plongé des indications de plus en plus précises. Mais la précision de ces conseils, ne se développe que pour autant que l’homme matérialise immédiatement à la surface du monde, dans la vie que l’on nomme banale, les suggestions qu’il perçoit dans les profondeurs de sa conscience intérieure. Car, ne l’oublions pas : la mission de l’homme spirituel est double. Il doit spiritualiser la matière et matérialiser l’esprit. Les révélations de la science contribuent étonnamment à élucider le premier point. Quant au second il ressort de l’expérience vivante de chacun.
Mais nous vivons une époque éminemment paradoxale, où sous prétexte de liberté et de libération spirituelle beaucoup d’êtres sombrent dans la licence. Et certains, plus dangereux encore parce que plus subtils, prétendent sous prétexte d’une sublimisation de l’amour par la liberté et l’acuité sensorielle procéder aux pires profanations de l’amour en le circonscrivant dans les limites sordides de la sensation. Et comme l’exprime magistralement Krishnamurti, le désir de sensation tue l’amour.
D’autres encore sous prétexte de la souveraineté de l’esprit profanent l’esprit en le souillant uniquement d’intellectualité vulgaire, en niant a priori les vastes domaines qui peuvent transcender les limites de la pensée traditionnelle. Seuls ceux qui ont une conscience et un cœur peuvent savoir par quelles peines, par quels remords se trouvent sanctionnés les lâchetés, les trahisons dont ils se sont rendus coupables. Il n’est pas question de recréer un passé mort aussi pitoyable fut-il. Mais lorsqu’un homme consciencieux se rend compte qu’il a perdu son temps, qu’il a gaspillé ses énergies inutilement comme un égoïste cynique: qu’il le reconnaisse. Il est nécessaire, sinon indispensable que se réalise cette confrontation salutaire de la reconnaissance honnête de sa médiocrité. Et de cette prise de conscience qui peut durer une seconde mais une seconde qui par son acuité vaut des années, peut surgir la flamme d’une compréhension nouvelle. Mais la plupart des hommes actuels sont pervertis à tel point qu’ils n’ont plus le courage d’affronter en leur conscience le verdict impitoyable de ce tyran intérieur qui seul peut les conduire à l’ultime joie de vivre. La parfaite transparence d’âme est l’indispensable condition de la paix intérieure. Et que l’on ne confonde pas ce processus de discipline avec la manifestation d’une inopportune sévérité, et moins encore avec les exagérations d’une austérité incompatible avec les qualités de spontanéité, de gratuité de l’amour. Ils sont légions les intellectuels qui hypnotisés par le freudisme adoptent une vie licencieuse sous prétexte d’une condamnation du refoulement. Ainsi se trouvent souvent foulés aux pieds les principes de la plus élémentaire droiture et les exigences les plus impérieuses de la conscience profonde. Les ruses de l’esprit possèdent suffisamment de possibilités d’évasion hors de la voie droite à laquelle nous avons sollicité le plus intime de notre âme, pour que nous estimions parfaitement opportun cet appel véhément à plus de droiture, plus de franchise, plus de clarté, plus de simplicité. Les véritables amants du vrai et du divin ne peuvent trouver dans les qualités de spontanéité, de liberté et d’universalité de l’Amour véritable, des arguments qui les autorisent tacitement à adopter des attitudes licencieuses.
L’homme spirituel doit s’efforcer quoiqu’absolument indépendant de toute discipline extérieure, de répondre pleinement aux exigences que lui dicte sa voix intérieure.
Et parmi celles qui s’avèrent les plus impérieuses nous devons noter la probité morale, et vis-à-vis de soi, cette droiture incisive, tranchant à la base le nœud gordien des excuses sordides, qui voudraient nous faire tendre les oreilles aux sollicitations les plus basses et nous en prouver le bien fondé. Si nous voulons accéder aux plus hauts sommets de l’Amour, par la réalisation d’un affranchissement progressif de nos réactions égoïstes, il nous faut tendre vers la Pure Joie d’un délice souverain qui est Dieu. Et l’accès à cette Plénitude souveraine ne peut être réalisé que par le dépouillement de tous les sensualismes avoués ou déguisés où tente de se retrancher notre égoïsme traqué, règle d’or réclamant sans cesse que l’amplitude de notre effacement, de notre don devant la lumière intérieure se détermine par la mesure de notre ivresse à la participation du souverain délice des profondeurs.
Et si nous comprenons que l’ultime objet de notre amour, n’est pas une « chose » en soi, mais une continuité de jaillissement, un devenir perpétuellement flamboyant, nous marcherons à grands pas vers l’accomplissement de notre libération qui est Pure Joie.
La Joie divine est majeure. L’amour et la Connaissance dont elle est l’apothéose et la synthèse, sont mineurs. La Joie est la fin. L’amour et la connaissance sont les moyens.
Il ne nous est rien demandé d’impossible. Mais si nous exécutions sincèrement toutes nos plus hautes possibilités, la face du monde subirait instantanément la plus merveilleuse transfiguration.
Et cette réalisation peut se produire dans l’hypothèse par laquelle un nombre grandissant d’hommes se conforment intégralement à la discipline librement consentie de leur conscience, reflet immédiat du divin.
Ram LINSSEN.