le Dr Lucie Hacpille
La maladie lieu du mystère de notre impermanence

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 18. Janvier/Février 1985) Alors que nous recherchons sans cesse le plaisir et le bonheur, c’est au cœur de la souffrance et de la maladie que nous pouvons faire l’apprentissage de l’impermanence de notre être et découvrir notre réalité. Cette confrontation avec ce que nous craignons le plus, peut être […]

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 18. Janvier/Février 1985)

Alors que nous recherchons sans cesse le plaisir et le bonheur, c’est au cœur de la souffrance et de la maladie que nous pouvons faire l’apprentissage de l’impermanence de notre être et découvrir notre réalité. Cette confrontation avec ce que nous craignons le plus, peut être riche d’enseignements ; c’est une chance aussi qui nous est donnée d’évoluer, de prendre conscience et de mesurer l’illusion de l’ego. Mais de là à dire que cette expérience est facile !… Il fallait pour écrire ce texte toute la sensibilité d’une femme qui de plus est une remarquable thérapeute. Le docteur Lucie Hacpille réunit en elle ces qualités et son activité de médecin ayant longtemps travaillé dans un service de cancérologie lui a donné une vision très lucide du drame qu’est toujours cette terrible maladie. Lucie Hacpille a déjà écrit pour nous un texte très remarqué que nous avions publié sous le titre « L’abandon thérapeutique » dans notre n° 14 (mai-juin 1984).

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Habituellement occupé à combler son ignorance par un savoir tout puissant, et à tout annexer à son propre ego, l’homme ne réussit que partiellement à découvrir la tromperie fondamentale sur laquelle il assoit son pouvoir.

Confronté un jour à la maladie « incurable », à l’échec de toute tentative humaine de « guérison », et à l’abandon thérapeutique, soudain éclate en lui l’insatisfaction existentielle, dont il s’était toujours accommodé. Toutes les valeurs sur lesquelles il prenait appui et avait bâti ce qu’il croyait sa vie, basculent. Une faille s’ouvre dans sa conscience, et, un nouveau regard est possible.

Comment ce nouveau regard sur les mêmes choses de la vie peut-il être un point de départ privilégié pour une autre vie ? Comment s’employer à démêler l’écheveau de la confusion et de la souffrance qui sont notre lot ? Comment la maladie peut-elle nous ouvrir au mystère de notre impermanence ?

I. L’ARCHÉTYPE FONDAMENTAL DE L’HOMME

A l’examen de nos actions, trois instances ou « maîtres » peuvent servir à décrire le fonctionnement de notre ego : le maître de la Forme, le maître de la Parole, et le maître de l’Esprit.

Le maître de la Forme représente notre quête névrotique de confort, de sécurité et de plaisir. Notre société technologique d’aujourd’hui est le reflet de cette préoccupation tout entière tournée vers la manipulation de l’environnement physique, dans le but de nous protéger des atteintes de la vie, sous son aspect cru, brut et imprévisible. Tous nos efforts sont orientés vers la création d’un monde contrôlable et sûr, prévisible et agréable. Notre souci névrotique se déploie dans la prétention qu’a notre ego de se tenir à l’abri de la maladie, de la « crise », de la vieillesse et de la mort. Un seul objectif nous conduit : se donner du plaisir en évitant autant que possible toute irritation. Ainsi nous accrochons-nous à nos plaisirs et à nos possessions, et, craignant ou forçant le changement, nous essayons de nous créer un nid de sécurité.

Le maître de la Parole représente le rôle de l’intellect dans la relation à notre monde. Par le biais du langage poétique ou informatique, nous adoptons des jeux de catégories, qui nous servent de manettes pour contrôler les phénomènes. Nos systèmes d’idées ainsi construits rationalisent, justifient et sanctifient nos vies. Nationalisme, communisme, existentialisme, christianisme, bouddhisme… — tous ces « ismes » — nous suffisent pour interpréter le « pourquoi » et le « comment » des choses. Au niveau de la parole notre ego fonctionne en interprétant tout ce qui le menace ou l’irrite, dans le but de neutraliser la menace. Grâce au filtre de nos concepts, il ne reste aucune place pour le doute, l’incertitude ou l’expérience de notre confusion qui sont trop menaçants.

Le maître de l’Esprit désigne l’effort de la conscience pour rester consciente d’elle-même. Il opère et règne, lorsque nous nous servons de disciplines psychologiques ou spirituelles (yoga, prière, méditation, psychanalyse, drogues…). Là encore, notre ego est capable de tout annexer à ses propres fins. Ainsi commence-t-il par considérer avec fascination, toute nouvelle pratique ou technique spirituelle. Comme l’ego est fonctionnellement rigide, solide, et qu’il ne peut véritablement absorber quoi que ce soit, il se borne à imiter. Il dépense toute son énergie à imiter la spiritualité, alors qu’un engagement véritable exigerait l’élimination complète de l’ego. Mais, abandonner l’ego est bien la dernière chose que l’homme souhaite faire !

Dans le face à face avec la maladie incurable, l’homme n’a pas le choix. Il est « là », et, la situation est. Certes, il le savait bien déjà « avant » d’être malade ! La technologie actuelle ne peut nous prémunir contre la guerre, la violence, le crime, la maladie, le chômage, la vieillesse, la mort… Il le savait : nos idéologies ne nous protègent pas du doute, de l’incertitude, de la confusion et de la désorientation. Mais, maintenant, il le vit, et les thérapies ne peuvent rien contre la dissolution des états de conscience qu’il lui arrive d’atteindre. Maintenant, il est le dos au mur, il ne peut plus se persuader que la situation n’est pas ce qu’elle est. Mais que peut-il faire d’autre ?

Les trois maîtres l’ont subrepticement gouverné, toute sa vie durant, jusqu’à cet instant même, où il a reçu la gifle de l’inéluctable à travers ce qu’il est désormais : un incurable. Ces trois maîtres ont toujours régné sur lui, mais aussi sur tous les autres. Ils paraissent donc trop puissants pour qu’il soit question de les renverser, afin de tenter de vivre avec l’inéluctable. Et, quand bien même il serait possible de les renverser, par quoi les remplacer ?

Au fond de cet abîme du vécu, barré par l’absence de choix et le face à face avec l’inéluctable, une autre voie s’ouvre. La dimension symbolique des trois maîtres naît. Le passage à travers l’expérience de l’inéluctable ouvre le malade à sa dimension de mortel, archétype fondamental de sa structure humaine.

II. LA DIMENSION SYMBOLIQUE DE L’HOMME

Avant la création de l’ego — avant l’idée de la maladie —, l’état primordial de notre esprit est ouverture fondamentale, liberté fondamentale. C’est une qualité spacieuse. Nous avons cette ouverture, cette « santé », et nous l’avons toujours eue.

Lorsque nous entrevoyons la maladie, dans l’instant premier, il y a une perception soudaine, dépourvue de toute logique et de toute conceptualisation. Nous percevons simplement la maladie dans le terrain ouvert. Mais immédiatement la panique s’empare de nous, et nous presse d’ajouter « quelque chose » à cette perception, de la nommer, de trouver des cases pour la localiser… : quel est le diagnostic ? Est-ce grave ? Les jours sont-ils comptés ?…

Dès lors, le processus se développe graduellement. Le point de départ, le champ que le malade doit cultiver, et le matériau avec lequel il travaille, est qu’il y a l’espace-maladie ouvert et fluide, n’appartenant à personne. Mais si ce jardin, ce champ de travail est un espace-ouverture fluide, que s’est-il passé pour que le malade perçoive en ce lieu un espace-maladie qui l’emprisonne ?

Rien à vrai dire. Comme nous, il a commencé à s’agiter avec ses cinq sens dans cet espace-ouverture. Et c’est cette agitation qui a modifié sa vision du jardin. Comment ce cheminement se fait-il ? Il suit les cinq étapes dictées par nos cinq sens.

La première étape est représentée par la création par notre esprit de la forme-maladie. Elle revêt trois stades différents.

Le premier est celui de la « naissance de la maladie ». C’est une sorte de réaction chimique. Soudain, il y a quelqu’un pour remarquer la maladie. La dualité a commencé. La dualité signifie l’espace et moi, l’espace et la maladie. Par ce « et » se marque une distance : l’espace et le second terme ne sont plus complètement un. Dans cette distance naît la forme, l’autre.

Le second stade est celui de l’intériorisation de la maladie. Une fois constaté que l’on est malade, on se sent mal à l’aise, déséquilibré dans cet espace-ouverture, dont on se perçoit brutalement séparé, coupé. On essaie alors d’assurer le terrain et de se faire un abri, en restant un individu séparé. C’est le début du mouvement vers la conscience de soi : on s’identifie comme séparé du paysage primordial d’espace-ouverture.

Le troisième stade est celui de la maladie qui s’observe elle-même. Le malade s’observe : il a la sensation de se voir comme un objet extérieur. C’est ce qui le conduit à la notion primaire de l’autre. La relation avec le prétendu monde extérieur débute.

Ces trois stades de la maladie constituent l’étape de la forme-maladie : on commence à créer le monde des formes. A ce niveau, le malade est une intelligence complètement à sens unique. Il réagit uniquement à ses propres projections, au lieu de voir simplement ce qui est : il ignore ce qu’il est. Telle peut être la définition fondamentale de la maladie : l’ignorance de ce que nous sommes. Le drame initial qui se vit là est que le malade ne sait pas comment il est parvenu dans la prison de l’espace-maladie. Aussi suppose-t-il qu’il y a toujours été, oubliant qu’il a lui-même solidifié l’espace-maladie lui donnant ainsi forme de murs.

La seconde étape est représentée par la mise au point d’un mécanisme de défense visant à protéger notre espace-maladie, lieu de notre prison. Ce mécanisme de défense est la sensation. Nous souhaitons sentir les qualités de l’espace-maladie. Mais au lieu de laisser couler en nous les manifestations fluides de couleurs et d’énergies de l’espace-ouverture primordial, nous dressons une version solidifiée et rigide de ces couleurs et de ces énergies. La couleur devient de la couleur capturée ; l’énergie devient de l’énergie capturée, parce que nous avons solidifié l’espace-maladie, parce que nous l’avons fait «  autre » que nous mêmes, et, « autre » que ce qu’il est. Ainsi commençons-nous à atteindre et à sentir les qualités de l’autre. Ce faisant, nous nous rassurons sur notre existence : si je puis sentir « cela », alors je dois être. « ceci ». Lorsque quelque chose survient, nous nous efforçons de sentir si la situation est séduisante, menaçante ou neutre. Par le mécanisme de la sensation, nous tâtons notre terrain, nous sentons la texture des murs de notre prison.

La troisième étape, en vue d’assurer plus avant notre prison (espace-maladie) est la perception-impulsion. C’est une. réaction automatique aux sensations du stade précédent. Nous commençons à être fascinés par notre propre création, notre propre maladie, ses couleurs statiques, son énergie.. statique, sa mise en forme. Nous voulons établir une relation avec ces qualités, et, nous commençons graduellement à explorer notre création. Pour ce faire, une table de contrôle des. sensations se met en jeu. La sensation transmet son information au centre de contrôle : c’est l’acte de perception. En fonction de cette information nous formons des jugements, nous réagissons. La bureaucratie de la sensation et de la perception détermine automatiquement le caractère positif, négatif ou indifférent de la réaction. Si nous percevons une situation comme menaçante, nous l’écartons. Si elle nous séduit, nous l’attirons à nous. Si nous la trouvons neutre, nous restons indifférents. Ce sont les trois types d’impulsions : haine, désir, attitude indifférente. Ainsi la perception se réfère-t-elle à la réception d’informations du monde extérieur, et, l’impulsion à notre réponse à cette information.

La quatrième étape se situe là où nous commençons à faire l’expérience de la spéculation intellectuelle. Nous nous confirmons, et interprétons en nous plaçant dans des situations logiques et interprétables. Pour nous protéger, et nous illusionner correctement, intégralement, nous avons besoin de l’intellect, de la capacité de nommer et de catégoriser les événements. Aussi étiquettons-nous ce qui surgit en nous et autour de nous comme « bon », « mauvais », « grave », « bénin », en fonction de l’impulsion qui nous paraît adéquate. L’intellect a une structure tout à fait logique. Il travaille en vue d’établir des conditions positives, en vue de valider notre expérience; d’interpréter la faiblesse en termes de force, de fabriquer une logique sécurisante, en un mot, de confirmer la solidité de notre être. Ainsi, la chose que l’on nomme « ego » finit-elle par être convaincue qu’elle existe en soi, comme une vérité première, indubitable.

Mais à quoi correspond cette chose nommé « ego » ? En fait, à rien du tout : ce « je suis », n’existe pas. Il n’est qu’un bric-à-brac grandiose, produit de l’intellect qui dit : « donnons-lui un nom, appelons-le : je suis ». « Je » est le produit de l’intellect, la marque de fabrique qui réunit en un tout le développement désorganisé et dispersé de l’ego.

La cinquième étape du développement de l’ego est représentée par le développement de la conscience. À ce niveau, un amalgame prend place : la sensation (seconde étape), la perception-impulsion (troisième étape) et l’intellectualisation (quatrième étape) se combinent pour produire les pensées et les émotions. À ce stade de notre conscience apparaissent les modèles incontrôlables et illogiques de la pensée discursive.

Jusqu’à cette cinquième étape, le processus de l’évolution psychologique du malade a toujours été régulier et prévisible. Les développements successifs s’alignaient selon une structure systématique, comme se recouvrent les tuiles d’un toit. Mais ce modèle d’évolution dans l’espace-maladie commence à se dégrader, quand le malade pénètre dans la conscience, quand il connaît la « vérité ». Son modèle mental devient alors irrégulier et imprévisible. Sous le choc de la « vérité », le malade se met à être halluciné et à rêver. Être halluciné ou en état de rêve signifie ici que nous attachons de la valeur à des choses et des événements qui n’en ont pas nécessairement. Nous avons des opinions précises sur la façon dont l’espace-maladie est et devrait être. C’est la projection : nous projetons notre version des choses, sur ce qui est là. Ainsi commençons-nous à nous immerger complètement dans, un monde qui est notre propre création, un monde de valeurs et d’opinions conflictuelles. L’hallucination, en ce sens, est une pseudo-interprétation des choses et des événements. Nous prêtons aux phénomènes des significations qu’ils n’ont pas.

Telle est l’expérience que fait le malade, au niveau de la cinquième étape du développement de l’ego : la conscience. En effet, après avoir essayé de s’évader de sa prison et avoir échoué dans cette entreprise, le malade se sent abandonné et sans secours. Il est très fatigué d’avoir combattu, et, il tente de se défendre en laissant son esprit vagabonder dans l’hallucination. Les hallucinations qui jalonnent alors sa pensée sont les différentes formes de projection, les mondes rêvés que nous nous créons pour échapper au mystère de notre impermanence. À cette étape, le malade est psychiquement très distordu et dérangé. Son casse-tête mental éclate par à-coups, et ses modèles de pensées sont irréguliers et imprévisibles. Tel est notre état d’esprit lorsque nous arrivons au lieu du mystère de notre impermanence. Plus nous essayons de lutter, et, plus nous découvrons que les murs sont réellement solides. Plus nous mettons d’énergie dans le combat, et plus nous renforçons les murs, parce qu’ils ont besoin de notre attention pour être solides. Si nous leur prêtons encore plus d’attention, nous commençons à sentir que notre situation est sans espoir. En un mot, le malade se trouve en enfer. Il a réussi à faire une boucle complète de l’enfer au ciel, aller et retour. Ce cycle perpétuel de lutte, réalisation, désillusion et souffrance est la prison éternelle de la solidification de notre être mortel.

Comment le malade peut-il sortir de ce lieu carcéral ? C’est dans son Humanité que surgit la possibilité de briser les murs de ceste prison. L’intellect humain et la possibilité d’une action discriminante ouvrent la voie à une mise en question du processus de lutte. Il est possible au malade de mettre en cause l’obsession d’obtenir quelque chose, et la solidité du monde dont il a l’expérience. Pour ce faire, il suffit qu’il laisse s’ouvrir en lui la conscience cosmique.

La conscience cosmique lui permet de voir l’espace dans lequel se déroule le combat en en percevant la qualité ironique et humoristique. Au lieu de simplement se battre, il commence à faire l’expérience du combat, et à en voir la futilité. Il rit de ses hallucinations. Il découvre que lorsqu’il ne s’attaque pas aux murs, ceux-ci ne le repoussent pas, durement. Il peut les traverser n’importe où : c’est le lieu d’un processus de communication ouvert. Il commence à réaliser alors que pour se libérer de sa prison, il lui suffit d’abandonner son intention de s’évader et d’accepter les murs tels qu’ils sont.

Ainsi, en remontant avec ses cinq sens le long de la chaîne des cinq étapes du processus de développement de son ego, le malade parvient-il à comprendre la prison de son impermanence.

III. LES QUATRE NOBLES VÉRITÉS DE LA MALADIE

Le dernier développement de l’ego consiste dans les modèles mentaux irréguliers et névrotiques qui sillonnent constamment notre esprit. À cette étape, le monde phénoménal du malade est très réel et concret, en même temps que très perturbé. Sa douleur, son handicap, la menace de son impermanence, le submergent par leur solidité.

Il se peut que tout cela ne soit qu’hallucinations, mais, en ce qui concerne le malade, ces hallucinations sont tout ce qu’il y a de plus réel et de plus solide. Trop occupé à essayer de renforcer sa propre existence, il ne trouve pas de place pour l’inspiration, pas de place pour voir la situation sous d’autres aspects, sous des angles différents. Toutefois, c’est précisément à partir de la vérité de cette souffrance qu’il lui est loisible de s’ouvrir au cheminement du mystère de l’impermanence . Quatre vérités jalonnent alors sa route : la vérité de la souffrance, la vérité de l’origine de la souffrance, la vérité du but ou de la non-lutte, la vérité de la relation entre nous et l’ici-maintenant.

En s’ancrant dans la réalité et la vérité de sa souffrance, le malade fait son premier pas. La souffrance se produit parce que l’esprit tournoie, de telle façon qu’il semble n’y avoir ni commencement ni fin à son mouvement. Les processus mentaux de sa confusion et de sa folie se poursuivent continuellement : pensées du passé qui n’est plus, pensées du futur qui est barré, pensées du moment présent, qui n’ont plus de sens. De là vient l’irritation. Ces pensées sont suscitées par l’insatisfaction, le sentiment constamment répété que quelque chose manque. La permanence du combat et du souci est très irritante et douloureuse, et, à la longue, le seul fait d’être « moi » devient cause d’irritation.

La compréhension de la vérité de la souffrance est compréhension de la névrose de l’esprit. Nous sommes impulsés ici et là avec une énergie formidable ! Si nous avons du plaisir, nous craignons de le perdre. Nous nous efforçons d’accroître le plaisir, ou nous tâchons de le préserver. Si nous souffrons, nous tentons de nous soustraire à la douleur. Nous nous arrangeons pour modeler notre vie de façon à ne jamais avoir le temps d’en savourer le goût, car ce serait savourer la souffrance ! Notre souffrance est notre insatisfaction essentielle, notre première vérité, celle que découvre le malade lorsqu’il fait l’expérience de la maladie. Comprendre et affronter notre souffrance est le premier pas de l’Homme.

A la suite de cette prise de conscience aiguë de notre souffrance, une question se lève : quelle en est la raison ? Quelle en est la source ?

L’examen de nos pensées et de nos actions nous révèle que nous nous battons continuellement pour « vouloir » ceci ou cela, nous maintenir et nous mettre en valeur. Or c’est précisément ce combat perpétuel de notre « vouloir », qui est la racine de notre souffrance. Dès lors une question se lève : comment se développe en nous ce combat perpétuel ? Comment se développe et opère en nous l’ego ? Cette recherche est la seconde noble vérité de notre nature d’homme : l’incarnation de la maladie dévoile la vérité de la souffrance existentielle.

Un risque de malentendu doit toutefois être souligné à ce niveau de notre quête vers moins de souffrance. Certains pensent que, puisque l’ego est la racine de notre souffrance, la solution doit être de conquérir et de détruire l’ego. Ils se battent alors pour éliminer la lourdeur de l’ego. Mais ce combat est simplement une autre expression de l’ego, expression par laquelle on essaie de s’améliorer à force de lutte, jusqu’à ce qu’on réalise que l’ambition de s’améliorer est, elle-même, le problème. Mais ces éclairs de conscience nous parviennent seulement lorsque surviennent des pauses dans notre combat.

Ainsi, par éclairs successifs, entrecoupés des zones d’ombre silencieuses du travail de la percée de l’Être, nous commençons à réaliser que cette qualité merveilleuse de santé et de vie, après laquelle nous courions désespérément dans notre « folie », est là, tout simplement, au plus profond de nous-mêmes. En fait, cette qualité de santé et d’éveil a toujours été là, mais elle nous était comme occultée par notre propre tourbillon, et création de formes. Cette qualité se manifeste seulement en l’absence de combat. C’est la troisième noble vérité de la maladie : la vérité du but, la « santé », est non-lutte. Il suffit de laisser tomber notre effort de sécurisation. A travers l’expérience de sa maladie, le malade apprend que la solution du simple « lâcher-prise » se réalise, comme par éclairs, durant de courts instants. Il faut y être acculé, le dos contre le mur, sans échappatoire possible. Car c’est au cours de ces expériences de face à face avec l’inéluctable que notre ego s’use, comme une vieille chaussure, voyageant de la souffrance à la libération.

Par quelle pratique s’exercer au « laisser-être » ? Par quelle pratique vivre des instants d’éclairs de plus en plus fréquents, et de plus en plus durables ?

Cette pratique nous conduit à sortir de l’ego. Son point de départ est essentiellement fondé sur la situation du moment présent, ici et maintenant, et relève d’un travail sur cette situation : l’état d’esprit présent. C’est la quatrième noble vérité de la maladie : l’expérience de la maladie fonde sa vérité sur la relation entre nous et l’ici maintenant. Au moment précis où l’on abandonne tout espoir, la « solution » survient. C’est ainsi que les choses se passent dans la vie intérieure du malade, mais, sans doute aussi dans toute vie digne d’être humaine. Sur ce chemin, il s’agit d’user toutes les attentes. Au-delà de la pensée, se trouve une sorte d’intelligence, qui est notre nature fondamentale, notre fond, une intelligence intuitive primordiale, un sentiment de l’espace, une façon ouverte et créatrice d’aborder les situations. Le cheminement vers cette ouverture représente la quatrième noble vérité de la maladie : l’ouverture au mystère de l’impermanence.

C’est donc par degrés que se fait l’ouverture au mystère de notre impermanence. Ces divers degrés se perçoivent au travers d’éclairs de conscience, et d’éclairages successifs sur notre vie. Le cheminement à travers la maladie, nœud du mystère de notre impermanence, et reflet de la problématique de toute vie humaine, nous enseigne que la route est jalonnée de quatre grandes étapes : l’expérience de la vérité de la souffrance, l’expérience de notre processus de lutte contre cette vérité première, qui représente l’origine de notre souffrance, l’expérience du « lâcher-prise » ou de la non-lutte, la pratique de cette expérience du « lâcher-prise » comme d’une technique de marche nouvelle, sur un chemin nouveau au cœur de l’espace-ouverture retrouvé.

Au terme de cette étude, nous avons vu que l’expérience de la maladie peut situer l’homme au cœur de sa problématique humaine : l’impermanence de notre être.

Dans le face à face avec la maladie « incurable », le malade découvre l’archétype fondamental qui régit sa névrose existentielle : la solidité de notre être. Trois maîtres (la forme, la parole et l’esprit) l’ont séduit jusqu’à la mystification totale : l’archétype de solidité, sur lequel le malade avait construit sa maison, est le fondement de notre tromperie existentielle. La réalité de notre archétype est en fait notre mortalité : tout change, tout est impermanent. Une joie intense naît de ce nouveau regard sur les mêmes choses de la vie, de cette autre façon d’aborder nos projections.

Au fond de la prison de son espace-maladie, prenant appui sur ses cinq sens, et s’ancrant dans sa souffrance, peu à peu et par degrés successifs, le malade découvre que sa maladie est le lieu même de la transcendance de son ego. Au sein de cette expérience, il prend conscience de sa dimension proprement humaine : l’espace de la symbolique, comme support nécessaire de sa communication entre lui-même et l’ici-maintenant.

L’accession à cette nouvelle dimension de son être — la dimension symbolique — brise les murs de sa prison archétypale, et l’ouvre au mystère de l’impermanence. C’est dans ce passage d’un espace-prison (espace-maladie) à un espace-ouvert (espace-mystère) que réside l’enseignement des malades. La dynamique de ce passage trouve son fondement dans l’impermanence de notre être, et sa réalisation s’approche par le travail sur la situation du moment présent : ici et maintenant.

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Lucie HACPILLE est décédée le 25 avril 2019. Docteur en médecine et en philosophie, elle a été à l’origine de la création de la structure de soins palliatifs et de l’approche éthique de la fin de vie au CHU de ROUEN.

Elle a été également à l’initiative de leur enseignement à l’université. Elle a formé et accompagné de nombreux étudiants et bénévoles qui sont les acteurs des soins palliatifs régionaux d’aujourd’hui. Elle était par ailleurs administratrice à la SFAP et elle a créé en 1993 l’Association pour la Recherche en Soins Palliatifs et Accompagnement (ARSPA) qui deviendra plus tard « Dialogue Amical ».

Elle était chevalier de la légion d’honneur. Elle est notamment l’auteure de : – Soins palliatifs : les soignants et le soutien aux familles (Editions LAMARRE)