Robert Stern
La métaphysique est à la base de toute notre réflexion (Le retour de la métaphysique)

2022-09-18 Critiquer la métaphysique revient inévitablement à s’appuyer sur certaines affirmations métaphysiques, rendant ainsi la métaphysique imperméable. Selon le professeur Robert Stern, les idées métaphysiques sous-tendent toute notre pensée. Cet essai fait partie de la série The Return of Metaphysics, produite par la fondation Essentia en collaboration avec l’Institute of Art and Ideas (IAI). Il […]

2022-09-18

Critiquer la métaphysique revient inévitablement à s’appuyer sur certaines affirmations métaphysiques, rendant ainsi la métaphysique imperméable. Selon le professeur Robert Stern, les idées métaphysiques sous-tendent toute notre pensée. Cet essai fait partie de la série The Return of Metaphysics, produite par la fondation Essentia en collaboration avec l’Institute of Art and Ideas (IAI). Il a été publié pour la première fois par l’IAI le 9 septembre 2022.

En passant de l’époque glorieuse où elle était considérée comme la première philosophie, au rôle de simple servante de la science et, plus récemment, à son rejet comme un verbiage sans signification, la discipline de la métaphysique, autrefois fière, peut sembler en phase terminale de déclin. Alors que son objectif est de nous renseigner sur la nature fondamentale de la réalité, elle est aujourd’hui communément accusée de s’appuyer sur des conceptions du monde et des méthodes d’investigation qui ont été dépassées, et que si une certaine confiance en elle a pu être un jour justifiée, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Par exemple, nous ne pouvons plus partager la croyance en un univers ordonné par une divinité rationnelle et bienveillante qui pouvait autrefois sous-tendre le type de théorisation métaphysique rationaliste d’un Leibniz [Note de l’éditeur : le philosophe, scientifique et mathématicien allemand Gottfried Leibniz]. Il peut donc sembler inévitable que la métaphysique soit une partie de la philosophie à laquelle nous devons désormais renoncer.

Certains, bien sûr, choisissent de défendre la métaphysique en répondant qu’elle ne repose pas, en fait, sur de tels fondements théistes, et qu’elle peut être poursuivie de manière intelligible dans le cadre d’une vision plus contemporaine du monde. En effet, la métaphysique continue à avoir des partisans distingués. Mais, dans l’esprit du célèbre aphorisme d’Étienne Gilson selon lequel « la philosophie enterre toujours ses fossoyeurs », je veux considérer ici une option plus radicale : à savoir qu’il y a quelque chose d’autodestructeur ou d’incohérent dans la tentative même de se passer de la métaphysique, avec pour résultat qu’elle sera toujours capable de survivre à ceux qui tentent de s’en débarrasser. J’examinerai deux de ces arguments : le premier est que critiquer la métaphysique revient inévitablement à s’appuyer sur certaines affirmations métaphysiques et à s’adonner à diverses formes de théorisation métaphysique, rendant ainsi la métaphysique imperméable ; le second est que les idées métaphysiques sous-tendent toute notre pensée, rendant ainsi indispensable la réflexion métaphysique sur ces idées.

 Si vous vous opposez à la métaphysique, vous faites de la métaphysique.

Les critiques de la métaphysique adoptent généralement la perspective d’une autre discipline (généralement les sciences empiriques) pour affirmer que la vision du monde sur laquelle repose la métaphysique a été dépassée, rendant la métaphysique superflue. Une réponse est alors la suivante : quelle que soit cette discipline, soit elle prétend présenter une image du monde d’une portée suffisante pour constituer elle-même une métaphysique, soit elle ne le fait pas, auquel cas elle doit toujours laisser une place à la métaphysique, car sa propre vision du monde reste trop étroite pour l’exclure ou lui faire concurrence. Ainsi, il est affirmé que seule une conception scientifique qui implique elle-même d’autres engagements extrascientifiques, et donc métaphysiques, peut en fait remettre en question les affirmations des métaphysiciens. Par exemple, si quelqu’un affirme que la science réfute l’existence de Dieu, il va en fait au-delà de la science et s’aventure dans la métaphysique. De même, si l’on dit que la science est silencieuse sur la question, cela signifie qu’il reste un espace pour la théorisation métaphysique. L’idée, alors, est que la science ne peut pas renverser la métaphysique, parce qu’en essayant de le faire, la science finit par avancer des affirmations avec le type de portée et d’abstraction théorique qui signifie qu’elle devient en fait une forme de métaphysique elle-même.

Cette stratégie défensive a certainement ses charmes, et il se peut bien que certains critiques de la métaphysique soient allés au-delà de leur dossier et se soient engagés eux-mêmes dans diverses formes de théorisation métaphysique. Cependant, cette stratégie repose sur l’hypothèse que le défi lancé à la métaphysique doit prendre la forme d’une critique directe, qui impliquerait alors des engagements métaphysiques. Mais le défi peut aussi prendre une autre forme, qui n’implique pas de tels engagements : ce que l’on pourrait appeler la négligence bénigne. En d’autres termes, le critique de la métaphysique pourrait simplement éviter diverses formes de théorisation métaphysique et s’en tenir aux limites de sa propre discipline ; par exemple, en se demandant si certaines lois s’appliquent avec une nécessité empirique dans ce monde et dans d’autres comme lui, et non pas en se demandant si elles s’appliquent avec une nécessité métaphysique dans tous les mondes possibles ; ou en s’interrogeant sur les processus qui sous-tendent la vie humaine dans ce monde, et non pas en spéculant sur la façon dont la vie pourrait être possible dans le prochain. Bien sûr, dans un certain sens, cela laisse la métaphysique non réfutée ; mais, en tant que stratégie, cela pourrait revenir au même qu’une réfutation, en laissant la métaphysique se dessécher sur la vigne.

La réponse du métaphysicien pourrait alors être que les humains ne peuvent s’empêcher de s’intéresser à ces questions ; les ignorer n’est pas vraiment une option et donc la spéculation métaphysique ne disparaîtra jamais. Mais ici, la réponse du critique pourrait être que le problème avec ce genre d’enquêtes métaphysiques, même si nous les trouvons irrésistibles, est qu’elles ne semblent donner aucun résultat. La spéculation métaphysique n’est que cela, une simple spéculation, soutient le critique, et nous devrions donc nous tourner vers des poursuites intellectuelles plus productives et des formes d’enquête qui peuvent produire des résultats. Si certains d’entre nous ne peuvent s’empêcher de spéculer sur des questions métaphysiques, poursuit le critique, ce n’est pas une preuve en faveur de la métaphysique, mais plutôt une preuve contre la sagesse intellectuelle de ceux qui spéculent.

Ainsi, il semble que l’argument d’imperméabilité puisse être contourné par le critique de la métaphysique, au motif que la métaphysique est une indulgence facultative dont nous devrons peut-être apprendre à nous passer, étant donné son manque de progrès. Mais pouvons-nous vraiment nous en passer ? C’est là qu’intervient le deuxième argument que je veux examiner, à savoir l’argument du caractère indispensable. Je pense que cet argument se trouve dans les travaux du pragmatiste américain du XIXe siècle, C. S. Peirce, et avant lui dans la philosophie de l’idéaliste allemand G. W. F. Hegel.

Vous faites de la métaphysique, même si vous ne le remarquez pas.

Peirce et Hegel étaient tous deux pleinement conscients de l’argument critique contre la métaphysique. Pour Peirce, ce sont ses collègues pragmatistes, tels que William James, et pour Hegel, Emmanuel Kant, qui ont le mieux défendu cette thèse. Mais si les deux philosophes ont accepté la puissance de ces critiques, dans le sens que la métaphysique ne pouvait pas continuer comme avant, ils ont néanmoins conservé la conviction que la métaphysique ne peut pas être abandonnée, et que ceux qui pensent qu’elle le peut se trompent eux-mêmes et commettent une erreur potentiellement dangereuse. En effet, Hegel et Peirce considèrent que toute notre pensée, même la plus ordinaire et la plus banale, est traversée par diverses hypothèses métaphysiques, car toute notre pensée est fondée sur divers concepts métaphysiques qui déterminent notre façon de penser le monde : l’être, la cause, la substance, le tout, l’essence, etc. sont autant de catégories métaphysiques. Nous considérons ces catégories fondamentales comme allant de soi ; mais la conséquence de cette position non réfléchie peut être une profonde perplexité et des erreurs, non seulement en philosophie, mais aussi dans la vie ordinaire. Parce que nos catégories fondamentales peuvent s’avérer inadéquates de diverses manières, c’est la tâche vitale du métaphysicien que d’y réfléchir plus profondément, et peut-être de changer la manière dont nous concevons ces idées.

La métaphysique est donc indispensable à deux égards : premièrement, nous sommes des créatures intrinsèquement métaphysiques, en ce sens que nous avons tous un schéma fondamental de pensée sur le monde, notre ontologie (pour utiliser le jargon philosophique), notre conception de l’Être, de ce qui est, et nous ne pouvons pas nous en passer si nous interagissons de manière réfléchie avec le monde. Deuxièmement, nous devons nous engager dans une recherche métaphysique, car nous devons continuer à réfléchir à cette conception, faute de quoi nous ne pourrons pas éviter les façons dont nous nous égarons. Ainsi, étant donné que nous sommes des créatures métaphysiques, nous ne pouvons pas en bonne conscience renoncer à faire de la métaphysique. Peirce exprime ce point de vue très clairement :

« Trouvez un homme scientifique qui se propose de se passer de toute métaphysique — et non pas tous les hommes qui méprisent les raisonnements ordinaires des métaphysiciens — et vous en trouverez un dont les doctrines sont complètement viciées par la métaphysique grossière et non critiquée dont elles sont accompagnées. Nous devons philosopher, disait le grand naturaliste Aristote, ne serait-ce que pour éviter de philosopher. Chacun d’entre nous a une métaphysique, et doit en avoir une ; et elle influencera grandement sa vie. Il vaut donc mieux que cette métaphysique soit critiquée et qu’on ne la laisse pas se déchaîner. Un homme peut dire « Je me contenterai du bon sens ». Pour ma part, je suis avec lui sur ce point, dans l’ensemble. Je vais montrer pourquoi je ne pense pas qu’il puisse y avoir un profit direct à aller au-delà du bon sens, c’est-à-dire des idées et des croyances que la situation de l’homme lui impose absolument. Nous verrons plus tard ce qu’il faut entendre par là. Je conviens, par exemple, qu’il vaut mieux reconnaître que certaines choses sont rouges et d’autres bleues, en dépit de ce que disent les philosophes de l’optique, que c’est simplement que certaines choses résonnent à des ondes d’éther plus courtes et d’autres à des ondes plus longues. Mais la difficulté est de déterminer ce qui est vraiment et ce qui n’est pas la décision autoritaire du sens commun et ce qui est simplement un obiter dictum. En bref, on ne peut échapper à la nécessité d’un examen critique des « premiers principes ». [1]

L’affirmation centrale de Peirce est qu’il n’existe pas de position — que ce soit dans le « sens commun » ou dans la science empirique — qui soit exempte d’hypothèses et d’engagements métaphysiques de diverses natures, et bien que cela puisse être parfaitement inoffensif, cela peut également nous causer des problèmes si nous ne sommes pas prêts à examiner de manière critique ces hypothèses et engagements, et donc à nous engager dans la métaphysique. Ainsi, Peirce prévient : « Ceux qui négligent la philosophie ont des théories métaphysiques autant que les autres — seulement ils [ont] des théories grossières, fausses et verbeuses » [2].

De plus, bien que Peirce ne se réfère pas explicitement à lui dans ce contexte, on trouve un point de vue similaire chez Hegel. Comme le dit Hegel :

« Tout le monde possède et utilise la catégorie totalement abstraite de l’être. Le soleil est dans le ciel, ces raisins sont mûrs, et ainsi de suite à l’infini. Ou bien, dans une sphère d’éducation plus élevée, nous procédons à la relation de cause à effet, à la force et à sa manifestation, etc. Toutes nos connaissances et idées sont liées à une telle métaphysique et régies par elle ; c’est le filet qui maintient ensemble tout le matériel concret qui nous occupe dans notre action et nos efforts. Mais ce filet et ses nœuds sont enfouis dans notre conscience ordinaire sous de nombreuses couches de choses. Ces choses comprennent nos intérêts connus et les objets que nous avons à l’esprit, tandis que les fils universels du filet restent hors de vue et ne font pas explicitement l’objet de notre réflexion ». [3]

De ce fait, chaque pensée ou affirmation que nous faisons sur le monde, de la plus triviale (« le soleil est dans le ciel ») à la plus significative (« la société n’existe pas », « l’évolution rend la pensée téléologique superflue », « la structure du cerveau contrôle le comportement ») sont traversées par des hypothèses métaphysiques concernant la nature des individus, les causes, les fondements, les relations, etc. Et si nous n’y réfléchissons pas et ne faisons pas d’efforts pour mettre au point notre métaphysique, nous risquons de commettre le genre d’erreurs scientifiques, sociales et éthiques que Hegel recense longuement dans sa Phénoménologie de l’esprit, et ailleurs. Comme Peirce, Hegel dédaigne ainsi avec mépris les tentatives des empiristes contemporains de dire qu’ils n’ont pas besoin de se soucier de la métaphysique, puisqu’ils peuvent éviter toutes ces hypothèses : « Il est vrai que Newton a expressément averti la physique de se méfier de la métaphysique ; mais à son honneur, qu’il soit dit qu’il ne s’est pas du tout conduit conformément à cet avertissement. Seuls les animaux sont de vrais physiciens déprimés selon cette norme, puisqu’ils ne pensent pas ; alors que les humains, au contraire, sont des êtres pensants, et des métaphysiciens nés. » [4]

Un avantage clair de cet argument d’indispensabilité par rapport à l’argument d’imperméabilité précédent est qu’à ce titre, la métaphysique ne peut pas être simplement ignorée en faveur d’une autre approche, puisque la métaphysique est liée à toute discipline. De plus, cela rend la métaphysique moins vulnérable à l’inquiétude de ne pas faire de progrès. En effet, si nous comprenons que la métaphysique est toujours à l’arrière-plan de toute revendication, nous pouvons être optimistes quant au fait que penser différemment à certaines catégories clés a conduit à des visions du monde qui donnent un meilleur sens aux choses. Par exemple, comme l’affirme Hegel, la catégorie de personne a permis de traiter les êtres humains sur un pied d’égalité qui n’était pas possible auparavant, ou dans un cas plus récent, de nouvelles conceptions de la causalité ont été nécessaires pour donner un sens à la théorie quantique.

On pourrait néanmoins dire que cette entreprise n’est pas vraiment une métaphysique à proprement parler, puisqu’il s’agit simplement de la délimitation de notre propre schéma conceptuel humain, et non d’un grand combat avec l’Être en soi. P. F. Strawson a donné à cette entreprise plus modeste le nom de « métaphysique descriptive », car il s’agit d’une tentative de « décrire la structure actuelle de notre pensée sur le monde » [5], sans pour autant prétendre nous dire quoi que ce soit de fondamental sur le monde lui-même. De même, Kant caractérisait son projet comme remplaçant « le titre pompeux d’une Ontologie » par « le titre modeste d’une simple Analytique de l’entendement pur » [6]. Cette approche, cependant, néglige l’élément critique que Peirce et Hegel considèrent comme fondamental pour notre investigation de ces concepts, et qui la rend donc révisionnaire plutôt que descriptive. Car le but n’est pas simplement de décrire nos concepts métaphysiques, mais de voir quelles sont leurs lacunes et, par conséquent, de les améliorer. Si ce processus peut être mené à bien, quelle raison avons-nous, si ce n’est un scepticisme dogmatique et immotivé de penser que le schéma auquel nous aboutissons n’est pas vrai de la réalité elle-même ?

Les rumeurs sur la disparition de la métaphysique s’avèrent donc prématurées, et elle survivra toujours à ceux qui viennent l’enterrer [7].

Le professeur Robert Stern est arrivé à l’université de Sheffield, au Royaume-Uni, en 1989, après avoir été diplômé et chercheur au St. John’s College, à Cambridge. Il est professeur depuis 2000, et a été chef de département de 2004 à 2008. Il a été élu membre de la British Academy en 2019.

Texte original : https://www.essentiafoundation.org/metaphysics-underpins-all-of-our-thinking-the-return-of-metaphysics/reading/

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1 C. S. Peirce Collected Papers (Harvard University Press, 1931-58) 1.129.

2 Peirce, Collected Papers 7.579.

3 G. W. F. Hegel, Introduction to the Lectures on the History of Philosophy, trans T. M. Knox and A. V. Miller (Oxford University Press, 1987), pp. 27–8. (tr fr :  Leçons sur la philosophie de lhistoire)

4 Hegel, Encyclopedia Logic, §98 Addition

5 P. F. Strawson, Individuals (Methuen, 1959), p. 9.

6 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, A247/B303.

7 Je suis reconnaissant à Luca Barlassina, Fraser MacBride et Adrian Moore pour leurs commentaires très utiles sur les versions précédentes de cet article.