Claude Tresmontant
La mort

La majorité des philosophes régnants et leurs disciples estiment que la mort est égale au néant ou à l’annihilation de la personne. C’est du moins ce qu’ils enseignent, ce qu’ils proclament, ce qu’ils répètent. Cela leur paraît aller de soi. Cela leur paraît évident. Or il est évident qu’ils n’en savent rien et qu’ils disent […]

La majorité des philosophes régnants et leurs disciples estiment que la mort est égale au néant ou à l’annihilation de la personne. C’est du moins ce qu’ils enseignent, ce qu’ils proclament, ce qu’ils répètent. Cela leur paraît aller de soi. Cela leur paraît évident.

Or il est évident qu’ils n’en savent rien et qu’ils disent cela au hasard, parce que cela les arrange, parce que cela leur convient. Ils n’ont évidemment aucune raison objective à avancer pour étayer ou soutenir leur thèse.

Mais ils sont la majorité et tout le monde ou presque les écoute.

L’histoire des sciences montre que bien entendu l’argument de la majorité ne vaut rien. Dans l’histoire des sciences, lors des grandes crises, en cosmologie, physique, biologie, médecine, c’est une infime minorité plus ou moins persécutée selon les cas qui avait raison contre la majorité dominante. La majorité, c’est le grand nombre. Comme le dit la sainte Torah, Exode 23, 2 : Tu ne seras pas derrière le grand nombre, derrière la multitude, derrière la majorité, pour faire le mal. En philosophie comme en sciences, l’argument de la majorité ne vaut rien. Un seul peut avoir raison contre tous. Heureusement que la philosophie ne fonctionne pas comme la démocratie, — si toutefois la démocratie fonctionne, ce qui sera à examiner dans une chronique ultérieure.

Il n’est pas du tout évident que la mort soit égale au néant. C’est une pure supposition, un a priori, une pétition de principe, sans l’ombre d’un fondement objectif, scientifique et rationnel. Il faut reprendre la question depuis le début.

Et d’abord, qu’est-ce que la mort ? Du point de vue objectif, scientifique et expérimental nous nous plaçons, la mort, c’est la cessation de l’information. Un organisme vivant, tout organisme vivant, est un système biologique informé. Le principe informant, que l’on appelle le psychisme, si l’on veut parler grec, ou l’âme, si l’on veut parler latin, ou comme on voudra, le principe informant subsiste pendant un certain nombre d’années, selon les espèces. La matière intégrée dans l’organisme est constamment renouvelée. A la mort, le principe informant disparaît du champ de notre expérience présente. La matière qui était informée ne l’est plus. L’organisme vivant cesse d’être informé et donc il cesse d’être un organisme. Ce qui reste, c’est la matière qui avait été informée et qui ne l’est plus. On l’appelle le cadavre. Il ne faut pas confondre le cadavre avec le corps. Le corps est un système biologique informé. Le cadavre, c’est la matière du corps. Il ne faut donc pas parler du corps du cher défunt, mais de son cadavre. Tout corps est vivant et s’il n’est plus vivant, ce n’est plus un corps.

On peut donc parfaitement soutenir qu’à la mort, c’est le corps qui cesse d’être un corps, dès lors que le principe informant, que l’on appelle l’âme, le psychisme ou autrement, disparaît du champ de notre expérience présente et actuelle. Car tout corps est un corps vivant. Tout corps vivant est un corps informé. S’il n’y a plus de principe informant, il n’y a plus de corps. Il reste le cadavre, c’est-à-dire la matière qui avait été informée et qui ne l’est plus.

On a donc le droit de poser l’équation : le corps, c’est l’âme vivante qui informe une matière multiple pour constituer cet organisme vivant, sensible, visible, tangible.

Lorsque le principe informant disparaît du champ de notre expérience présente, à l’instant de la mort, personne ne peut dire, personne n’a le droit de dire que le principe informant est annihilé. C’est une pure pétition de principe. Mis en forme, le raisonnement présente la structure suivante : Tout ce qui sort du champ de mon expérience présente, actuelle, est annihilé. Il est évident pour tous que ce raisonnement est une pure pétition de principe, totalement arbitraire. C’est le présupposé de la majorité régnante, en philosophie. Et on voit donc par que la majorité régnante se trompe lourdement depuis le commencement de l’analyse.

Dans des chroniques antérieures nous avons maintes fois rappelé que la grande découverte du XXe siècle, c’est la découverte du fait que l’Univers est en réalité un système historique, génétique, évolutif. Nos grands-pères ne soupçonnaient pas cette merveilleuse découverte. Ils s’imaginaient, à la suite des anciens philosophes grecs, que l’Univers est un système éternel et fixe, sans commencement ni fin, sans évolution, sans devenir. Nous venons de découvrir tout le contraire. Nous allons voir dans notre prochaine chronique comment cette merveilleuse découverte permet de reprendre le problème de la mort, et de le traiter sur de nouvelles bases, comme d’ailleurs elle permet de traiter d’une manière nouvelle tous les problèmes philosophiques, y compris le problème du mal, qui se rattache au problème de la mort.

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Dans notre précédente chronique, nous avons annoncé que les grandes découvertes cosmologiques du XXe siècle allaient permettre de traiter d’une manière nouvelle le problème de la mort, comme d’ailleurs tous les problèmes philosophiques.

En effet ces grandes et belles découvertes cosmologiques nous enseignent que l’Univers tout entier est fait de lumière et d’information. La lumière est première dans l’histoire de l’Univers. Ce que nous appelons la matière, c’est de la lumière composée, et donc informée.

Nous avons appris au XXe siècle que toute l’histoire de l’Univers est l’histoire d’une composition progressive de ce que nous avons l’habitude d’appeler la matière, par étapes. Une première étape, c’est la composition de la matière physique, qui aboutit à une centaine d’espèces d’atomes. Une seconde étape, c’est la composition des molécules à partir des atomes puis des grosses molécules à partir des molécules plus petites, enfin des molécules géantes qui portent ou supportent les messages génétiques. Toute cette histoire de l’Univers que nous avons maintes fois racontée ici, aboutit à la formation du cerveau de l’Homme : cent milliards ou deux cents milliards de cellules nerveuses avec des milliers de connexions entre chacune d’entre elles. Le système le plus compliqué que nous connaissions à cette heure dans l’Univers. Avec le cerveau de l’Homme, apparaît dans notre système solaire, la conscience personnelle, la pensée, la réflexion, et donc la métaphysique.

Depuis les origines de l’Univers et si l’on examine la structure, la composition de l’Univers, on est frappé par le fait que tout est intelligent, tout est pensé dans cette structure, dans cette composition. Comme l’écrivait Albert Einstein au début de ce siècle : Ce qui est éternellement incompréhensible dans l’Univers, c’est que l’Univers soit intelligible.

Si l’Univers est intelligible pour notre pensée, c’est qu’il a été pensé, il est pensé, tandis qu’il est créé.

Lorsqu’on aborde le domaine de la biochimie et de la biologie fondamentale, l’évidence est encore plus éclatante. Car enfin il y a environ quatre milliards d’années, dans notre minuscule système solaire, deux alphabets, deux systèmes linguistiques ont été inventés, composés, constitués, avec leur lexique et le système de correspondance qui permet de passer de l’un à l’autre. L’un de ces systèmes linguistiques, constitué de quatre éléments, sert à écrire, depuis environ quatre milliards d’années, tous les messages génétiques de tous les êtres vivants, jusqu’à vous, jusqu’à moi, avec tous les détails. Si vous avez les yeux bleus et si vous avez des aptitudes pour la musique, cela était écrit dans votre message génétique, avec ce système linguistique constitué de quatre éléments qui fonctionnent trois par trois.  L’autre système linguistique, inventé et constitué lui aussi il y a environ quatre milliards d’années, est un système à vingt éléments : les vingt types d’acides aminés avec lesquels sont écrites toutes les protéines de tous les êtres vivants depuis bientôt quatre milliards d’années jusqu’aujourd’hui.

Après cela, nous assistons au cours de l’histoire naturelle des espèces à l’invention, à la composition de messages génétiques de plus en plus riches en information, et qui commandent à la composition de systèmes biologiques nouveaux, de plus en plus complexes.

Au terme actuel de cette histoire, apparaît l’Homme avec son cerveau capable de pensée. Le cerveau de l’Homme lui aussi est constitué ou composé par les instructions contenues dans un message génétique, le message génétique qui résulte de la combinaison de deux messages génétiques.

On a beau faire, on a beau tourner et retourner la question, on ne peut échapper à l’évidence éclatante et certaine : tout a été pensé dans l’Univers. L’histoire de l’Univers est comparable à une pensée qui se développe et qui tend vers un achèvement. Tout a été intelligemment conçu dans l’histoire de l’Univers et de la Nature. L’histoire de l’Univers n’est pas une histoire terminée, achevée. Il est donc très peu vraisemblable que cette histoire de l’Univers et de la Nature, qui aujourd’hui trouve son sommet actuel avec l’Homme pensant, se termine par la plongée dans le néant de cet être, l’Homme, qui vient d’apparaître dans l’histoire de l’Univers et de la Nature. Plus on étudie l’histoire de l’Univers et de la Nature, et plus l’hypothèse du néant ou de l’annihilation pour l’Homme qui vient d’apparaître, est invraisemblable. L’histoire de l’Univers et de la Nature est une histoire objectivement orientée et finalisée. Il est très peu vraisemblable que la fin, le but de tout ce travail cosmologique, physique, biologique, ce soit pour l’être pensant qui vient d’apparaître, le néant, le non-être.

Les philosophes régnants le prétendent mais ils n’en savent rien. Ils disent que l’Univers est en trop, qu’il est absurde et que l’Homme est une passion inutile. Ils font des mots, des mots d’enfant triste, mais ils n’ont jamais étudié l’histoire de l’Univers et de la Nature. Ils ont le plus grand mépris pour les sciences expérimentales de l’Univers et de la Nature. Ils n’ont aucune formation scientifique. Ils disent n’importe quoi. N’importe quoi peut se dire. Mais n’importe quoi ne peut pas se penser, si l’on tient compte du donné objectif, à savoir l’Univers et la Nature. Le malheur de la philosophie moderne, depuis plusieurs générations, c’est qu’elle a perdu le sens du Réel objectif, à savoir l’Univers et la Nature.

Dans notre prochaine chronique nous verrons que la question de la mort se complique avec le monothéisme hébreu, judéen, et chrétien, bien loin de se simplifier, comme se l’imaginent les bonnes gens.

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A la fin de notre dernière chronique, nous l’avons annoncé : la question de la mort se complique avec l’apparition du monothéisme hébreu, avec le judaïsme et avec le christianisme, bien loin de se simplifier comme on se l’imagine parfois.

Vers le VIIe siècle avant notre ère, un thème apparaît dans l’histoire de la pensée humaine, aussi bien en Inde qu’en Grèce et ailleurs. L’âme est d’essence divine. Elle est divine par nature. Elle préexistait. Elle est tombée dans un corps mauvais dans lequel elle est enlisée, exilée, aliénée. Le salut pour l’âme consiste à se libérer des liens de ce corps mauvais qui est pour elle comme une prison. Si l’âme parvient à se libérer des liens du corps, elle peut retourner à sa condition originelle qui est divine. Si elle ne parvient pas à se libérer des liens du corps, elle est condamnée à passer dans un autre corps, jusqu’à ce qu’elle ait terminé sa purification.

Dans ce système, que l’on retrouve dans l’Inde ancienne, chez Empédocle, chez Platon, chez les platoniciens et les néo-platoniciens, chez les gnostiques, l’âme est immortelle de plein droit, puisqu’elle est divine par essence ou par nature. Elle n’est pas créée, puisqu’elle est une partie ou une parcelle de la Substance divine. Il suffit de libérer l’âme de son contact avec la matière mauvaise pour lui permettre de retrouver sa condition originelle qui est divine. L’existence présente est une histoire de chute. La condition humaine présente, corporelle, résulte d’une chute, d’une catastrophe. C’est ce que le philosophe allemand Martin Heidegger appelle la Geworfenheit, le fait d’être jeté dans le monde.

Bien entendu, l’Homme n’a pas plus été jeté dans le monde, que la pomme n’a été jetée dans le pommier. Mais nos philosophes régnants, littéraires, aiment à se nourrir de mythes archaïques.

Le monothéisme hébreu apparaît à notre connaissance autour du XXsiècle avant notre ère, avec Abram ou Abraham. La vision du monde hébraïque est foncièrement différente de la vision du monde de l’Inde ancienne ou de la Grèce. Selon la tradition hébraïque, l’âme humaine n’est pas divine par nature ou par essence puisqu’elle est créée. L’âme humaine ne préexiste pas à sa venue ou à sa descente dans le corps. Il n’y a pas, dans la pensée hébraïque biblique, de préexistence des âmes. Ce thème apparaîtra au Moyen Age dans la Kabbale, sous l’influence des systèmes néo- platoniciens et gnostiques.  Selon la pensée hébraïque biblique, l’existence corporelle n’est pas un mal mais au contraire un bien. L’Homme est créé corporel. La mort n’est pas du tout considérée comme une catastrophe par la tradition hébraïque, puisque la mort n’est pas identifiée d’une manière arbitraire au néant.

Avec le christianisme, quelque chose de nouveau apparaît. Si on lit attentivement les textes qui nous rapportent l’enseignement du rabbi judéen et galiléen Ieschoua, on découvre que cet enseignement porte essentiellement et principalement pour ne pas dire exclusivement sur les conditions ontologiques qui sont requises pour que Dieu réalise un certain dessein qui est le sien concernant l’Homme. C’est-à-dire que l’Homme est un être foncièrement inachevé, qui est tenu d’effectuer une transformation, une métamorphose, qui est appelée aussi une nouvelle naissance ou une nouvelle création. Tout l’enseignement du Rabbi galiléen et judéen se présente sous la forme : si vous ne réalisez pas telle et telle condition, par exemple la nouvelle naissance, alors vous ne pouvez pas entrer dans le royaume ou le règne de Dieu, c’est-à-dire la vie de Dieu, qui est la vie tout court.

Il existe donc des conditions ontologiques objectives à la réalisation du dessein de Dieu sur l’Homme. L’Homme ne peut entrer dans la vie de Dieu que s’il réalise certaines conditions, à savoir la création de l’Homme nouveau en lui, création à laquelle il est tenu de coopérer activement et intelligemment.

On voit que le problème est tout différent, dans la perspective chrétienne, de ce qu’il est dans la perspective platonicienne ou néoplatonicienne. Dans la grande tradition platonicienne, il suffit à l’âme d’essence ou de nature divine de se libérer des liens de la matière et des corps pour accéder à la purification et retourner à son origine divine. L’immortalité est de droit.  Dans la perspective chrétienne l’existence corporelle ne résulte pas d’une chute. Mais l’Homme présent, l’Homme actuel est un être foncièrement inachevé, qui est appelé à une transformation, une métamorphose, qui est une nouvelle création, la création de l’Homme nouveau, qui seul peut prendre part à la vie éternelle de Dieu. Il existe des conditions ontologiques à la réalisation du dessein de Dieu. Ce sont ces conditions qui sont enseignées par les quatre Évangiles.

En sorte que, dans la perspective chrétienne, la mort empirique, celle que constate le médecin légiste, n’est pas une tragédie, puisque selon le christianisme, comme selon le judaïsme, la mort empirique n’est pas égale au néant. Par contre, il existe selon le christianisme une seconde mort, une mort qui provient de ce que les conditions ontologiques de la réalisation du dessein de Dieu sur l’Homme ne sont pas effectuées. Jean dans l’Apocalypse parle de cette seconde mort, qui est la seule véritable tragédie, du point de vue chrétien. Nous avons traduit et annoté l’Apocalypse, en allant du grec à l’hébreu sous-jacent (éd. O.E.I.L.).

Comme on le voit, la question de la mort, dans la perspective chrétienne, est beaucoup plus compliquée que dans la perspective platonicienne ou spirite.

Ce qui est foncièrement nouveau, dans la perspective chrétienne, c’est l’idée de l’Homme actuel, celui que nos paléontologistes appellent Homo sapiens sapiens, est en réalité un préhominien, ou un paléo anthropien, pour parler comme saint Paul. Nous naissons dans la condition du paléo anthropien. Et nous avons à effectuer une transformation, une métamorphose, une nouvelle naissance, qui est une nouvelle création, pour devenir l’Homme véritable, conforme au dessein créateur éternel de Dieu unique. Comme on le voit, c’est beaucoup plus qu’un problème de morale. C’est un problème de Création. La création de l’Homme véritable n’est pas achevée. Elle est en cours. Mon Père est à l’œuvre jusqu’à maintenant et moi aussi je suis à l’œuvre, Jean 5, 17.

Extrait de La Voix du Nord, 28, 30 octobre et 1er novembre 1988.