Bert Olivier
La Philosophie du Provisoire

Tout ce que nous faisons en tant qu’êtres humains est provisoire. À cause du pouvoir érosif du temps, tout est révisable. Ce n’est pas par hasard que le mot décision fait partie de notre langage. Ce terme dérive du latin signifiant « couper » ; autrement dit, lorsque nous décidons quelque chose, nous faisons une sorte de « coupe » […]

Tout ce que nous faisons en tant qu’êtres humains est provisoire. À cause du pouvoir érosif du temps, tout est révisable. Ce n’est pas par hasard que le mot décision fait partie de notre langage. Ce terme dérive du latin signifiant « couper » ; autrement dit, lorsque nous décidons quelque chose, nous faisons une sorte de « coupe » volitionnelle dans la séquence des événements, ou dans le raisonnement concernant ces événements, qui précèdent la décision — un rappel concret que les êtres humains ne sont pas dotés d’un dispositif algorithmique leur permettant de savoir avec une certitude absolue quelle action entreprendre. Chaque décision représente donc une reconnaissance du fait que nous devons agir avec une connaissance incomplète, provisoire, et, par implication, que des informations ou une compréhension supplémentaires pourraient mener à une autre décision.

Les philosophes savent cela depuis des siècles, même si leurs philosophies donnent parfois l’impression contraire. Nietzsche — lui-même un penseur du provisoire, comme en témoigne son exhortation à surmonter l’« esprit de vengeance » contre le passage irréversible du temps — a fait une injustice à Socrate en utilisant son nom comme raccourci pour désigner le rationalisme excessif de la culture occidentale. Au lieu de « socratisme », il aurait dû employer le terme « platonisme », à condition qu’il fasse référence à la réception de l’œuvre de Platon, et non à l’œuvre « elle-même » du maître grec — même si, inévitablement, cette dernière n’est accessible qu’après des siècles de traductions.

Après tout, quiconque a lu attentivement les textes de Platon — même en traduction — et non uniquement à travers les yeux de ses innombrables commentateurs, reconnaît rapidement la distance qui sépare ce qu’on peut appeler les deux « visages » de Platon. Il y a le Platon métaphysicien, idéaliste, et il y a le Platon « poétiquement réfléchi » dont les écrits (peut-être de façon inattendue) révèlent ce qu’on pourrait appeler une conscience nuancée de l’indéracinable caractère provisoire, même des distinctions apparemment les plus rigoureuses. Il est difficile de dire lequel des deux a engendré une série sans fin de « notes de bas de page » parmi les philosophes occidentaux depuis son époque, selon Alfred N. Whitehead, qui a noté que les écrits de Platon contiennent une « richesse d’idées générales disséminées » constituant une « mine inépuisable de suggestions », mais je pencherais pour le second.

Dans le Phèdre, Platon montre qu’il savait, par exemple, qu’un « pharmakon » est à la fois poison et remède, que le langage est simultanément un instrument rhétorique de persuasion et l’arène où se jouent les luttes pour la vérité ; à la fois le sol où germent les pouvoirs poétiques et une armure métaphysique pour protéger les corps mortels. Selon lui, les poètes et la musique dithyrambique n’ont pas leur place dans la république idéale, mais paradoxalement, le poète en Platon est mobilisé pour incarner linguistiquement, de manière sensoriellement évocatrice, l’infériorité épistémique des sens, comme le montre le mythe de la caverne dans La République, accompagné de sa revendication simultanée selon laquelle la vérité représentée par le soleil brillant hors de la caverne transcende les limites perspectivistes des sens.

Ces paradoxes ne reflètent-ils pas la conscience, chez Platon, du caractère provisoire de sa forteresse métaphysique contre l’incertitude et la finitude humaines, incarnée dans les Formes archétypales supratemporelles, dans lesquelles toutes choses existantes participent, quoiqu’imparfaitement ?

La plus claire indication que Platon connaissait le caractère indéracinablement provisoire de la vie humaine réside dans sa représentation de son maître, Socrate, qui n’a rien écrit lui-même, en tant que philosophe archétypal du provisoire — représentation capturée sans ambiguïté dans la célèbre docta ignorantia (ignorance savante) de Socrate : la seule chose que les humains savent avec certitude est « combien ils savent peu ». Malgré ces signes dans l’œuvre de Platon, démontrant qu’il était bien conscient des limites de la connaissance humaine (encore démontrées dans sa notion de la causalité paradoxale et errante de la Khôra dans son Timée, qui est et n’est pas simultanément dans l’espace), ce que la tradition philosophique a cherché à souligner, c’est la tentative acharnée de Platon, à travers sa doctrine métaphysique des Formes archétypales, d’offrir une protection suprasensible contre l’érosion inévitable du savoir humain par le temps — car c’est ce précisément ce que souligne en fin de compte une conscience du provisoire.

Ces réflexions — qui pourraient être considérablement prolongées — ridiculisent l’idée qu’il existe une méthodologie de recherche infaillible (avec ses méthodes associées) garantissant la validité intemporelle de la connaissance humaine, au lieu de reconnaître que, malgré nos efforts les plus sincères pour sécuriser une connaissance précise et inattaquable, elle est néanmoins toujours déjà infectée par le germe érosif du temps. C’est l’insight sobre acquis dans l’un des essais poststructuralistes les plus exemplaires de Jacques Derrida, dans L’écriture et la différence, à savoir « Structure, signe et jeu dans le discours des sciences humaines », où (suivant Claude Lévi-Strauss) il distingue l’image du « bricoleur » (réparateur, homme à tout faire, touche-à-tout) de celle de l’« ingénieur ».

Le premier se sert de tout outil ou matériau à sa disposition pour construire ou « réparer » des choses afin de les remettre en état de marche, tandis que l’ingénieur insiste sur l’utilisation d’instruments et de matériaux de travail infaillibles pour garantir l’exactitude des mesures et le fonctionnement durable des produits de sa conception et de son travail. Inutile de souligner que ces deux types fonctionnent comme des métaphores pour des approches distinctes du monde qui nous entoure — certaines personnes pensent comme des « ingénieurs » ; d’autres comme des « bricoleurs ».

Contrairement à la lecture standard de cet essai de Derrida (où cette distinction n’est qu’une des étapes de son argument complexe), qui attribue à tort à Derrida une sorte de privilège postmoderniste accordé au bricoleur par rapport à l’ingénieur, il affirme explicitement que les humains ne sont pas en position de choisir entre ces deux figures paradigmatiques de la connaissance — nous sommes inévitablement contraints de choisir les deux. Qu’est-ce que cela signifie ? Simplement que, bien que nous ayons le devoir épistémique d’imiter l’ingénieur, nous devons aussi affronter l’idée dégrisante que, malgré nos meilleurs efforts pour construire une connaissance inattaquable, nos systèmes de connaissance — même dans leur forme la plus « éprouvée et testée », à savoir les sciences — ne peuvent échapper aux effets destructeurs du temps ou de l’histoire.

Cela est abondamment démontré, notamment en ce qui concerne l’histoire de la physique, dans La Structure des révolutions scientifiques (1962) de Thomas Kuhn, bien que la thèse de Kuhn, articulée dans ce livre, ait de nombreux détracteurs rationalistes, qui ne supportent pas l’idée que la science soit tout aussi soumise aux contraintes temporelles que toute autre forme de connaissance humaine.

Ces champions de l’absolutisme épistémique n’ont qu’à se rappeler l’admission exemplairement socratique de la cheffe d’une des deux équipes du Grand collisionneur de hadrons du CERN, qui ont travaillé à confirmer l’« existence » du « boson de Higgs » (ou la soi-disant « particule de Dieu ») — une physicienne italienne nommée Fabiola Gianotti — selon laquelle la confirmation de son existence « probable », loin de représenter le summum d’une connaissance « complète » en physique, signifie simplement que le travail de compréhension de l’univers physique ne fait que commencer. Socrate une nouvelle fois, et cette fois-ci par un scientifique de la nature.

Comment est-ce possible ? Ce à quoi elle faisait référence, c’est le fait que les physiciens sont désormais confrontés à la perspective vertigineuse d’explorer la nature de l’énergie noire et de la matière noire, qui, selon eux, constituent la majeure partie de l’univers physique, et dont la physique sait à peine quelque chose, si ce n’est son ampleur en pourcentage. Et qui sait combien de révisions seront apportées au « modèle standard » de la physique au fil de l’analyse de la structure, de la nature et du fonctionnement de ces deux entités « noires » — si l’on peut les appeler « entités » tout court ? Une autre confirmation du caractère provisoire de la connaissance humaine.

Cela, incidemment, est également lié à l’affirmation notoire (mais compréhensible) de Jacques Lacan selon laquelle la structure de la connaissance humaine est « paranoïaque », ce qui signifie apparemment que nous nous berçons d’illusions en croyant que les systèmes de connaissance humaine sont bien plus durablement inattaquables qu’ils ne le sont réellement — une affirmation lacanienne qui fait écho aux intuitions du remarquable romancier anglais John Fowles dans son roman Le Mage.

En revenant à la sagesse souvent ignorée de Platon concernant le provisoire, il n’est pas difficile d’établir un lien entre lui et Lacan, qui était un lecteur très attentif de Platon, notamment de son Banquet — peut-être le plus important de ses dialogues sur l’amour. Tout comme Platon montre avec une admirable perspicacité que ce qui fait de quelqu’un un amoureux — et indirectement aussi un philosophe — est le fait que l’être aimé, dans la mesure où il ou elle reste un aimé, au lieu d’un possédé, doit toujours être « juste hors de portée » de l’amoureux. Nous sommes des amoureux, ou des philosophes, dans la mesure où nous « désirons » notre bien-aimé, ou dans le cas du philosophe (et il en va de même pour le scientifique), la connaissance, que nous ne pourrions jamais totalement « possédés ».

Ce que cela suggère, bien sûr, c’est que l’amoureux ou le philosophe n’atteint jamais vraiment l’accomplissement de son désir — si vous « atteigniez » l’être aimé désiré, ou la connaissance, votre désir s’évanouirait, car il n’y aurait plus de raison pour lui. Le désir est une fonction de l’absence ou du manque. Cela a beaucoup de sens — provisoirement, du moins.

Si les êtres humains étaient enfin capables — ce qu’ils ne sont pas, dans l’ensemble — d’accepter et d’embrasser leur propre finitude et leur temporalité, ils réaliseraient que toutes choses humaines dans le domaine de la culture et des arts, de la science, et même de la philosophie, sont provisoires, au sens strict d’être sujettes à révision, « correction », modification ou amplification. Beaucoup des difficultés rencontrées aujourd’hui par les gens dans le monde proviennent de leur tentative vaine et démesurée d’être des « ingénieurs » dans le sens de perfectionner la connaissance par la science et la technologie, en ignorant le conseil de Derrida selon lequel nous sommes également, en fin de compte, de simples bricoleurs, ou touche-à-tout.

Rarement dans l’histoire de l’humanité, la futilité de croire qu’il est possible de surmonter les limites inéluctables des entreprises humaines a-t-elle été plus amplement démontrée que ces cinq dernières années. Ce que la cabale internationale des néo-fascistes du Forum économique mondial (une appellation erronée s’il en est) considérait comme une conclusion acquise, à savoir « conditionner » les gens à accepter le régime protototalitaire qu’ils ont essayé d’imposer par des confinements Covid, la distanciation sociale, le port du masque, et finalement en rendant obligatoires, autant que possible, les pseudovaccins mortels contre le Covid, s’est avéré, rétrospectivement, n’être que provisoire.

Ce n’est cependant pas une raison pour nous complaire, comme la plupart des membres de la tribu éveillée le savent. Leur croyance implicite en leurs quasi-pouvoirs divins garantit qu’ils essaieront à nouveau.

[Ce billet est librement basé sur mon essai publié en 1998 dans le Afrikaanse Tydskrif vir Wysbegeerte en Kultuurkritiek, Fragmente, intitulé « Filosofie van Voorlopigheid ».]

Bert Olivier travaille au Département de philosophie de l’Université de l’État-Libre. Il fait des recherches en psychanalyse, poststructuralisme, philosophie écologique et philosophie de la technologie, littérature, cinéma, architecture et esthétique. Son projet actuel est intitulé « Comprendre le sujet en relation avec l’hégémonie du néolibéralisme ».

Texte original : https://brownstone.org/articles/the-philosophy-of-provisionality/