Robert Linssen
La pratique Spirituelle

Les enseignements spirituels les plus dépouillés, tels ceux de Krishnamurti, du bouddhisme Ch’an ou du zen, nous demandent d’accorder une grande attention au cours de toutes les circonstances de la vie quotidienne. Il ne s’agit donc pas de fuites ou d’évasions mais d’affrontements lucides et vigilants. Ainsi que l’exprime le savant japonais D.T. Suzuki : « Le zen est notre état ordinaire d’esprit, c’est-à-dire qu’il n’y a rien dans le zen qui soit surnaturel ou inusité ou hautement spéculatif qui dépasserait notre vie quotidienne. Le facteur déterminant de notre éveil intérieur dépend de notre attitude mentale d’approche des circonstances. »

(Extrait de l’Univers de la Parapsychologie et de l’Ésotérisme dirigé par Jean-Louis Victor, Tome 6, éditions Martinsart, 1976)

Spiritualité et vie pratique

Les enseignements spirituels les plus dépouillés, tels ceux de Krishnamurti, du bouddhisme Ch’an ou du zen, nous demandent d’accorder une grande attention au cours de toutes les circonstances de la vie quotidienne. Il ne s’agit donc pas de fuites ou d’évasions mais d’affrontements lucides et vigilants. Ainsi que l’exprime le savant japonais D.T. Suzuki : « Le zen est notre état ordinaire d’esprit, c’est-à-dire qu’il n’y a rien dans le zen qui soit surnaturel ou inusité ou hautement spéculatif qui dépasserait notre vie quotidienne. Le facteur déterminant de notre éveil intérieur dépend de notre attitude mentale d’approche des circonstances. »

La qualité ou le genre d’événements qui se produisent au cours de ces circonstances est secondaire. Chaque minute ordinaire de la vie quotidienne peut être vécue intérieurement de façon extraordinaire mais sans ostentation aucune.

D.T. Suzuki écrit à ce propos : « Les mystiques sont donc des hommes parfaitement pratiques et sont loin d’être des visionnaires dont les âmes sont absorbées par des choses non terrestre ou de l’autre monde à tel point qu’ils ne sont plus intéressés à leur vie quotidienne. On doit réviser cette croyance commune que les mystiques sont des rêveurs ou des bâilleurs aux étoiles, car elle n’a aucun fondement dans la réalité… Si le mysticisme est vrai, sa vérité doit être pratique et doit pouvoir se vérifier dans chacun de nos actes. »

Krishnamurti considère que l’homme libéré et pleinement éveillé est le plus pratique qui puisse exister parce qu’il discerne la réalité profonde des choses et des êtres. L’éveil spirituel nous rend capables de voir directement en toutes circonstances ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas, ce qui est faux et ce qui est vrai, ce qui est inopportun et ce qui est adéquat. Il nous permet de mesurer l’importance des valeurs et des choses inessentielles auxquelles nous nous étions attachés. L’éveil intérieur déclenche inévitablement une simplification considérable de nos besoins tant psychologiques que matériels. Il nous révèle l’ampleur de notre dépendance à l’égard d’une foule de facteurs dont nous n’étions pas conscients.

Les êtres humains privés de l’épanouissement de leurs possibilités spirituelles cherchent de mille façons différentes des compensations à leur vide intérieur Ils refusent inconsciemment d’être seuls avec eux-mêmes. Ils évitent constamment de se voir tels qui sont. La peur d’être face à face avec leur pauvreté intérieure conduit les êtres humains dans la recherche d’évasions multiples offertes en abondance par la civilisation moderne. Ces évasions sont d’ailleurs suggérées, encouragées et exploitées très habilement par la publicité.

Telles sont les causes principales de l’énorme complexité des besoins dans lesquels se trouve l’immense majorité du monde actuel. Celui-ci vit inconsciemment sous le signe d’une angoisse fondamentale résultant d’une condition d’exil. L’homme moderne ne peut rester sur place. Il a perdu le sens de l’équilibre, de la quiétude, de l’harmonie intérieure et de la sérénité. Est-il encore nécessaire de rappeler les innombrables évasions si familières à tous? Les voyages incessants, la recherche exagérée du confort, la présence continuelle aux spectacles, le fonctionnement presque constant de la radio, de la télévision, l’hypersexualité, la drogue, l’alcool, le tabac, en bref, ce que tout homme dit équilibré connaît si bien. Est-ce à dire que l’éveillé spirituel vit une vie antinaturelle, antisociale, isolé dans une sorte de tour d’ivoire et ne participant à aucune activité sociale ou culturelle? Bien au contraire. Mais ses actes sont libres de la dépendance et l’expression d’un juste milieu.

L’abus des évasions entraîne pour l’immense majorité du monde des dépenses considérables qui font appel à des activités lucratives d’autant plus importantes. Ainsi se met en mouvement un processus de causes à effets, aboutissant au surmenage, à l’épuisement nerveux, aux dépressions, aux cures de sommeil à la mode, aux infarctus de plus en plus nombreux.

En fait, comme le disent les maîtres de l’éveil, l’homme moderne luttant pour  sauvegarder ce qu’il croit être sa sécurité et son bonheur aboutit à une situation d’insécurité et de malheur, esclave inconscient de servitudes innombrables.

Pour la plupart des êtres civilisés, le silence et la solitude sont synonymes de mort ou d’ennui. Le sens des valeurs a subi une telle dégradation qu’il se trouve des philosophes et des psychologues universitaires définissant le critère de l’homme civilisé en fonction de la complexité de ses besoins, en plaçant une telle situation, non dans une échelle de valeurs inférieures ou décadentes, mais au contraire dans un climat de supériorité. Il va de soi, qu’aux yeux des éveillés, un tel homme est un malheureux déraciné psychologique et spirituel, victime prédestinée de toutes les angoisses, de toutes les névroses. Telles sont les raisons pour lesquelles, dans la mesure où la civilisation technicienne et hyper-intellectuelle tend à éloigner l’être humain des normes d’harmonie et d’équilibre inhérentes à la nature profonde des choses, les cliniques neurologiques et neuropsychiatriques du monde entier voient leur clientèle s’accroître de façon considérable. Tels sont les faits évidents résultant de causes spirituelles infiniment plus profondes que celles que tentent d’étudier les spécialistes d’économie, de sociologie et que de nombreux psychologues ne veulent pas encore admettre.

Mythe de l’incompatibilité de l’éveil spirituel et de la vie active

Y aurait-il une incompatibilité quelconque entre l’éveil intérieur, tel qu’il a été présenté à diverses occasions et la vie quotidienne ? Quelques précisions s’imposent dans ce domaine afin d’éviter des malentendus assez fréquents. Ceux-ci sont naturels étant donné le caractère assez nouveau ou inhabituel des valeurs spirituelles qui ont été évoquées.

Beaucoup de personnes imaginent volontiers que la parfaite connaissance de soi et les qualités d’attention requises pour l’éveil intérieur nécessitent un abandon du monde extérieur, l’isolement loin du vacarme des villes tentaculaires. Une telle attitude est radicalement opposée à l’attitude adéquate. L’éveil intérieur n’aboutit jamais à une attitude d’isolement ou d’exclusion. Il se manifeste au contraire par une attitude d’accueil, d’ouverture, de générosité, de communion et d’amour se matérialisant en acte.

Dans ses commentaires sur l’Isha Upanishad — l’un des plus beaux textes classiques de l’Inde antique — le penseur indien Sri Aurobindo déclarait que « l’homme était dans un corps, pour se réaliser par l’action. Il doit installer les richesses de l’esprit dans la matière et par la matière ».

L’éveil intérieur implique une qualité de vigilance dans l’attention et l’épanouissement d’une forme supérieure de sensibilité naturelle. Ce climat psychologique d’une grande richesse permet à l’être humain de répondre adéquatement aux circonstances quelles qu’elles soient. Ceci résulte de la devise des maîtres Ch’an reprise par le zen :

« Être présent au présent. » L’éveillé est au monde dans le sens où le suggérait Rimbaud. Il est au monde parce qu’il a le pouvoir de se soustraire à la magie déformante de ses propres opérations mentales, de ses soucis égoïstes, de ses préjugés. Il peut écouter et communier avec l’autre. Étant absent à lui-même il peut être présent au présent. Il réalise par conséquent, sans l’avoir recherché de propos délibéré, un développement considérable de sa capacité relationnelle. Celle-ci sera infiniment plus adéquate, autant avec les choses qu’avec les êtres. Etant plus adéquate, elle évitera les conséquences inévitablement conflictuelles de toute réponse inadéquate à des circonstances.

Les êtres humains privés de leur épanouissement spirituel sont fortement handicapés par le fonctionnement défectueux de la pensée créant des schémas cérébraux imaginatifs totalement inadéquats aux exigences des circonstances toujours neuves de la vie quotidienne. Ces schémas cérébraux sont en effet conditionnés par le réseau complexe de mémoires et des réactions subjectives de chaque individu. Ils résultent de processus habituels, automatiques, mécaniques, répétitifs. L’être humain adoptera un comportement conditionné par ses préférences, par ses répulsions, par ses peurs, par ses attachements conscients et surtout inconscients. Il sera, par conséquent, dans l’impossibilité de donner la réponse objective, adéquate aux circonstances toujours neuves de la vie, étant incapable d’être neuf dans l’instant neuf.

Il n’y a, non seulement aucune incompatibilité entre l’éveil intérieur et la vie pratique, concrète, quotidienne, mais cet éveil rend l’être humain incomparablement plus efficient que ceux qui se prétendent réalistes et pratiques. Le sens des valeurs spirituelles présidant à l’action et l’aspect pratique de l’éveil ont été définis par certains textes classiques des anciens maîtres indiens. Il est dit dans la Bhagavad-Gîta : « Ce n’est pas l’action qui enchaîne l’homme, c’est le désir du fruit de l’acte. »

Les versets admirables du Yoga Vashishta déclarent :

1° « Stable en l’état de plénitude qui brille quand tu as renoncé aux désirs, et paisible en l’état de qui, vivant, est libre, agis en te jouant dans le monde, ô Râghava !

2° Intérieurement libre de tout désir, sans passion ni attachement, mais extérieurement actif en toutes directions, agis en te jouant dans le monde, ô Râghava !

3° De noble conduite et plein de bienveillante tendresse, te conformant à l’extérieur aux conventions, mais à l’intérieur libéré d’elles, agis en te jouant dans le monde, ô Râghava !

4° Percevant l’évanescence de toutes les étapes et expériences de la vie, demeure résolument à l’état transcendant sublime, et agis en te jouant dans le monde, ô Râghava !

5° Sans nul attachement au fond de toi, mais agissant en apparence comme qui est attaché, point brûlé au-dedans, mais au-dehors, plein d’ardeur, agis en te jouant dans le monde, ô Râghava !

6° Extérieurement zélé; actif à l’extérieur, mais à l’intérieur paisible, travaille en te jouant dans le monde, ô Râghava !

7° Libre de tout égoïsme, la pensée en repos, lumineux au firmament de l’esprit, à jamais sans souillure, agis en te jouant dans le monde, ô Râghava!

8° Libéré des passions multiples, égal parmi les pensées qui passent et extérieurement adonné aux travaux qui sont dans ta nature, marche à travers la vie, ô Râghava ! »

Exemples concrets d’actes adéquats

L’expérience vécue des différentes attitudes suggérées dans le bouddhisme Ch’an ou dans le zen a pour conséquence un affranchissement d’une foule d’inhibitions, de peurs, de contractures. Certains biologistes enseignent que la peur, chez de nombreux animaux, paralyse les réflexes d’auto-défense de l’instinct. Ce qui est vrai pour certains animaux peut l’être également pour l’être humain. La peur, l’impatience, l’avidité sont mauvaises conseillères. La plupart des erreurs de comportement sont inspirées par elles. Lorsque le mental a lâché prise, lorsque l’être humain est libéré de ses tensions, de ses peurs conscientes et inconscientes, le corps, le système nerveux et le psychisme sont l’objet de transformations bénéfiques. Celles-ci développent une qualité d’attention à la fois vigilante et détendue.

L’état de perception globale immédiate suggéré par le zen et les maîtres de l’éveil donne la capacité d’une rapidité de réflexes extraordinaire dans la détente. Le corps, le système nerveux, les pensées, les émotions obéissent parfaitement à la nature profonde des choses à laquelle ils accordent la place de priorité qu’elle doit occuper de plein droit. La rapidité des réflexes dans la détente est un auxiliaire précieux de notre adaptabilité aux multiples circonstances qui se présentent dans la vie active. Sans elle, nous risquerions d’être emportés par la précipitation de plus en plus grande des rythmes de l’existence moderne.

Un exemple très simple nous en a été fourni par le contenu de quelques cours donnés par D.T. Suzuki à New-York concernant l’art de conduire selon le zen.

Lorsque nous sommes au volant de notre voiture, n’y soyons pas seulement physiquement mais soyons-y avec tout notre être: physiquement relaxé, mentalement animé de pensées adéquates au moment présent. Si, tout en étant au volant de notre voiture, nous avons l’esprit rempli d’images relatives à une circonstance passée agréable ou désagréable, ou si, encore, nous anticipons imaginativement une circonstance future de plaisir ou de douleur, nous ne sommes plus présents au présent. Lorsque se présentera l’obstacle imprévu sur la route, nous n’aurons plus, ni la faculté de répondre instantanément à la circonstance inattendue, ni celle de réaliser une rapidité de réflexe dans la détente. En effet, notre attitude de distraction rendrai nécessaire un premier mouvement nous libérant de l’emprise des pensées inadéquates n’ayant aucun rapport avec la circonstance présente imprévue. Une fraction de seconde est déjà perdue. Un second mouvement tendra à nous rendre pleinement attentif à la circonstance elle-même. Mais il sera fait dans la précipitation et sous tension. La manœuvre nécessaire à l’évitement de l’obstacle imprévu risque d’être maladroite. Elle ne répondra, en tous les cas, nullement à la circonstance de façon instantanée.

La prise en considération d’un exemple aussi simpliste que celui que nous venons de donner est évidemment insuffisante pour illustrer la pratique du zen. Celle-ci implique la prise de conscience de la sagesse instinctive du corps humain dont les Japonais et certains Chinois et Indiens situent le centre dans le hara.

C’est peut-être le moment de procéder à une mise au point fondamentale sur laquelle les maîtres de l’éveil insistent particulièrement dès l’instant où sont évoqués les aspects pratiques du zen ou de la spiritualité. Tous ces aspects, telles la rapidité des réflexes dans la détente, l’adéquacité parfaite dans les relations, la détente intérieure, la prise de conscience du hara, l’hygiène alimentaire, la non-violence, la compassion, sont en fait surtout des conséquences de l’éveil intérieur. Il serait illusoire de s’imaginer que la pratique des conséquences de l’éveil intérieur pourra produire automatiquement ce dernier. Nous avons évoqué lors des entretiens du maître du bouddhisme Ch’an Shen-Hui les raisons de cette impossibilité. Le processus de l’éveil authentique est irréversible. La pratique des conséquences extérieures de l’éveil ne peut donner l’éveil. Cette pratique peut, néanmoins, dans une certaine mesure en faciliter l’irruption.

Les éveillés authentiques sont non violents, ils ont une vie simple et une hygiène alimentaire sévère et sobre. Il serait absolument faux de supposer qu’en s’entraînant à la non-violence, en adoptant une vie simple et une hygiène alimentaire sévère et sobre, il soit possible d’accéder automatiquement à l’éveil intérieur.

Le développement du hara dans la pratique du zen

Les traditions japonaises, chinoises et indiennes nous rapportent que le corps humain est porteur d’une sagesse instinctive dont les possibilités sont considérables. L’hyper-intellectualité et l’agitation du monde actuel empêcheraient les êtres humains d’être sensibilisés aux messages de cette sagesse instinctive. Son centre physiologique se situerait dans le hara. Les Orientaux le localisent à environ trois à quatre centimètres au-dessous du centre ombilical et à environ cinq centimètres à l’intérieur du corps.

Ainsi que l’exprime le savant allemand, le comte Karlfield Von Durckheim, dans son étude sur le hara : « La conscience de soi ancrée dans hara est une conscience du moi supérieur toujours présent dans l’être humain, c’est-à-dire une conscience supérieure qui transcende celle du moi inférieur; ce moi supérieur n’est par conséquent pas nécessairement atteint lorsque quelque chose arrive à toucher ou même à blesser le moi inférieur. D’autre part, il englobe un domaine spirituel plus vaste et capable d’actions plus grandes que ne peut se permettre le moi inférieur de l’homme. Dans cet ordre d’idées, il est utile de mentionner un concept qui, dans l’univers japonais, joue un rôle important : il s’agit de haragéi. Ce mot traduit littéralement signifierait : art du ventre. Haragéi est tout acte ou tout art accompli en partant du ventre, car ils ne peuvent être élevés à leur hauteur maximale que lorsqu’ils sont basés sur hara. Dans le domaine humain, le parfait ne peut s’épanouir que chez l’homme qui est devenu un être complet. Aussi, la notion d’haragéi, suppose-t-elle pour le Japonais la réalisation d’un point culminant dans la pratique du hara. Celui qui a su maîtriser haragéi a obtenu, au moins jusqu’à un certain point, la maîtrise. « Les arts qui y mènent, l’art du thé, du tir à l’arc, de l’escrime, du sabre, etc. — lorsqu’on y atteint à la perfection — peuvent aboutir à haragéi. En réalité, hara, c’est l’homme tout entier dans sa liaison avec les forces vitales profondes qu’il recèle en soi : forces de nutrition, de procréation, de conception ainsi que celles qui préparent sa renaissance. »

Les exercices effectués dans de nombreux centres zen démontrent expérimentalement le bien-fondé des diverses théories relatives au hara. Parmi ces exercices citons d’abord celui de la marche. Une trentaine de personnes se trouvent dans un petit local et le professeur leur demande de marcher en tous sens selon leurs fantaisies. Les élèves se heurtent constamment. Le professeur demande ensuite aux élèves de se concentrer quelques instants, immobiles, et d’imaginer que les mouvements de leur marche ne seront plus commandés par le cerveau mais seront guidés par le hara, et d’effectuer leur marche sous la directive d’impulsions émanant de ce centre. En dépit du caractère artificiel de cet exercice, les élèves ne se heurtent plus. Chacun peut en faire l’expérience.

Lors de l’entraînement du judo et de l’aïkido les élèves tentent de prendre progressivement conscience du hara. Ainsi que l’exprime le Dr. Hubert Benoît, le corps humain est porteur d’une sagesse instinctive dont les possibilités sont insoupçonnées. Le développement du hara requiert une revalorisation de la vie végétative, méprisée par les intellectuels, et une dévalorisation de l’hyper-intellectualité.

Au cours de l’entraînement du judo et de l’aïkido, les élèves débutants ont naturellement tendance à calculer et  penser les mouvements qui répondent aux provocations de chutes réalisées par leur partenaire. Les maîtres du judo et de l’aïkido nous enseignent assez paradoxalement que dans la pratique de ces disciplines, « un mouvement pensé est un mouvement raté ». En judo et en aïkido celui qui pense est immédiatement envoyé sur le tapis.

Les grandes ceintures noires de judo et d’aïkido ne pensent jamais leurs mouvements. Les maîtres véritables des arts martiaux se sont rendus disponibles aux suggestions du hara. Cette disponibilité leur donne la faculté d’accomplir des gestes beaucoup plus adéquats que ceux auxquels président les réactions mentales familières.

Il n’est pas inutile d’insister auprès des intellectuels occidentaux, généralement très réticents au contenu de ces lignes, qu’il ne s’agit pas ici d’affirmations théoriques mais de faits vérifiés expérimentalement.

Le maître japonais Ueshiba, fondateur de l’aïkido, ne disposait pas d’une force physique exceptionnelle. Nous l’avons observé subissant l’attaque simultanée de trois puissants athlètes doués d’une force herculéenne. Bougeant à peine, le maître Ueshiba envoyait ses agresseurs au tapis avec une rapidité stupéfiante dans une parfaite décontraction.

Aux cérébraux impénitents la pratique du judo et de l’aïkido sous la direction de professeurs spirituellement évolués peut apporter de grands bienfaits. Une attitude intérieure préside à l’entraînement du fameux tir à l’arc, rendu célèbre en Occident par l’ouvrage d’Eugène Herrigel.

Éducation et spiritualité : l’éducation naturelle

L’édification de méthodes d’éducation nouvelles constitue l’un des aspects les plus importants et les plus urgents de la spiritualité pratique. Les crises économiques, politiques, sociales suscitent dans le monde entier des recherches de nouvelles structures, de nouvelles lois rendues nécessaires par les bouleversements résultant de l’essor considérable de la science et de la technique.

Parmi les causes fondamentales des crises diverses, il faut noter l’écart considérable existant entre une évolution scientifique et technique soudaine, d’une part, et d’autre part, une absence évidente de maturité psychologique. La plupart des difficultés économiques, financières et monétaires, l’inflation, le chômage résultent en ordre principal d’un climat d’égoïsme, de profit, d’avidités et d’ambitions démesurées.

L’éducation nouvelle que commandent les événements actuels et leurs cortèges de misères doit tendre à libérer les êtres humains de valeurs anciennes et fausses encourageant directement ou indirectement l’égoïsme. Une telle éducation doit s’inspirer d’un sens des valeurs très éloigné de celui ayant présidé à la plupart de nos civilisations, toutes basées sur la réalité absolue du moi, encourageant donc tacitement l’égoïsme, l’esprit de profit, la concurrence, les violences et les guerres froides ou réelles.

La prise de conscience de l’insuffisance et des erreurs de l’éducation ancienne qui était beaucoup plus une simple instruction qu’une éducation a fait apparaître de nombreuses tentatives de méthodes nouvelles et de travaux. Après Claparède, Decroly, Montessori, Célestin Freinet en France, l’école de Summerhill, en Angleterre de nombreux essais pour la réalisation d’une éducation véritable et créatrice ont été faits et se font encore. Il semble cependant que la plupart de ces tentatives n’aillent pas jusqu’au fond du problème non seulement psychologique mais spirituel.

Les écoles nouvelles prenant en considération l’importance du facteur spirituel sont presque toujours conditionnées par l’appartenance à une religion, soit catholique ou protestante, ou limitées aux horizons d’une secte spiritualiste particulière, théosophe ou anthroposophe ou bouddhiste.

Très peu parmi ces écoles se soucient d’orienter les élèves vers une pleine connaissance d’eux-mêmes d’une nature telle qu’ils puissent être en mesure de dépasser les limites et les conditionnements de leur égoïsme, de leurs peurs, non pour sombrer dans l’apathie d’une sorte d’incohérence amorphe ou dans l’inaction, mais au contraire tendre vers la réalisation d’une vie riche, intensément heureuse et créatrice. Ce climat d’éveil intérieur, de lucidité vigilante, d’amour, de compassion, de communion et de liberté, nous ne l’avons trouvé que dans la personne, les enseignements et les méthodes d’éducation de Krishnamurti. Nous avons suivi personnellement les réalisations expérimentales de ces différentes écoles tant en Inde à la Rishni Valley School (environ 300 élèves) qu’en Angleterre, à Brockwood Park, qu’en Suisse. Il semble de prime abord contradictoire de parler de l’éducation selon Krishnamurti. Le climat psychologique présidant à toute éducation véritable est fait de liberté, de création, de déconditionnement, de non-conformisme. L’un des buts de l’éducation véritable consiste dans lépanouissement des facultés créatrices et originales de chaque enfant. Cet épanouissement de l’intelligence créatrice, de l’amour et des formes supérieures de la sensibilité requiert un affranchissement de tout conditionnement de l’esprit, de tout processus d’imitation, de tout conformisme, de toute crainte ou de toute dépendance d’une autorité maladroitement imposée.

Il n’entre donc pas dans nos intentions ici de faire une propagande pour le système de pensée de Krishnamurti et de suggérer une méthode d’éducation se conformant à ce système de pensée. L’enseignement de Krishnamurti n’est précisément pas un système de pensée. La tâche qu’il nous suggère d’accomplir est celle d’un déconditionnement de l’esprit et du cœur. Or, ce déconditionnement de l’esprit implique précisément un affranchissement de l‘influence de tout système de pensée. L’enseignement de Krishnamurti peut se définir comme un art de vivre pleinement, par lépanouissement d’une intelligence naturelle, créatrice et d’une forme naturelle et supérieure de l’amour. C’est l’évocation constante d’un processus d’expériences vivantes au cours duquel l’être humain s’accomplit selon les plus hautes possibilités que la nature lui a données.

Il s’agit donc d’une éducation naturelle très différente de la plupart des méthodes traditionnelles. Cette éducation naturelle devrait être une transposition complète des lois de la nature dans les domaines physique, biologique, psychologique et spirituel. Mais il importe d’insister ici que le mot nature ne désigne pas seulement les aspects physiques et biologiques de la vie. Il implique aussi et surtout le domaine des énergies psychiques et spirituelles. Précisons ici que la nature exacte des structures et des fonctions des domaines psychiques et spirituels a été rarement explorée en dehors de certains a priori philosophiques ou religieux. L’un des mérites de l’œuvre krishnamurtienne réside dans le fait d’avoir procédé à une telle exploration de façon particulièrement pénétrante et vivante, en dehors de tout sectarisme philosophique ou religieux.

Buts de l’éducation naturelle

Dans son intéressant ouvrage sur Le Développement de la personne, le psychologue américain Carl Rogers déclare [1]: « J’affirme que la société a désespérément besoin de voir des individus créateurs se conduire de façon créative. Voilà pourquoi il faut essayer d’établir une théorie de la créativité et déterminer la nature de l’acte créateur, les conditions dans lesquelles il se produit et la façon dont on peut développer l’acte créateur dans un esprit constructif. La plupart des critiques sérieuses dirigées contre notre culture peuvent se résumer en ces termes : « manque de créativité. » En voici quelques-unes exposées très brièvement : l’éducation tend à former des individus conformistes, stéréotypés, qui ont achevé leur éducation, plutôt que des penseurs librement créateurs et originaux ».

Telle est également l’opinion de Krishnamurti qui, tout en dénonçant les conditionnements des conformismes, des mémoires accumulées, évoque l’expérience d’une religion naturelle grâce à laquelle l’être humain relié à la nature profonde des choses réalise une sagesse intérieure et naturelle capable de le libérer de la douleur.

D’un texte adressé aux élèves des écoles dont il est l’inspirateur, nous citons quelques extrait [2] : « Bien que le mot éducation soit souvent employé à faux, nous sommes contraints de nous en servir… il implique que l’on assiste à des cours depuis l’enfance jusqu’à l’université, que l’on obtient des diplômes, que l’on accumule un savoir considérable. Cette culture de la mémoire est devenue nécessaire. Toute notre existence a pour objet de gagner notre vie, de nous conformer à un modèle et de vivre dans le connu. L’activité du cerveau se limite au champ du savoir, du connu. Si subtil, si élaboré que soit le savoir, il agit toujours dans le champ du connu. Et toutes les racines de la pensée sont dans le passé… Dès l’enfance, le cerveau est entraîné à l’ambition, à la recherche de la réussite par tous les moyens, mettant l’accent sur le moi, le soi, l’ego. Ainsi l’essence de la coopération s’en trouve détruite. Voilà ce que l’on nomme l’éducation.

« La culture est une chose entièrement différente. Ce mot implique non seulement la recherche du savoir mais encore l’essence totale de l’homme extérieur et intérieur. L’essence de la culture est la complète harmonie. Celle-ci est le noyau même de l’esprit véritablement religieux. Sans religion il n’y a pas de culture… mais il ne s’agit pas ici des religions actuelles. La religion (véritable) n’est basée sur aucune foi. Elle consiste en une complète absence de soi…

« C’est une autre éducation qui est nécessaire, non pas l’exclusive culture de la mémoire mettant tout l’accent sur la contrainte, le conformisme, l’imitation donnant ainsi naissance à la violence, mais une culture globale de l’homme où l’on voit disparaître le moi et le toi, où ceux-ci ne sont pas remplacés par l’État… »

Ces quelques fragments évoquent la nécessité d’un dépassement de l’égoïsme, de ses revendications, de ses avidités, de ses violences, constantes, visibles et invisibles, avouées ou non. A la question de savoir quelle était la fonction de l’éducation, Krishnamurti répondait (De l’éducation, p. 14) : « La fonction de l’éducation consiste à créer des êtres humains parfaitement intégrés et par conséquent intelligents. L’intelligence est la capacité de percevoir l’essentiel, de voir ce qui est réellement… Éveiller cette capacité en soi et dans les autres… voilà ce qu’est l’éducation… »

Krishnamurti estime que les peurs, conscientes ou inconscientes, figurent parmi les éléments importants qui font obstacle à l’épanouissement harmonieux des facultés créatrices de l’enfant comme de l’adulte. Il déclare à ce propos (De l’éducation, p. 34) :

« L’éducation véritable doit prendre en considération la question de la peur, parce que la peur pervertit la totalité de notre perspective de la vie. Être sans peur est le commencement de la sagesse. Seule, l’éducation véritable peut apporter l’affranchissement de la peur dans lequel réside l’intelligence profonde et créatrice. »

Avant d’entreprendre une éducation naturelle et créatrice il importe de savoir ce qu’est réellement un enfant. Il vient avec une foule de tendances, acquises, de conditionnements biologiques et psychologiques dont les origines remontent dans un passé très lointain. Chaque enfant naît avec une vocation plus ou moins déterminée. Le rôle des éducateurs et des parents consiste à dépister cette vocation particulière. La prise en considération de celle-ci pourra contribuer à l’épanouissement harmonieux de son originalité créatrice.

Moyens et méthodes de l’éducation naturelle

Ceci met en évidence l’importance primordiale du rôle de l’éducateur. Si ce dernier est conditionné par des préjugés et des peurs inconscientes il ne pourra pas aider l’enfant à se libérer des préjugés et de ses peurs. Il contribuera peut-être inconsciemment à l’accroissement de celles-ci. Si l’éducateur ne possède pas un certain degré de maturité psychologique authentique et non livresque, s’il se trouve paralysé par de multiples conditionnements il est, de ce fait incapable de libérer l’enfant de ses conditionnements. S’il ne se connaît pas lui-même profondément, l’éducateur ne peut pas connaître réellement l’enfant parce qu’une pleine connaissance de soi implique une prise de conscience d’un réseau important de mémoires, d’automatismes inconscients constituant le fonds psychologique commun de tous les êtres humains.

Dans l’éducation naturelle et créatrice une importance de premier ordre est donnée à la nature de la relation entre l’éducateur et l’élève. Si l’éducateur n’a pas réalisé un certain minimum de déconditionnement psychologique, s’il n’a pas mis un minimum d’ordre dans son désordre intérieur, il tendra à donner à la relation éducateur-élève un caractère empêchant toute révélation authentique. Chaque enfant est différent. Il possède une certaine unicité profondément individuelle. Ne pas prendre la peine de découvrir cette singularité, ses caractères spécifiques, ses possibilités de développement, c’est risquer l’étouffement des richesses les plus profondes et secrètes du jeune élève. De telles négligences peuvent faire de lui un inadapté, un raté non seulement pour son plus grand malheur, mais pour les siens et toute la société.

L’enseignement ancien se limitait très souvent à une instruction standardisée, sorte de broyage ou de gavage des cerveaux en série au cours desquels on s’efforçait tant bien que mal de créer des automates parfaitement ajustés aux structures sociales, aux diverses valeurs de l’époque en cours, quel que soit le caractère aberrant ou antinaturel de certaines de ces valeurs. L’enseignant inspirait la crainte et représentait le pôle actif face aux élèves passifs, soumis et quelque peu craintifs.

Peu à peu, les écoles nouvelles se sont efforcées de supprimer un climat aussi négatif que destructeur. Cette tendance trouve son apogée dans les méthodes dites d’éducation naturelle et créatrice. Dans ces dernières, l’éducateur pense que chaque enfant est porteur d’un message particulier dont il est nécessaire de déchiffrer le contenu. En opposition complète par rapport aux méthodes anciennes où l’enseignant, seul pôle actif, exposait presque mécaniquement les éléments de son cours à des élèves passifs et silencieux, l’éducateur naturel est souvent plus silencieux que l’enfant. Il sait que celui-ci peut et doit lui raconter une très longue et passionnante histoire. Et pour l’entendre et la comprendre les rôles doivent s’inverser.

Il est important que l’éducateur naturel soit pleinement disponible, autant par son cœur que par son esprit, afin de comprendre et de sentir à la fois le message que chaque enfant lui destine. Celui-ci ne sera pas seulement perçu à travers des mots. Des gestes, des hésitations, des silences, un sourire ou des larmes peuvent être autant d’éléments hautement significatifs de cette histoire unique pour chaque être. Celle-ci sera dite, par bribes et morceaux durant des semaines ou des mois. Elle requiert de la part de l’éducateur une faculté d’observation patiente, aussi attentive qu’affectueuse. Celui-ci se gardera bien de porter des jugements de valeurs en termes de bons ou de mauvais, créant ainsi une distance, un malaise ou un blocage dans cette précieuse relation éducateur-élève.

Ce qui précède met en évidence, une fois de plus, l’importance de la maturité psychologique et de l’ouverture spirituelle de l’éducateur et la place centrale qu’il occupe dans le processus de l’éducation naturelle et créatrice. Ainsi que l’exprime Krishnamurti (De l’éducation, p. 24) : Le problème réel de l’éducation est la découverte de l’éducateur. Pour étudier un enfant, il est nécessaire de posséder un esprit alerte, vigilant, lucide, et ceci requiert infiniment plus d’intelligence et d’affection que le simple fait de l’encourager à suivre un idéal. L’intelligence de l’éducateur est beaucoup plus importante que sa connaissance d’une nouvelle méthode d’éducation. » (p. 25).

Cette phrase de Krishnamurti est amplement confirmée par les faits. Nous avons connu des éducateurs d’une qualité intérieure et d’une disponibilité spirituelle exceptionnelles. Des circonstances indépendantes de leur volonté les ont obligés à professer dans des écoles où les méthodes anciennes que nous critiquons étaient appliquées. Ces éducateurs ont pu — malgré de mauvaises méthodes — réaliser des résultats remarquables et suggérer à leurs élèves des prises de conscience exceptionnelles qui les ont marqués pour toute leur existence. En revanche, nous avons observé dans certaines écoles nouvelles, des éducateurs utiliser des méthodes nouvelles incomparablement plus adéquates tout en obtenant de très maigres résultats parce qu’ils n’avaient pas réalisé eux-mêmes, de façon vivante et authentique, la maturité psychologique et la disponibilité spirituelle indispensables.

Privé de ces deux éléments, l’éducateur ne possède ni la faculté de sensibilité, ni le flair, ni la présence qui permettent de conduire une classe harmonieusement sans le recours à des sanctions ni à des disciplines artificielles.

Ainsi que l’exprime Krishnamurti : « Ce n’est que dans la liberté de l’individu que l’amour et la bonté peuvent fleurir (De l’éducation, p. 29). L’un des dangers de la discipline réside dans le fait que le système devient plus important que l’être humain qui s’y trouve enfermé. La discipline devient alors une substitution de l’amour. C’est parce que nos cœurs sont vides que nous nous accrochons à la discipline. La liberté (véritable) ne peut jamais être réalisée par la discipline. L’éducateur qui est sincère désire protéger les enfants et les aider par tous les moyens à s’épanouir dans la liberté véritable. C’est l’intelligence qui apporte l’ordre et non la discipline. Le conformisme et l’obéissance n’ont pas de place dans l’éducation correcte. La coopération entre le professeur et les élèves est impossible s’il n’y a pas d’affection et de respect mutuels. »

En fait, le climat psychologique des relations éducateur-élève de l’éducation naturelle est l’occasion de prises de conscience et d’autorévélation mutuelle. Appliquant la devise du célèbre écrivain anglais Aldous Huxley, qui fut l’un des fondateurs de l’École nouvelle Krishnamurti, (I am still learning = je suis toujours en train d’apprendre), le professeur apprend tout autant que l’élève, quoique cet apprentissage se fasse à des niveaux différents.

Parmi les bases de l’éducation naturelle et créatrice il importe de mentionner la recherche constante d’un équilibre entre le « cerveau, le cœur et les mains » selon l’expression de Claparède. Le but profond de l’éducation nouvelle dans les écoles Krishnamurti consiste dans la réalisation d’une parfaite connaissance de soi, d’un épanouissement des facultés originales et créatrices, d’un développement des facultés d’intuition et d’observation, d’un épanouissement d’une forme supérieure et naturelle de sensibilité, d’un déconditionnement de toutes les fausses valeurs qui renforcent l’égoïsme humain en l’encourageant directement ou indirectement.

Il n’existe pas de méthode systématique capable d’orienter l’enfant ou l’adulte vers un dépassement de son égoïsme. Seules, l’intuition et la pleine connaissance de soi peuvent opérer cette transformation. Le développement de l’intuition et des facultés créatrices de l’enfant peut être néanmoins activé par la réalisation d’un équilibre entre la faculté de penser, l’affectivité et l’activité physique ou manuelle. C. G. Jung avait insisté sur la réalisation d’un équilibre entre les fonctions rationnelles et les fonctions irrationnelles. Dans un sens semblable Krishnamurti insiste sur l’équilibre entre la raison et l’amour comme facteur d’épanouissement de l’intuition. L’hyper-intellectualité et l’agitation mentale qui en résulte engendrent des tensions psychiques paralysant toute forme supérieure de sensibilité et d’intuition créatrice.

L’orientation de l’enfant vers une pleine connaissance de lui-même est aidée par le développement de sa faculté d’observation. Celle-ci s’exerce en diverses directions tant intérieurement qu’extérieurement. Intérieurement, l’enfant est informé de la nature de la pensée, de l’ampleur de l’action des mémoires de telle façon qu’il puisse, étant adulte, prendre conscience du processus de sa propre pensée et discerner les circonstances et les domaines où son usage est indispensable tout en réalisant, par le silence intérieur, une disponibilité à l’égard de niveaux plus profonds.

L’enfant apprend à mettre de l’ordre dans son désordre intérieur et cet ordre lui conférera progressivement une maîtrise ainsi qu’une sérénité intérieure favorables à l’éclosion d’une forme naturelle et supérieure de l’affectivité. Celle-ci sera encouragée par la présence authentiquement affective de l’éducateur dont l’attitude d’ouverture, de sérénité et d’accueil peut trouver et développer une attitude semblable chez l’enfant.

L’attention de celui-ci sera discrètement mais constamment attirée vers les beautés de la nature, couchers de soleil, nuages colorés, beaux arbres, jolies fleurs, montagnes, grands horizons, étoiles, l’épanouissement de la vie, les grandes lois de création et de destruction, la naissance, l’épanouissement, la vieillesse et la mort, etc. Les sciences naturelles sont enseignées sur le vif, les enfants élèvent eux-mêmes des animaux, ils observent les phases de conception, de naissance, de croissance, de vieillesse et de mort, ou de maladie. Ils sèment eux-mêmes et cultivent les légumes ou arbres fruitiers et participent aux récoltes.

L’épanouissement des facultés intuitives et créatrices est aidé par la place très importante accordée aux activités artistiques. Parmi celles-ci mentionnons le dessin, la peinture, la musique, le modelage, la sculpture, l’eurythmie, l’expression corporelle, le yoga. Les écoles nouvelles dont Krishnamurti est l’inspirateur ont chacune un professeur de yoga.

Le yoga joue un rôle très important dans la prise de conscience de l’enfant. Il est l’auxiliaire indispensable d’une parfaite connaissance et d’une maîtrise de soi. Il ne s’agit nullement d’un yoga orienté vers la réalisation de pouvoirs mystérieux, ni de recherches occultes. Ce yoga est surtout physique. Il apprend aux enfants à respirer d’une façon incomparablement plus complète, profonde et harmonieuse. La respiration lente et profonde leur permet une meilleure concentration, une prise de conscience de leur corps, une plus grande maîtrise de celui-ci, une plus grande faculté d’attention. Le yoga des écoles nouvelles accorde une importance de premier ordre aux exercices de relaxation. Ceux-ci permettent aux enfants de se détendre musculairement, nerveusement. Cette détente peut avoir d’utiles prolongements sur le plan psychologique. Elle est l’auxiliaire indispensable de prises de conscience, non seulement physiques mais nerveuses, psychologiques et même spirituelles.

Les élèves pratiquant le yoga auront l’immense avantage de se libérer des fortes tensions et des angoisses qui se présentent durant les périodes d’examens. La respiration lente, profonde et complète, la relaxation, la pratique des postures développent considérablement la capacité de mémorisation indispensable aux études supérieures. La pratique du yoga est salutaire pour les élèves pas seulement au cours de leurs études. Ils pourront en apprécier les effets bénéfiques durant leur vie entière. La prise de conscience du corps, de ses possibilités confère une qualité d’attention qui permet à l’enfant ainsi qu’à l’adulte de prendre, au cours de la vie, des engagements qu’il peut respecter. Il connaît ses forces et ses faiblesses. Il évitera de ce fait de faire des promesses qu’il ne peut tenir.

Une place importante est accordée au développement de l’initiative. L’activation de l’initiative est voisine de la capacité de création. Le développement de l’initiative et de la faculté de création doit aider l’enfant à apprécier et respecter les initiatives et les créations de ses compagnons.

Les adeptes de l’éducation naturelle et créatrice considèrent que l’histoire de l’évolution psychologique de l’être humain peut être divisée en trois phases. Cette classification est, bien entendu, plus apparente que réelle et répond aux exigences de la clarté de l’exposé ainsi qu’à celles de notre esprit d’analyse.

La première phase pourrait être considérée comme celle de la naissance du moi. Au cours de cette phase de naissance l’être humain est un imitateur. Il obéit aveuglément aux différents mots d’ordre politique, religieux. Il ne se pose pas de questions et se range automatiquement parmi les mouvements d’opinions dominants du moment. Son conformisme et son absence de sens critique font de lui la victime prédestinée de tous les mouvements de masse oblitérant le jugement et les facultés de sensibilité individuelle. C’est une phase pré-individuelle.

La seconde phase pourrait être considérée comme celle de la maturité du moi. D’imitateur qu’il était, l’être humain tend à devenir créateur. Il cesse d’être un automate conformiste. Il commence à se poser des questions et met en doute le bien-fondé de toutes les valeurs présidant à son époque, qu’elles soient d’ordre politique, social, moral ou religieux. Au cours de cette phase, l’être humain tend vers une certaine autonomie. Il prend des initiatives et se détache du troupeau. C’est aussi une phase critique de contestations, de revendications, de révoltes, d’agressivité. Cette phase de maturité pourrait être divisée en deux parties.

1° une première partie critique, tourmentée, violente parfois ;

2° une seconde partie plus sereine et sublimée, celle que C. G. Jung appelle « phase de la personne intégrale ».

Contrairement aux opinions prédominantes de la plupart des psychologues occidentaux qui considèrent cette phase comme une sorte de sommet ou de point terminal de l’évolution psychologique, Krishnamurti et les adeptes de l’éducation naturelle et créatrice considèrent qu’il ne s’agit ici que d’une borne provisoire sur la route de l’évolution psychologique intégrale de l’être humain.

La phase de maturité du moi serait suivie de celle du dépassement du moi. Au cours de cette phase, l’être humain prend conscience de ses conditionnements et du caractère conflictuel de sa conscience, de son égoïsme. L’individuel en lui cède la place à l’universel. Au cours d’une véritable mutation psychologique, il se délivre de l’emprise du passé, des automatismes de la mémoire pour réaliser une attitude naturelle de vigilance, de lucidité, d’intelligence et d’amour véritables constituant les signes distinctifs de l’humain accompli.

Il est très important que soit exposé ce qui précède, dès l’instant où l’on présente l’éducation comme une méthode de développement harmonieux de la personnalité et de ses facultés originales et créatrices. Tout l’art et toute la difficulté de l’éducation naturelle et créatrice résident dans le fait qu’il est nécessaire de procéder à un développement harmonieux de la personnalité de l’enfant tout en lui permettant de découvrir en lui-même les éléments qui lui permettront de voir et de déjouer les pièges de son égoïsme, de le dépasser et de se délivrer de ses multiples conditionnements. Mais nul être humain ne peut réellement dépasser ce qu’il ne connaît pas. Aucun adolescent ne peut sainement se dépasser lui-même avant de pleinement se connaître. Évoquer d’emblée à un enfant la nécessité du dépassement de soi-même sans lui donner une maturité psychologique préalable est un non-sens.

Si nous arrachons trop prématurément une graine encore verte hors de sa gangue protectrice et si nous la mettons en terre, elle pourrira. Il faut attendre que la graine soit mûre pour qu’elle puisse dépasser sa phase actuelle et mourir à sa vie de graine afin de laisser s’épanouir le germe prometteur d’une vie nouvelle. Or, à beaucoup d’égards, le moi est psychologiquement une graine. Il ne peut être question de le détruire. Il ne sera jamais question de le détruire mais de le dépasser et d’orienter l’enfant vers la découverte en lui d’une zone plus profonde et naturelle d’intelligence capable d’opérer elle-même, spontanément, un ensemble de transformations harmonieuses. Celles-ci se traduiront par une attitude d’accueil et d’ouverture aux autres sans toutefois subir leur influence, un développement de sa capacité relationnelle avec les êtres et les choses, une sérénité, une liberté intérieure et une capacité d’amour authentique.

Afin d’orienter l’enfant vers l’équilibre naturel et la plénitude intérieure qu’il réalisera plus vraisemblablement lors de l’état adulte, il faut éviter les erreurs et les incidents de parcours inhérents à certains malentendus. Ceux-ci peuvent se produire à la suite de confusions concernant la façon dont il est possible de concevoir le développement de la personnalité. Il existe deux sortes d’individualisme : l’individualisme de puissance et l’individualisme d’harmonie.

L’individualisme de puissance est régi par un désir d’expansion, de domination et par une avidité fondamentale se traduisant inévitablement de façon agressive et antisociale. Il se forme et se développe par accumulation, par associations continues et jamais satisfaites. L’individualisme de puissance est tout imprégné de la « volonté de puissance » évoquée par Nietzsche. Il se trouve exprimé par le comportement de l’immense majorité des êtres humains de notre époque.

L’individualisme d’harmonie est son opposé. Il a été défendu en France, au début du XXe siècle, par Gérard de Lacaze-Duthier, par Louis Prat, Han Ryner et Ludovic Réhault. Il se développe par une prise de conscience tout orientée vers les profondeurs. Il procède par élimination des tensions conflictuelles, par purification. Il apporte la paix, la détente, la sérénité, l’harmonie.

L’individualisme de puissance conjugue les verbes avoir, avoir plus, paraître, dominer, écraser. L’individualisme d’harmonie conjugue les verbes être, aimer, coopérer, participer, communier. Il tend à orienter l’être humain vers la disponibilité aux énergies spirituelles et « obéit simplement à la nature profonde des choses ». Tandis que l’individualisme de puissance se réalise et se développe à l’aide d’une activité exacerbée de la pensée, de la volonté au mépris des facultés affectives et intuitives qu’il écrase complètement, l’individualisme d’harmonie tente d’assigner à la pensée la juste place qu’elle occupe dans un ensemble beaucoup plus vaste et profond de facultés psychologiques et spirituelles. Dans cette optique, il est révélé que l’accomplissement humain ne résulte pas d’une accumulation intellectuelle, ni de tensions, ni de ruses ou d’intrigues élaborées par l’ego. Il résulte au contraire des pouvoirs d’intelligence et d’amour naturels dépassant infiniment les limites étroites de l’égoïsme humain, de ses désirs, de ses peurs

Utilité de l’internat

La nécessité de l’internat, si souvent contestée, peut être admise dans l’optique de l’éducation naturelle et créatrice, si nous prenons conscience de l’ampleur des déformations et dégradations inhérentes à la civilisation actuelle. La grande majorité des êtres humains est déformée par une multitude de conditionnements psychologiques, de fausses valeurs qui sont en opposition radicale avec le climat d’équilibre et de respect des lois naturelles que s’efforce de créer l’école nouvelle. Beaucoup de parents subissent, sans s’en rendre compte, l’influence de conditionnements et de valeurs en évidente contradiction avec un certain sens d’harmonie naturelle que l’école souhaite réaliser. Dans le début, surtout, les enfants risquent d’en subir les influences déformantes si les contacts sont trop fréquents.

Chacun comprendra que si tel est le cas, il est souhaitable d’encourager l’internat, non pour détacher l’enfant du milieu familial mais afin de préserver le travail minutieux et très ardu de déconditionnement qui constitue l’un des buts essentiels de l’éducation naturelle et créatrice.

Il est à noter cependant que le simple fait que des parents placent leurs enfants dans une école naturelle rend très probable l’existence, chez ceux-ci, d’un climat psychologique, d’un sens des valeurs et d’une compréhension qui leur permettront de coopérer avec les éducateurs. Dans ce dernier cas, la formule de l’internat n’est pas absolument indispensable. Dans certains cas d’hostilité violente de l’enfant contre l’internat il est souhaitable de ne pas insister ou de procéder à des essais prudents. Des contacts fréquents entre les éducateurs et les parents doivent être établis afin que ceux-ci soient informés du climat psychologique de l’école et des objectifs de déconditionnements poursuivis par les éducateurs.

Il est important que les éducateurs présentent clairement aux parents les deux possibilités qui s’offrent à leurs enfants. Ou bien, ceux-ci resteront des êtres conformistes et conditionnés s’adaptant mécaniquement aux structures sociales, morales, ou religieuses d’un monde antinaturel marchant à brève échéance vers son autodestruction. Et dans ce cas, les élèves s’exposeront inévitablement à subir, étant adultes, les réactions normales d’agressivité de leurs propres enfants. Ou bien, les enfants ne seront plus considérés comme de simples machines à mémoriser. Ils ne seront plus complices des fausses valeurs responsables des souffrances individuelles et collectives. S’étant affranchis des fausses valeurs et des conditionnements responsables des faillites individuelles et collectives du monde actuel, ils seront en mesure de coopérer à l’édification d’une civilisation nouvelle qui sera réellement à la mesure de l’être humain accompli.

Certains sceptiques nous disent parfois qu’en affranchissant l’enfant des conditionnements qui l’emprisonnent actuellement et en le développant dans un climat psychologique aussi privilégié et éloigné des normes actuelles nous risquons d’en faire une plante de serre qui sera détruite dès l’apparition des premières intempéries de l’air libre. Une telle affirmation n’est qu’une création de l’esprit démontrant que celui qui la formule n’a pas compris ni senti, ni vécu le sens des expériences vivantes réalisées dans les écoles s’inspirant des méthodes d’éducation naturelles et créatrices. Il est faux de s’imaginer que dans de telles écoles les enfants seront démunis des automatismes d’autodéfense par lesquels ils se protègent contre les agressions du milieu, de la société et des différentes sollicitations ou provocations de la vie.

Ce qui se produit dans les faits est exactement à l’opposé de ces hypothèses. L’éducation naturelle et créatrice aboutit à la formation d’êtres humains ayant la capacité de puiser en eux-mêmes les richesses inépuisables d’une force intérieure, leur permettant d’affronter, mieux que quiconque, toutes les circonstances et spécialement les grands problèmes de la douleur, de l’adversité, de la séparation, de l’amour, de la maladie, de la mort, etc. Et ceci n’est pas une affirmation gratuite. Nous avons observé autour de nous, depuis de longues années, le comportement d’êtres humains s’inspirant d’un climat psychologique et de valeurs semblables à celles que nous préconisons. Ils ont triomphé de nombreuses difficultés, et, très souvent, là où la plupart désespèrent et échouent, ils ont résolu les difficultés grâce à leur sérénité, à leur adéquacité, à leur vigilance et leur liberté intérieure en dépit de circonstances physiquement et psychologiquement hostiles.

L’épanouissement authentique des richesses spirituelles de l’être humain que favorise l’éducation naturelle et créatrice donne à l’enfant le sens d’un « enracinement juste dans l’essentiel ». Cet « enracinement juste » lui permet la réalisation d’une disponibilité naturelle et permanente aux richesses d’une essence spirituelle universelle formant la base unique, fondamentale des êtres et des choses. Loin d’être incompatible avec les nécessités concrètes de la vie active, une telle réalisation développe considérablement l’efficience et l’adéquacité de l’enfant ou de l’adulte quelles que soient les circonstances.

Il n’est pas inutile d’évoquer quelques exemples vécus dans les écoles s’inspirant du climat et des méthodes que nous avons tenté de résumer. Ces expériences nous montrent la profondeur et l’authenticité de la transformation psychologique des enfants et leurs conséquences inattendues sur certaines attitudes des parents. Ceux-ci retrouvent leurs enfants heureux, épanouis après quelque temps d’internat. La transformation bénéfique du sens des valeurs, leurs attitudes, leurs réactions nouvelles sont à tel point authentiques et vivantes que les parents eux-mêmes sont amenés à se reposer un tas de questions et mettent en doute le bien-fondé de certaines valeurs, de certains conformismes automatiquement adoptés.

Type de programme d’études

Les lignes suivantes sont extraites des programmes de diverses écoles nouvelles et principalement des écoles dont Krishnamurti est l’inspirateur. « Le but de l’école est d’aider l’étudiant à se réaliser intégralement afin qu’il puisse vivre librement et pleinement dans quelque milieu où il soit appelé à vivre. Il est souhaitable qu’un élève sortant de l’école nouvelle sache comment communier avec la vie, comment penser par lui-même, comprendre ses propres besoins, connaître ses capacités et être éclairé dans ses jugements.»

Les cours du matin commencent par l’audition de musique et sont suivis d’une lecture de morceaux choisis de littérature classique ou sacrée. Les élèves sont invités à faire leur propre choix dans des textes religieux de toutes les religions du monde afin de percevoir leur unité cachée et d’éviter un conditionnement unilatéral et privilégié. Ils sont invités à lire ces textes aux réunions. Les éducateurs encouragent l’intérêt au travail et les études en général pour le travail et les études mêmes. Ils évitent de développer l’esprit de compétition, la recherche des distinctions, des honneurs, l’obtention des prix. Les cours se donnent dans une atmosphère de compréhension mutuelle et d’amitié.

A l’école indienne de la Rishi Valley, située près de Madanapalle, dans le sud de l’Inde, les directeurs, M. et Mme Balasundaram réunissent chaque matin les deux cents ou trois cents élèves face au soleil levant et chantent en chœur avec eux d’anciens hymnes védiques qu’ils ont composés. Ces hymnes étaient consacrés à la gloire de la lumière et du soleil. Ces chants ne sont ni un culte, ni un rite mais l’expression d’une communion avec la nature et la beauté. Tous les soirs, face au soleil couchant, élèves et professeurs se réunissent au sommet d’une colline et font un quart d’heure à vingt minutes de silence.

Sciences

Les cours de sciences sont destinés à aider l’étudiant à découvrir les lois de la nature, à se comprendre lui-même et son entourage, à prendre conscience de l’unité de la vie en dépit de la multiplicité des formes, à comprendre l’interdépendance, l’interaction et l’unité des êtres et des choses, à penser correctement et observer fidèlement, à prendre conscience des interactions réciproques entre les sujets observateurs et les objets observés.

Les promoteurs des écoles nouvelles dont Krishnamurti est l’inspirateur insistent surtout sur le fait que les étudiants doivent comprendre qu’il est fondamentalement important de savoir comment penser au lieu de se préoccuper exclusivement du problème consistant à savoir quoi penser.

Les cours de sciences générales consistent en théories raccordées aux expériences de la vie quotidienne.

Le cours de biologie fait connaître à l’étudiant la structure, les lois et le comportement des organismes vivants. Ils mettent en évidence les conditionnements de la mémoire mis en lumière par la découverte des programmations minutieuses contenues dans le code génétique. Des études spéciales sont consacrées à l’anatomie humaine, à la physiologie, à la neurophysiologie et à l’application de la biologie dans les entreprises humaines, économiques, sociales, politiques.

Le cours de physique met en évidence l’unité et l’interdépendance des constituants ultimes de la matière, la nature plus spirituelle que matérielle de l’essence ultime du monde physique.

Le cours de chimie est destiné à présenter les principes fondamentaux qui gouvernent les matières inorganiques et leurs affinités. Ils fournissent par des expériences de laboratoire l’opportunité de l’observation juste et de l’interprétation fidèle des données. Ce cours doit aussi montrer l’importance de la chimie dans la civilisation moderne et le danger de ses abus. En plus des travaux ordinaires de laboratoire, en physique et en chimie, les étudiants ont la possibilité d’effectuer des essais originaux et différentes recherches en photographie, en applications électriques ou radioélectriques, en astronomie.

D’une façon générale, l’étude des sciences aussi bien que toute autre étude se réalise après la préparation d’un climat particulier. Celui-ci s’efforce de susciter vraiment l’intérêt de l’étudiant au lieu de le forcer à étudier contre son gré. Un tel climat favorise considérablement la faculté de mémorisation.

Art dramatique

Le but de ce cours est de donner aux participants une expérience du drame comme force éducative et naturelle. Un entraînement complet de la voix et du corps est coordonné avec le développement de la création intérieure propre à l’élève.

Les principaux aspects du travail sont : la forme, l’imagination, l’incorporation et le mouvement psychologique parallèlement à une attention d’ensemble, du style et du rythme. L’entraînement pratique se fait par la préparation des costumes, des décors et de la lumière. Ces méthodes de travail sont appliquées pour l’improvisation de drames de Shakespeare et d’autres auteurs dramatiques.

Danses folkloriques

A la fin de chaque semaine, les étudiants, les professeurs, les parents se réunissent pour une soirée de danse folklorique. Celle-ci est un splendide passe-temps pour la santé, physiquement, socialement et psychologiquement. Elle n’implique pas seulement les postures, les relaxations et les rythmes mais elle fait connaître à l’étudiant le folklore des diverses parties du monde.

Philosophie

Le but de ce cours est d’aider l’élève à trouver les points de contact entre les différents sujets d’études, par la compréhension des rapports humains. Les cours de philosophie se consacrent spécialement à l’étude des rapports profonds existant entre celui qui comprend et le monde dont il est une partie intégrante, entre l’observateur et l’observé et leurs interactions mutuelles. Ils mettent en évidence la genèse de la phénoménologie, la nature subjective des phénomènes dépendant de la situation des observateurs et des échelles d’observation utilisées. La philosophie vise à stimuler dans l’esprit et le cœur de l’élève un intérêt plus profond de la vie basé sur une meilleure compréhension de lui-même.

Les cours sont conduits, autant que possible, à la manière de Socrate: idées, définitions, théories sont présentées dans des discussions et le professeur questionnant l’élève l’aide à voir combien superficielle et confuse est notre connaissance du grand problème de la vie. Des essais sont faits pour éveiller chez l’étudiant la perception du fait que ces problèmes peuvent seulement être compris lorsque nous cessons de les regarder avec un esprit conditionné et divisé. La pleine connaissance de nous-mêmes est présentée comme une exigence fondamentale. Elle permet de nous affronter tels que nous sommes et d’abord en toutes les circonstances, sans peur et en pleine liberté.

Sculpture

Les étudiants en sculpture ont la possibilité d’observer le professeur pendant l’exécution des travaux dans l’atelier de l’école. Les élèves sont encouragés à sculpter eux-mêmes directement dans le bois ou la pierre ou à modeler la glaise. Création, originalité et intérêt sont stimulés chez chaque élève. Ils sont encouragés à développer leur propre initiative plutôt qu’à imiter et à adhérer à une école particulière d’art. Les élèves sont entraînés à réaliser jusqu’à l’achèvement, leurs réalisations personnelles.

Littérature

Une attention spéciale est donnée à la littérature mondiale. Les cours sont répartis sur deux ans afin de donner aux élèves une idée de ce que les hommes ont produit de meilleur dans ce domaine. Les études se portent de préférence sur les œuvres d’écrivains interprétateurs des idéaux et des aspirations les plus nobles de leur contrée.

Études sociales

Chaque élève est considéré comme membre de la grande famille de l’humanité. Une optique de citoyenneté mondiale primera le climat ancien des nationalismes étriqués. Le but des études sociales est d’apprendre à vivre coopérativement dans la société en dehors de tous les partis pris d’ordre politique, raciaux, de couleurs ou de classes. Autant que possible, des films éducatifs sont projetés. Les cours d’histoire donnent une place prépondérante à l’étude des différentes civilisations et cultures par rapport aux guerres et aux massacres. Ils seront donnés dans une optique mondiale évitant de développer un quelconque orgueil national. La fin du vingtième siècle réalise une prise de conscience planétaire. L’histoire mondiale a pour but d’expliquer le développement social et culturel des peuples et leurs corrélations.

Art

Une place importante est accordée à l’épanouissement des facultés artistiques. Celles-ci donnent à l’élève la faculté de s’exprimer d’une façon plus complète et moins artificielle que par la parole ou les écrits. Les promoteurs de l’éducation naturelle et créatrice estiment que tous les êtres sont artistes à un certain degré et que l’art est indispensable pour réaliser pleinement la vie. Les cours d’art sont destinés à aider les étudiants à réaliser cette potentialité avec une considération spéciale pour la valeur esthétique qui provient des différences individuelles répondant aux exigences d’une réalité commune.

Comme le but de l’école est d’aider l’étudiant à réaliser en lui tous les aspects de la vie dans leur intégralité, cet objectif est atteint par l’emploi d’une méthode particulière. Celle-ci met en évidence les rapports entre l’art, la science, l’histoire naturelle, le drame de telle façon qu’ils puissent donner à l’étudiant une faculté d’observation exacte et la découverte des expressions de la beauté ainsi que de l’harmonie dans la vie quotidienne.

Céramiques

A ceux que la céramique intéresse, des cours sont donnés pour le coulage des moules, l’emploi du tour du potier, le travail de la terre et le chauffage des fours. Les étudiants apprennent aussi à manier les outils pour travailler le cuir, la reliure, le bois.

Mathématiques

Des cours d’algèbre et de géométrie sont donnés à tout étudiant se préparant à l’université. Les élèves plus avancés peuvent apprendre la trigonométrie rectiligne et sphérique, la géométrie supérieure et analytique et diverses branches de mathématiques spécialisées. En plus des matières contenues dans ces cours, les étudiants sont informés des corrélations existant entre les mathématiques, l’art, l’industrie, l’astronomie, la physique, la chimie etc.

Diction

Un effort est fait pour corriger la difficulté d’expression et pour développer la voix. Des exercices vocaux sont faits pour la prononciation, l’énonciation, la conversation. Tous les élèves apprennent la formation et la technique du langage correct.

Musique

Afin de développer la compréhension juste de la musique, un cours est ouvert qui passe en revue les instruments d’orchestre et leur emploi dans la symphonie et le concerto, les multiples formes de la musique dans leur ordre historique, ainsi que les éléments de la musique, de l’harmonie et de l’acoustique. Ces cours donnent à l’étudiant une meilleure base pour comprendre et aimer la bonne musique en général.

Éducation physique

Les cours ont pour but une parfaite coordination de l’esprit et du corps de l’étudiant. Ils développent son courage et sa santé. Les cours consistent en exercices rythmiques, athlétiques et sportifs comprenant l’équitation, l’escrime, la natation, le volley-ball. Une place importante est donnée aux différentes techniques d’expression corporelle, à l’eurythmie, aux prises de conscience corporelle. Chaque école possède un professeur de yoga.

Écologie

Dans le cadre des cours de sciences biologiques des informations sont données aux étudiants sur l’écologie, les grands cycles de la nature, les problèmes de l’environnement et de la pollution, les erreurs de comportement de la civilisation technicienne à l’égard des grands équilibres naturels.

Une place importante est donnée aux notions relatives au respect de la nature. Les élèves sont éduqués d’une telle façon qu’ils sont incapables d’actes de cruauté envers les animaux, ils respectent les arbres, les fleurs, évitent de détruire les nids d’oiseaux, de sacrifier inutilement les lézards, les têtards, et toutes espèces d’animaux quels qu’ils soient.

Bases d’une économie naturelle

L’ampleur des crises économiques qui frappent le monde au seuil du dernier quart du XXe siècle tend à suggérer aux chercheurs non plus des solutions de replâtrage, mais une remise en question totale de toutes les bases, de tous les rouages et surtout de toutes les motivations présidant aux diverses activités économiques. Nous assistons à l’agonie d’un système. Le processus des dévaluations progressives est irréversible et sans issue. Lorsqu’un organisme est malade, lorsqu’il est atteint d’une intoxication quelconque, il réagit par ce que l’on nomme une crise. La crise ou la maladie est un mode d’avertissement utile, enseignant à celui qu’elle atteint qu’il y a danger, surmenage ou intoxication. La crise est généralement suivie d’une période de convalescence et cette dernière permet une récupération de l’état normal. Une crise est donc un phénomène passager. On peut généralement résoudre les problèmes qu’elle soulève.

En est-il de même pour les systèmes économiques actuellement en vigueur? Suffit-il d’attendre patiemment le retour à un état d’équilibre qui serait venu prématurément bouleverser les progrès prodigieux et soudains de la science et de la technique?

Notre réponse est catégoriquement négative. Elle est négative, car dès le départ des vices de structure, de fonctionnement, des motivations absolument artificielles devaient aboutir inéluctablement aux situations désastreuses que le monde commence à connaître. Il ne peut être question de retour à une situation normale ou, du moins, à ce que nos experts en économie considèrent comme une situation normale. Normale, pour la plupart d’entre eux, est synonyme d’artificielle et d’antinaturelle pour nous.

Le retour à une telle situation, faussée dès le départ, serait désastreux. Le déséquilibre actuel de l’économie est, à notre avis, sans issue. Ne parlons donc plus de crise économique. Ce terme est faux. Il nous induit en erreur. Il fait à la fois supposer et espérer un retour illusoire à un état normal authentique qui n’a jamais existé. Il présuppose l’existence préalable d’un organisme sain. Un tel organisme n’a jamais existé sur le plan économique. Depuis l’année 1910, de nombreux économistes parlent de crise. En dépit des avertissements de Normal Angell dans son remarquable ouvrage La Grande Illusion on procéda à ce désastre économique que fut la Grande Guerre de 1914. Depuis 1910, les économistes promettent et attendent une ère de prospérité qui n’est que duperie et création de l’esprit. Depuis lors, chaque année nouvelle nous en écarte davantage.

Les deux phases de l’histoire économique

On peut diviser l’histoire de l’économie en deux phases bien distinctes :

1° Une phase de rareté.

2° Une phase d’abondance.

Depuis les temps préhistoriques très lointains, l’homme a lutté, souffert pour tenter de capter et transformer les énergies de la nature. Pendant des dizaines de milliers d’années il endura de pénibles épreuves afin de s’assurer une suprématie sur les éléments. Les moyens de production des hommes préhistoriques étaient infimes et limités à leurs propres forces. L’âpreté des premiers combats qu’ils eurent à entreprendre pour s’assurer le strict nécessaire, autant du point de vue alimentaire que vestimentaire, a conduit les êtres humains à vivre en société. Tout l’effort économique des hommes primitifs et des premiers peuples de l’histoire peut se résumer de la façon suivante : une association mutuelle des forces, une organisation collective des énergies pour combattre le grand ennemi du moment : la rareté des produits, le manque de confort.

Les êtres humains comprirent peu à peu l’intérêt que représenterait le perfectionnement de certaines spécialités : ce fut le début de l’ère des spécialisations. Les progrès de la spécialisation furent à l’origine d’une variété sans cesse grandissante de produits spécialisés. Les caractères particuliers de ceux-ci et leur perfectionnement progressif devaient conduire les primitifs vers l’échange de ces produits. Le troc fut ensuite facilité par l’adoption d’une sorte de marchandise tierce, de valeur purement conventionnelle : la monnaie.

Peu à peu l’intellect humain s’aiguise, se perfectionne. L’homme discerne quels sont dans la nature les éléments qui pourraient contribuer à son affranchissement. Ses facultés d’observation et de raisonnement se développant, l’homme découvre progressivement certaines lois naturelles et les processus d’équilibre qui président aux destinées du monde. Il commence par faire travailler les animaux qu’il tente de domestiquer. Devenant plus ambitieux et toujours insatisfait, il exploite ses semblables : c’est le régime de l’esclavage. A ce niveau, nous assistons déjà aux premières séquelles d’un développement provisoire de l’intellect, privé de maturité.

Au cours de cette première phase dite de rareté, tous les conflits sociaux, les guerres, les invasions n’eurent, la plupart du temps, qu’un objectif essentiel : la lutte contre la rareté par la conquête de régions nouvelles permettant de fournir les produits afin de répondre aux besoins grandissants. Les pays conquis, les ennemis asservis assuraient de nouvelles possibilités de production, des richesses inconnues, un soulagement momentané à la hantise qu’exerçait à cette époque lointaine, la rareté.

Mais l’histoire de l’évolution nous révèle que ses rythmes ne sont pas toujours identiques. Des périodes soudainement plus rapides se manifestent souvent. Des mutations brusques se produisent après des périodes de transition souvent critiques. De tels changements brusques se sont produits après la phase de rareté que nous venons d’évoquer. Les progrès intellectuels ont été le prélude d’une révolution prodigieuse qui s’opéra brutalement et, presque sans transition, en l’espace d’un siècle ou deux. Dès les XVIIe et XVIIIe siècles, par la redécouverte de l’électricité (des fouilles récentes ont mis à jour des piles datant de plusieurs milliers d’années), par la découverte de la machine à vapeur, la face du monde allait être complètement bouleversée. Le développement de la technique permit à l’homme de capter dans la nature d’énormes quantités d’énergies. Mais l’homme n’avait pas la maturité nécessaire pour procéder à une utilisation judicieuse et adéquate de ses nouveaux pouvoirs. Bien au contraire et la pollution ainsi que les diverses crises qui sévissent en fin de ce vingtième siècle le démontrent amplement.

La rapidité foudroyante de l’augmentation du pouvoir de production des êtres humains a été illustrée par divers auteurs, dont Alfred Doer. Le pouvoir de production ou capacité de travail de l’être humain est souvent défini par l’expression : coefficient de production. L’ascension des coefficients de production depuis la préhistoire suit, non une progression arithmétique mais une progression géométrique qui, depuis le début du vingtième siècle, tend à revêtir une allure exponentielle.

En cinq cents siècles, l’homme n’avait réussi qu’à doubler ses facultés initiales de production : ce qui donne un coefficient de production de 2. En un siècle et demi environ, grâce à la découverte de la machine à vapeur et de l’électricité, l’homme est parvenu à multiplier ses moyens de production par quarante : coefficient de production 40.

Au cours des 23 années qui séparent 1920 de 1943, l’accélération des progrès techniques s’intensifia de façon plus considérable encore. Au cours de cette période d’un peu plus de vingt ans les êtres humains ont conquis sur la nature 12 à 15 fois plus d’énergie qu’ils n’en avaient capté depuis les temps préhistoriques (période variant suivant les auteurs entre 20 000 et 1 000 000 d’années).

Dès cette époque nous pouvons considérer que la phase de rareté est terminée. Nous assistons à la naissance de la phase dite d’abondance. Mais ainsi que nous le verrons celle-ci est beaucoup plus théorique que réelle. La phase d’abondance est une possibilité. Elle devrait être une réalité. Mais des valeurs et des structures économiques et politiques absurdes empêchent la réalisation de ces possibilités. Au seuil de 1943 le coefficient de production est monté aux environs de 500 par rapport à celui de l’homme préhistorique.

Mais l’année 1944 inaugure dramatiquement l’ère atomique. Les coefficients de production vont dès lors poursuivre une ascension vertigineuse. En effet, les sciences nous enseignent que les possibilités de l’énergie atomique sont infiniment supérieures à celles de l’énergie chimique. Un gramme de matière transformé en énergie chimique peut, dans les meilleures conditions, fournir environ 40 grandes calories. Or, un gramme de la même matière transformé en énergie rayonnante produit non 40 grandes calories mais vingt-deux milliards de grandes calories. Lors de la fission nucléaire une partie importante de la matière est transformée en rayonnement. L’estimation de vingt-deux milliards de grandes calories est basée sur une transformation de l’intégralité d’un gramme de matière en rayonnement. Le rapport entre quarante et vingt-deux milliards n’est donc que théorique. Cependant les progrès techniques réalisés entre 1944 et 1975 ont été considérables. De nombreux catalyseurs et freineurs ont été découverts, permettant l’utilisation d’une part de plus en plus importante de l’énorme quantité d’énergie libérée soudainement et de façon explosive lors des fissions nucléaires. Si l’on admet qu’un centième seulement d’un gramme de matière était transformé en rayonnement ceci nous donnerait encore deux cent vingt millions de calories, et un millième nous donnerait encore vingt millions de calories.

L’année 1943 symbolisait le sommet de l’ère chimique caractérisée par un coefficient de production de 500. Celui-ci, nous l’avons vu, était lié à la faculté d’extraire 40 calories d’un gramme de matière. Dans l’hypothèse la plus défavorable, l’énergie atomique utilisable d’un gramme de matière multiplie par des milliers sinon des dizaines ou centaines de milliers le coefficient de production de 1943. La possibilité théorique d’une phase d’abondance exceptionnelle est donc évidente.

Et par un curieux paradoxe, il semble que lorsque l’humanité luttait jadis contre la rareté, beaucoup d’êtres humains avaient moins à souffrir qu’actuellement. Ainsi que l’exprimait Georges Valois : « Le régime actuel produit l’abondance mais des systèmes économiques périmés en empêchent la juste répartition. Nos régimes économiques, politiques actuels produisent l’abondance mais distribuent la misère. »

Les possibilités de captation de l’énergie vont être de plus en plus considérables. Il est aisé de comprendre que plus il y a d’énergies disponibles, plus les machines pourront tourner, travailler, transformer. En un mot, plus il y a d’énergies disponibles, plus l’homme peut produire. Au cours de la phase de rareté, les êtres humains étaient eux-mêmes les agents indispensables, les collaborateurs directs de la production. Depuis l’inauguration de la phase d’abondance, leur rôle devient plus effacé. Il devient plus intellectuel et technique. Les travaux sont de moins en moins manuels. Les progrès de la technique réalisés grâce à un essor nouveau de la pensée ont en réalité la mission de libérer les êtres humains du joug d’un travail matériel excessif.

Au cours des temps anciens les travaux étaient pénibles. Ils nécessitaient des dépenses d’énergies physiques considérables pour obtenir de très modestes résultats. Ces travaux étaient pourtant indispensables à l’économie très pauvre de la société de cette époque. Celle-ci n’avait jamais assez de bras pour assurer une production suffisante. Au cours des premiers temps de l’histoire humaine, une répartition des richesses produites en fonction du travail de chaque individu pouvait être théoriquement mieux établie qu’à l’époque actuelle. Chacun pouvait gagner sa vie mais il la gagnait au prix de durs efforts par un labeur quotidien qui absorbait la totalité de ses énergies. Depuis un siècle, les machines travaillent à la place de l’homme. Elles tendent à le remplacer progressivement de façon de plus en plus complète. Certaines d’entre elles peuvent effectuer en une heure le travail qu’une centaine d’êtres humains accomplissait jadis durant des semaines ou des mois.

Théoriquement, la machine peut libérer l’homme du travail matériel. Les êtres humains sont en mesure d’accéder à une dignité nouvelle. Mais la réalisation effective de celle-ci implique une maturité psychologique dont l’évolution devrait être parallèle à l’essor de la technique. Faute de prendre en considération l’importance du facteur psychologique, sous prétexte qu’il est étranger à leur compétence, de nombreux spécialistes d’économie commettent une faute très grave dont les conséquences sont importantes. Sans la réalisation d’une maturité psychologique adéquate, la diminution des heures de travail et l’extension des moments de loisir pourraient aboutir à une utilisation complètement inadéquate de ces derniers. Sans la présence d’une maturité psychologique et de valeurs spirituelles authentiques l’extension des loisirs, au lieu d’être une opportunité d’épanouissement de la vie intérieure et d’expression des facultés créatrices les plus nobles de l’être humain, risquerait au contraire de conduire celui-ci dans une attitude d’oisiveté négative et destructrice.

Parmi les résultats indirects de l’essor inouï de la science, de la technique, du machinisme, mal utilisés par des structures économiques inadéquates, il faut mentionner le chômage. Entre les années 1930 et 1 940 de nombreux économistes informés de l’essor soudain du machinisme depuis 1925 jusqu’à 1940 voyaient en lui l’un des éléments responsables des crises diverses. Traumatisés par la prise de conscience de l’essor des machines remplaçant des milliers d’emplois, ils ont accusé à tort celles-ci, les rendant responsables de l’apparition du chômage. Leur raisonnement était le suivant : les machines remplaçant la main-d’œuvre, le chômage va se développer. Le raisonnement n’était que partiellement exact. En fait, l’apparition des machines a fait surgir des débouchés considérables pour une main-d’œuvre nouvelle. Le déroulement des événements se poursuivit cependant dans un cycle très complexe. L’évolution prodigieuse de la technique devait aboutir elle-même à la création de machines, à tel point perfectionnées qu’elles rendent inutiles ou désuètes tout un groupe de machines anciennes. Mais ces machines nouvelles éliminent à leur tour des possibilités d’emplois.

L’accroissement du chômage, quelles qu’en soient les causes suivant les travaux et les opinions fort diverses des spécialistes de l’économie, ainsi que la progression grandissante de l’inflation constituent les deux fléaux majeurs de l’économie actuelle.

En Belgique, pour une population de 9 à 10 millions d’habitants, 156 000 chômeurs complets et 1 20 000 chômeurs partiels étaient enregistrés au début de 1975.

De 1933 à 1939, tandis que le nombre des chômeurs des pays industrialisés oscillait entre 30 et 40 millions, diverses tentatives de solution ont été ébauchées.

Certaines d’entre elles, particulièrement audacieuses, sont très peu connues. Parmi elles, nous signalerons les œuvres de Jacques Duboin publiées par le « Mouvement français de l’Abondance » et celles, moins connues encore, de Georges Valois et Gustave Rodrigue publiées par le « Mouvement français du Nouvel Age ».

Nombreux sont les économistes de notre époque, méprisant ces tentatives d’essais d’économie distributive. La progression désastreuse et irréversible de l’inflation entre 1914 et 1975, le chômage grandissant, la gravité de la situation économique mondiale au seuil du dernier quart du XXe siècle sont autant de faits confirmant les prédictions et le bien-fondé des partisans de l’économie distributive.

Dès 1936 ceux-ci résumaient comme suit la genèse des crises économiques et sociales dont le monde actuel est l’objet en nous offrant chaque jour davantage l’affligeant spectacle de ses misères, de ses guerres, de ses injustices et de ses cruautés.

« Le chômage des hommes entraîne indirectement celui des capitaux.

« Le développement des moyens de production entraîne un abaissement continuel dans le prix de revient des objets fabriqués. Ceci n’est valable qu’en l’absence d’inflation.

« Les machines pouvant produire en un temps record des quantités considérables d’objets, la surproduction peut et doit inévitablement atteindre des proportions considérables. »

Au cours d’une première phase, en l’absence de l’inflation qui ne se manifeste pas encore, le règne de l’abondance impose au producteur des prix toujours plus bas. Dès que surgit une nouveauté, les classes aisées s’en emparent. Mais la saturation de la zone sociale aisée se réalise rapidement. Les prospecteurs s’adressent ensuite à des zones sociales inférieures dont les possibilités financières sont plus réduites et proposent des prix inférieurs aux précédents. Il est aisé de comprendre que cette zone moins favorisée sur le plan financier sera saturée à son tour. Mais, pour autant, les usines ne s’arrêtent pas. Les machines tournent toujours aussi rapidement. La surabondance des objets fabriqués et de toutes espèces de marchandises grossit les stocks de réserves. Ceux-ci revêtent un caractère inquiétant par leur volume presque monstrueux.

Les grandes firmes publicitaires sont alors sollicitées. Des équipes de psychologues mettent au point des techniques de publicité percutantes ayant pour mission de suggérer des besoins à ceux qui, sans ces publicités, ne se seraient pas encombrés d’objets inessentiels ou inutiles. Certains cherchent des débouchés parmi les peuples appelés sous-développés et leur suggèrent des besoins jusqu’alors inconnus. Sous cet angle, les crises économiques déterminent des effets secondaires d’ordre psychologique tendant à mettre les êtres humains dans une situation de dépendance à l’égard d’une foule d’objets ou de valeurs.

Mais en dépit de l’évidente saturation de toutes les couches sociales, de toutes les races, de tous les pays les plus lointains, les usines et les machines continuent à tourner et les stocks s’accumulent, Nous assistons alors aux crimes sociaux les plus insensés qui puissent exister après les guerres. La surabondance entraînant — au cours de la période pré-inflationniste — une baisse des prix, celle-ci tend vers des limites intolérables. Afin d’éviter une chute de prix aussi spectaculaire les produits sont alors détruits ! Des tonnes de blé ont été dénaturées, des quantités énormes de café ont été brûlées, des tonnes de fruits magnifiques, de beaux légumes sont jetés, des milliers de litres de lait sont répandus dans les rivières tandis que des centaines de milliers d’êtres humains meurent de faim dans la misère la plus complète.

Le chômage grandissant entraîne une diminution de la capacité d’achat de tout un secteur de la population. Les charges sociales devenant plus lourdes, l’abaissement du prix de vente résultant à la fois de la crise et de la surproduction, l’augmentation du prix de revient sont autant d’éléments tendant à diminuer l’intérêt des capitaux investis. Le Bureau International du Travail a évalué la chute verticale de la capacité d’achat à environ 1800 milliards de francs belges par an dès 1937. Entre 1930 et 1935 la baisse des dividendes de l’industrie libre a diminué d’environ 70 %. Durant la période se situant entre 1955 et 1975 cette diminution a pris des proportions incomparablement plus graves.

Conséquences de la diminution du pouvoir d’achat

Les adeptes de l’économie distributive exposent comme suit les conséquences de la diminution du pouvoir d’achat sur le budget des gouvernements. Ce budget ne se forme qu’en prélevant une quote-part du budget individuel des contribuables. Ceux-ci étant atteints par les effets de la crise économique, l’État se trouve dans l’obligation d’augmenter ses charges : charges de plus en plus lourdes du chômage grandissant, renflouement des grandes entreprises en danger de faillite, assistances diverses. Parallèlement à l’augmentation de ses charges, l’État subit une diminution sensible de ses recettes. Les transactions étant moins nombreuses, l’État est en outre privé d’un de ses revenus les plus substantiels : l’impôt sur le chiffre d’affaires.

L’ensemble de ces éléments conduit l’économie des États dans une situation de plus en plus difficile. Celle-ci entraîne les réactions connues qui peuvent être résumées comme suit :

a) Augmentation des impôts jusqu’à la limite de la faculté contributive du pays. Cette augmentation des impôts freine la capacité générale d’achat des contribuables.

b) Diminution des dépenses de l’État. La suppression de certains départements ou travaux provoque également un chômage supplémentaire.

c) L’émission d’emprunts. Celle-ci se traduit également par une diminution de la capacité générale d’achat, l’argent investi dans les emprunts ne pouvant plus servir aux achats.

Lorsque, se voyant acculé à l’irrémédiable faillite, l’État veut trouver une issue, il procède à des réflexes désespérés qui ne résolvent pas fondamentalement les problèmes. Parmi ceux-ci nous citerons :

a) Les « loteries nationales ».

b) l’altération des monnaies (dévaluation, inflation).

En fait, nous assistons ici à la faillite proprement dite mais l’État sauve la face en dévaluant la monnaie.

Ne disposant pas d’unités monétaires en suffisance pour faire face à ses besoins financiers, il en fabrique de la façon suivante : la monnaie étant gagée par une réserve d’or, l’État se constitue un stock d’or en prélevant sur chaque unité monétaire en circulation une partie du métal précieux qu’elle représente.

Avant la généralisation de la circulation fiduciaire c’est-à-dire de la monnaie de papier, le pouvoir central rognait effectivement le métal des pièces de monnaie pour accroître leur nombre à son profit. Actuellement, l’opération est considérablement facilitée depuis que l’or ne quitte plus les banques d’émission. L’État ordonne à la banque qui en est chargée, d’émettre une quantité limitée de billets gagés par le stock d’or qu’il vient de constituer. Les nouvelles unités monétaires ainsi créées deviennent propriété de l’État. Elles ont en fait été créées par des prélèvements illicites sur les avoirs individuels des contribuables, qui, la plupart, sont dans l’ignorance complète de la signification exacte de ce qui s’est produit à leur détriment. Ces monnaies dévaluées serviront à ce même État à payer différentes dettes aux dits contribuables. Les billets nouveaux se confondront d’ailleurs parfaitement avec ceux de la circulation en cours antérieurement à la dévaluation. On n’en a rien changé, ni le nom, ni la couleur, ni la forme. Ils sont plus nombreux et possèdent moins de valeur.

La base principale de l’économie actuelle est le profit. Chacune de nos unités monétaires actuelles, chaque pièce de monnaie, est une unité de profit. Cette unité de profit se traduit par la valeur d’échange que la pièce de monnaie et le billet portent imprimés sur leurs faces. Cette valeur d’échange est donc limitée par le poids et le titre du métal précieux contenu dans la pièce de monnaie. Elle diminue quand on diminue la proportion d’or. Si l’on procède à la diminution du métal précieux d’une unité monétaire, on diminue proportionnellement sa valeur d’échange ou son pouvoir d’achat. On lui conserve son nom ancien mais c’est indiscutablement une monnaie nouvelle qui ne possède qu’une valeur d’échange réduite donc une capacité d’achat diminuée par rapport à la monnaie ancienne.

Les adeptes de l’économie distributive estiment qu’il s’agit là d’une sorte d’abus de confiance sur la nature duquel ils désirent attirer notre attention. Les monnaies étant progressivement dépourvues de leur valeur ancienne, chaque citoyen sera plus pauvre et la vie deviendra de plus en plus chère. Chacun sait mesurer l’ampleur de l’effondrement des monnaies en comparant la valeur d’un franc belge ou français de 1914 à celle de 1975.  L’économie basée sur le profit a été instituée lors de la phase de rareté. Ses salaires, ses bénéfices, ses rentes constituaient une forme comptable plus ou moins adéquate aux différentes circonstances d’une phase de rareté. Mais depuis un siècle une évolution scientifique et technique a bouleversé toutes les données du problème.

La phase d’abondance théorique que nous vivons à la suite de l’augmentation considérable des coefficients de production exige une capitulation pure et simple des vieilles méthodes et structures économiques, politiques, sociales. La progression véritablement catastrophique de la poussée inflationniste entre 1970 et 1975 parallèlement à celle du chômage nous montre la nécessité impérieuse d’un changement radical.

La devise des adeptes de l’économie distributive peut être résumée comme suit : produire pour consommer et non produire pour profiter. Il importe donc de définir les bases d’une économie nouvelle de nature distributive.

Quelles seront les caractéristiques de la monnaie nouvelle ? Quelles seront ses garanties et ses valeurs de référence ?

Quelles seront les modalités de distribution des richesses considérables que l’humanité peut actuellement produire en vertu de l’augmentation des coefficients de production ?

Quels seront les éléments d’ordre psychologique et les méthodes d’éducation ou de rééducation qui permettront aux êtres humains de s’intégrer harmonieusement dans une société dont les structures économiques et politiques ne seront plus basées sur le profit?

Pourra-t-on réaliser une sorte d’internationale de l’abondance qui mettra fin à l’odieux contraste existant entre un quart de l’humanité vivant dans l’opulence tandis que les trois-quarts vivent dans la misère et la famine ?

Comment réaliser de façon durable un équilibre individuel et collectif, de façon authentique et non artificielle, sans avoir recours à des éléments de transformations psychologiques et spirituelles des êtres humains ?

Comment libérer l’être humain de façon authentique et non artificielle de l’esprit de profit sans une éducation lui permettant de l’affranchir de son excès d’égoïsme ?

Voilà autant de questions fondamentales qui sont indispensables à résoudre et qui nous montrent l’immensité écrasante de la tâche à accomplir. Ces questions nous montrent également l’interdépendance des facteurs d’ordre économique, psychologique et spirituel.

Vers un droit nouveau

Les adeptes de l’économie distributive ont tenté de résumer les bases d’un droit nouveau. A défaut de celui-ci des minorités de privilégiés resteront toujours les propriétaires exclusifs, soit de matières premières indispensables à diverses collectivités, soit de moyens de production qui sont devenus énormes.

Quelques points essentiels, très résumés, du droit nouveau suggéré par les adeptes de l’économie distributive peuvent être exprimés comme suit :

1° Tous les hommes de toutes les nations doivent être cohéritiers, dans l’indivision: a) de tous les moyens de production,

b) de toutes les matières premières nécessaires à la production.

2° L’exploitation de ces moyens de production doit être à la disposition de la collectivité et non à une minorité de nations ou d’individus privilégiés.

3° Tous les individus de toutes les nations ont également droit au bénéfice de l’exploitation des moyens de production.

Le moteur de l’économie nouvelle ne sera donc plus le profit. L’avenir appartient à l’économie distributive qui procède à la distribution des produits, non en fonction du profit mais suivant le besoin réel des individus. Dans l’économie de profit, la surproduction résultant des progrès techniques et de l’augmentation des coefficients de production pose tout un ensemble de problèmes; les inventeurs, loin d’être les libérateurs de l’être humain, peuvent être un danger. Leurs découvertes risquent en effet d’entraîner les millions de travailleurs au chômage. L’éventuelle découverte de sources d’énergies différentes et plus avantageuses que le charbon et le pétrole ainsi que le non-retour aux centrales nucléaires dangereusement polluantes constituent autant de facteurs pouvant entraîner le chômage de millions de travailleurs. Dans l’économie distributive, au contraire, les inventeurs pourraient être considérés comme les auxiliaires de l’affranchissement de l’homme.

Les adeptes de l’économie distributive se posent la question de savoir pour qui et pourquoi produit-on quoi que ce soit?

Cette question est à tel point élémentaire qu’elle semble simpliste et naïve. Nombreux sont ceux qui ont tenté d’y répondre en invoquant l’importance du profit sans se rendre compte des conséquences désastreuses d’une telle motivation.

La réponse que donne l’économie distributive est simple : le mobile profond, naturel et non artificiel de la production est le besoin des consommateurs. Produire pour consommer et non pour tirer directement ou indirectement profit, telle est l’une des bases de l’économie distributive. Depuis plusieurs siècles, les générations passées ont été à tel point conditionnées par l’idée du profit que les économistes les plus avertis n’ont jamais osé effleurer l’idée d’une économie délivrée de cette hantise permanente et dont le seul moteur serait la somme des besoins individuels.

A la question de savoir : « Pourquoi et pour qui tournent les usines ? En vertu de quoi ou du pouvoir de qui tournent tous les rouages de la machinerie industrielle ? » l’économie de profit actuelle ne peut que répondre : c’est l’argent et le profit qui commandent, ce sont les minorités de privilégiés, propriétaires exclusifs des moyens considérables de production qui font tourner les usines, non en tenant compte des besoins réels et de l’intérêt des consommateurs mais en vue d’une accumulation souvent démesurée de profits. Aux mêmes questions, les adeptes de l’économie distributive répondent : la seule puissance capable de faire fonctionner naturellement et rationnellement les rouages de la machinerie industrielle n’est pas autre chose que la somme des besoins individuels de tous les consommateurs. Il s’agit en fait d’une économie naturelle.

A beaucoup d’égards, l’économie distributive peut être considérée comme une transposition pure et simple des processus et des lois de la nature dans le domaine de l’économie. Un cœur bat en fonction de la somme des besoins de la collectivité des organes formant le corps humain. Il fonctionne en vertu d’une nécessité naturelle commandée par un ensemble d’organes interdépendants. Le cœur répond à l’ensemble des besoins du corps et les rythmes de ses battements sont liés à ces besoins. Il ne fonctionne pas pour son compte propre ni en vertu d’une recherche de profit personnel. Son comportement est indirectement dicté par la somme de toutes les exigences cellulaires, nerveuses, psychosomatiques.

La nature nous montre ainsi le spectacle d’une gestion harmonieuse des individualités vivantes reposant sur la croissance et le fonctionnement apparemment autonomes de cellules et d’organes interdépendants. Le cœur et l’appareil respiratoire sont à certains égards et par rapport au corps humain, ce que les usines et les rouages de la machinerie industrielle sont par rapport aux besoins réels des consommateurs.

Telles sont les raisons pour lesquelles les partisans de l’économie distributive envisagent les communes comme cellules de base fondamentales de la collectivité humaine. Dans chacune de ces cellules communales de base des délégués au recensement des besoins normaux, réels et équilibrés dresseront un bilan de ceux-ci. Chaque commune devrait former une coopérative générale de consommateurs. Elle aurait pour mission de désigner les responsables de son secteur. Elle veillerait à la répartition équitable des produits du travail conformément aux informations des délégués au recensement des besoins. Chaque commune devrait nommer préalablement ces délégués, chacun suivant ses spécialités. Les usines et tous les rouages de la machinerie industrielle tourneraient enfin en vertu de la nécessité naturelle des besoins exprimés par les délégués des consommateurs.

Les partisans de l’économie distributive n’ignorent pas le mouvement de recul et de surprise que peut provoquer la lecture d’un programme de ce genre. Ils savent fort bien qu’ils seront taxés d’utopistes. L’acuité grandissante des crises actuelles commande de faire table rase de toutes les anciennes méthodes, de toutes les anciennes valeurs et de nous inspirer de la sagesse ainsi que de l’équilibre des grandes lois naturelles. Copier ou s’efforcer de transposer les lois de la nature n’est pas une attitude que l’on puisse véritablement qualifier de pure création de l’esprit ou d’utopie. Nous avons cependant une tendance à considérer très naturels nos égoïsmes, nos instincts de domination, nos besoins insatiables de posséder et toutes les structures économiques, politiques, sociales et morales qui en sont l’expression. Si des créations de l’esprit humain existent, c’est bien dans ces structures actuelles et nulle part ailleurs qu’il faut les chercher.

Comment remplacer le profit, le servage, le salariat et quelles seront les valeurs nouvelles, naturelles et non artificielles ou fictives qui remplaceront les monnaies ? Quels seront les critères en vertu desquels les consommateurs seront en droit de recevoir les besoins recensés par les délégués communaux?

Dans son Plan du Nouvel Age, Georges Valois résume de façon très condensée les réponses à ces questions : « Il n’y aura plus — à proprement parler — de salaires. Tout être valide assurera une période de service déterminée pour laquelle il recevra une indemnité fixe. »

Il est vraisemblable que les postes représentant une responsabilité et des compétences spéciales ou supérieures seront l’objet d’indemnités plus élevées : « Les diverses indemnités, les conditions de service devront être déterminées par des accords spéciaux entre les coopératives et les syndicats. Leur montant sera estimé de façon à pouvoir assurer un minimum vital décent mais étant donné le principe même de la distribution de l’abondance, ce minimum pourrait atteindre aisément un niveau qu’une immense majorité d’êtres humains considère actuellement comme un maximum. L’humanité assisterait à l’une des premières distributions de produits rationnellement organisée. »

De quelle façon pourrait-elle se réaliser? « Les indemnités de service étant versées à tous — ce qui équivaut à dire qu’une partie importante de la production sera distribuée —, il restera dans toutes les exploitations des excédents de production, de toutes natures. Sur ces excédents un premier prélèvement sera fait pour les services non directement productifs : travaux publics, habitations, enseignement, sécurité, justice, hygiène, etc., et pour les services aux malades et retraités. Un second prélèvement sera fait pour le renouvellement du matériel, le progrès scientifique et technique. Les soldes, qui constitueront ce que l’on appelle actuellement les bénéfices nets tous impôts déduits et qui sont présentement destinés aux actionnaires des sociétés de production, iront directement aux coopératives qui, partout, remplaceront juridiquement et réellement les actionnaires. Ces soldes seront distribués en marchandises. Tandis qu’ils sont actuellement invendables puisqu’ils ne peuvent plus être vendus aux travailleurs qui n’ont plus les moyens de les acquérir, — dans le nouveau système ils deviendront distribuables. Ils iront tout naturellement aux coopératives nationales ou régionales pour arriver aux coopératives communales de base qui les distribueront à chaque consommateur individuel. Cette distribution de produits ne devrait s’effectuer que contre remise de bons ou certificats de travail ou de certificats de production ou de service ratives nationales ou régionales pour arriver aux coopératives nationales ou régionales pour arriver aux coopératives communales de base qui les distribueront à chaque consommateur individuel. Cette distribution de produits ne devrait s’effectuer que contre remise de bons ou certificats de travail ou de certificats de production ou de service social assumé par chaque individu.

« Le système monétaire actuel n’aura plus de sens » déclare Georges Valois. Le système actuel est lié à l’économie échangiste. Dans l’économie distributive il sera nécessaire de partir du principe qu’il faudra distribuer chaque année tous les produits consommables dans l’année mais que l’on ne pourra distribuer que cela : ni plus ni moins. En conséquence, la quantité de certificats ou de bons à mettre en circulation devrait représenter finalement la masse des produits de l’année, ni plus ni moins.

Un tel processus devrait théoriquement exclure de façon radicale toute fraude ainsi que l’abus de confiance évident de l’économie actuelle où chaque billet représente une valeur absolument conventionnelle, éminemment altérable et prédestinée à toutes les spéculations douteuses qui sont de plus en plus fréquentes.

En bref, l’économie distributive remet en évidence l’importance de la valeur travail, valeur naturelle infiniment plus saine et stable que la plupart des valeurs auxquelles se réfèrent les économies actuelles.

Qu’on le veuille ou non, il semble bien que le déroulement des crises économiques de plus en plus graves qui se sont produites entre 1960 et 1975 aboutit à la mise en évidence de la valeur travail comme seule référence saine et stable. Suite à l’effondrement des monnaies, à l’inflation désastreuse dont il semble que les processus soient irréversibles, les grands producteurs de pétrole s’orientent, dès 1974, vers un refus des paiements en devises quelles qu’elles soient. Ils réclament des compétences techniques, et scientifiques, seules capables d’assurer un travail hautement spécialisé.

Le grand problème de l’avenir résidera dans l’élaboration des mesures à prendre et des structures à créer afin de traverser sans trop de difficultés la période intermédiaire entre l’économie actuelle lors de son effondrement total et l’économie distributive tellement éloignée des normes généralement admises et de l’actuel sens des valeurs.

Les grandes lignes de l’économie distributive qui viennent d’être résumées ne constituent qu’une caricature théorique de tout un ensemble de détails que les données expérimentales réelles devront permettre d’adapter aux circonstances.

D’une façon générale, il importe de ne pas perdre de vue que l’une des bases essentielles de la société de l’avenir devrait être l’homme considéré en tant qu’individu doué d’un minimum de maturité psychologique qui puisse le rendre accessible à des valeurs spirituelles lui révélant naturellement et spontanément le sens de l’unité, de la coopération, de la solidarité et de l’amour. Un tel individu, et lui seul surtout, est en état de faire valoir des droits légitimes dont l’exercice ne porterait pas préjudice à l’équilibre de la collectivité. Cet individu consentira une délégation de ses droits aux organismes communautaires.

Les partisans de l’économie distributive considèrent que la commune devrait être la base première de toute formation sociale. Elle gérerait les droits sur la propriété dont l’individu a hérité et dont il bénéficie dans l’indivision. De la commune, devraient partir sous forme de délégations diverses les liaisons avec tous les autres corps existant dans les domaines sociaux, économiques et culturels. La traditionnelle organisation de l’état régalien se trouve renversée. Certaines centralisations sont toujours nécessaires, nul ne peut le contester. Mais elles se feront en fonction de la base, à l’image des organismes vivant dans la nature. Les diverses tentatives de régionalisation que l’on voit se manifester actuellement déjà en France, en Belgique et dans d’autres pays tendent vers une reprise en considération de la base.

Conclusion

La plupart des difficultés du secteur économique ne résultent pas seulement de facteurs techniques. Elles sont aussi la conséquence de facteurs d’ordre moral et spirituel. Le commerçant, dans l’économie libre actuelle, se trouve devant deux possibilités. Ou bien, il respectera le consommateur parce qu’il prend en considération la valeur morale du service rendu pour avoir bonne conscience plutôt que celle du profit. Ou bien, le sens du profit dominera en lui celui du service rendu parce qu’il n’a pas la maturité morale ou psychologique lui inspirant le respect du consommateur.

Nous nous trouvons toujours en présence des conséquences de l’égoïsme humain. Si le profit supplante la notion de service rendu l’économie libre ne peut subsister. Telles sont les raisons pour lesquelles il est très probable que les formes actuelles de l’économie libre devront être remplacées par celles d’une économie planifiée.

ROBERT LINSSEN

[1] Le développement de la personne. Carl Rogers, p. 245.

[2] Krishnamurti, De l’éducation, éd. Delachaux et Niestlé.