Texte emprunté au livre, maintenant épuisé, de Colette Chabot À moitié sage publié chez Québécor en 1997. Colette Chabot y résuma ce qu’elle a compris des propos de Virgil. C’est le seul texte qui retrace la vie de ce dernier. Virgil nous a quitté le Jeudi 23 Février 2012.
Le récit d’un éveil sauvage survenu à qui ne cherchait pas
Ce livre se termine sur le récit d’un « éveil sauvage » survenu à un homme qui ne s’était jamais posé de questions sur le sens de la vie, de la mort ni sur le destin humain.
Virgil est un témoin vivant de l’Éternité. Mais l’Éternelle Présence s’est incarnée chez un homme qui n’avait absolument jamais lu les livres qui intéressent tous les chercheurs de Vérité. Il n’avait jamais rencontré ni cherché à rencontrer un sage ou un éveillé, pas plus qu’il n’avait jamais manifesté le moindre intérêt pour les grandes traditions de l’histoire de l’humanité. Il n’avait jamais été, non plus, un homme religieux.
À la suite d’une formidable « explosion intérieure » survenue le 24 février 1991 et qui allait ébranler son corps et toute sa vie, il a cherché un peu dans toutes les directions l’explication et le sens de ce qui s’était abattu sur lui avec la force de la foudre.
Quand il tentait de communiquer, d’expliquer la nature de ce qui l’habitait, au mieux on le trouvait étrange, au pire on voulait le récupérer comme guérisseur ou « faiseur de miracles ». Ou encore on lui demandait de cautionner le mensonge et la noirceur de petits systèmes. Pourtant, Virgil, comme plusieurs qui sont entrés dans l’Éternité, voulait non seulement témoigner, mais encore comprendre ce qui lui était arrivé.
J’ai rencontré Virgil à la demande d’un ami qui voulait que je le présente à Éric Baret. Peu de temps après cette rencontre, je lui offris de lui prêter ma plume pour raconter à sa fille, à sa femme, à moi, à tous ceux « qui ont faim et soif » que cette Vérité est bien vivante.
La passion, la grande compassion, la sensibilité de Virgil sont d’une telle beauté que je savais l’aventure risquée. Comment une plume et l’écriture elle-même pourraient-elles jamais rendre toute la fraîcheur de son expression ? Je tenterai donc ici, même si les mots ne sont qu’un bien pauvre reflet, de faire le récit d’un « éveil sauvage » unique. Sans doute cette explosion de l’humain véritable dont témoigne les grandes traditions et qu’annonçaient les sages du début de ce siècle, se produit-elle un peu partout à l’échelle planétaire, mais un seul Virgil est suffisant pour rendre hommage, pour témoigner de cet héritage sacré que chacun porte en soi.
Toute la littérature atteste que des êtres humains ont vécu, tout au long de l’histoire, un état de plénitude tel que les peurs, les angoisses, les violences dans lesquelles nous sommes plongés nous permettent de prendre conscience que notre habituel état de veille ne serait qu’un rêve alors qu’en amont se trouve une vie plus riche, bien plus belle. Combien de sages ont répété que nous rêvons en plein jour et que, de plus, nos vies tiennent plus souvent du cauchemar que de l’épanouissement humain ? Virgil dit à peu près la même chose sans s’appuyer sur aucun dogme, aucune religion ni aucune tradition. Il répète souvent: « Nous sommes le problème et sa solution ! »
Virgil n’a jamais médité. Il n’a jamais rencontré ni voulu connaître un maître ou une tradition. Il aurait même ri ou souri si on l’avait entretenu de ces sujets-là quelques mois avant que survienne cette formidable explosion, qui allait tout balayer de lui et du monde tel qu’il le percevait. Il ne peut même pas retracer quelques expériences du « Transcendant » que les enfants connaissent parfois et qui leur font pressentir une dimension tout autre qui laisse des traces chez l’adolescent ou le jeune adulte.
Nous avons cependant quelques témoignages authentiques d’êtres tous à fait exceptionnels qui, sans avoir rien cherché, sans être « religieux ou spirituels », se sont spontanément épanouis au sein de leur vraie nature. Leur vie, dans son expression de joie et d’amour, constitue une piste certaine du véritable destin humain. C’est avec beaucoup de vénération que les Orientaux appellent ces hommes et ces femmes des « libérés vivants ». Citons le cas de Ramana Maharshi, considéré en Inde comme le plus grand saint contemporain et qui, sans avoir été préparé de quelque façon que ce soit, sans même jamais avoir eu d’aspiration ou de vocation particulière, a assisté, à l’âge de dix-sept ans, à la fois à sa mort et à sa résurrection dans un état de béatitude d’où la mort et la souffrance étaient exclues. Srî Nisargadatta, un sage contemporain, s’est pleinement « éveillé à sa vraie nature » en trois ans en ayant simplement foi en ce que son gourou lui avait dit: « Tu es l’Ultime Réalité ! » Dans ses entretiens, il fait souvent référence à un jeune Canadien qui est venu le voir seulement une fois et qui a pénétré spontanément cette compréhension vivante.
Plus près de nous encore, parlons de Stephen Jourdain dont les écrits ont passionné tant de chercheurs. D’origine corse, cet homme a gagné sa vie dans l’immobilier. Marié et père de famille, Stephen Jourdain a connu un « éveil sauvage » à l’âge de seize ans. En vivant, sans le vouloir, comme un koan. le cogito de Descartes, il s’est retrouvé « vivant au sein de son être ».
De nombreux chercheurs et enseignants ont trouvé tout à fait extraordinaire qu’un être humain atteigne ainsi la maturité sans l’avoir jamais cherchée et sans avoir été orientée par un maître qui relevait de telle ou telle lignée, ou de telle ou telle tradition.
Alors que je parlais, il y a plusieurs années, de Stephen Jourdain à Albert Low, l’expression « éveil sauvage » que j’avais alors « utilisée » l’avait fait rire et il m’avait dit: « En effet, il s’agit de quelque chose de tout à fait naturel et qui n’exige que la sincérité. »
Le récit d’un éveil sauvage comme celui survenu à Virgil et en lui est un clin d’œil de la Grande Vie. Est-ce pour nous signaler que le miracle de Vivant n’a rien à voir ni à faire avec nos grandes bonnes volontés personnelles et nos supposés « lâcher-prise » ? L’éveil est un acte de création pure ! Le miracle d’un Virgil est le miracle même du Vivant. Puisse ce texte inspirer, environner et aimer tous ceux et toutes celles qui portent au coeur un profond pressentiment de la Vérité.
L’explosion
(…) On dit que la « réalisation » est une seconde naissance.
C’est celle de la créature humaine, de l’humble moi humain.
« L’éveil » est venu, et il n’est rien resté de l’homme
quej’étais jusqu’à ce que cette lame coupe net le fil de ma vie.
Stephen Jourdain
Dimanche, 24 février 1991, 5h45: Virgil sort du lit sous l’effet d’une pression subite, intense. Une puissante énergie ressentie dans tout le corps lui donne à penser qu’il s’est peut-être levé pour faire sa lecture habituelle. À cette époque, il aimait lire, pendant la fin de semaine, les livres d’histoire et les biographies des hommes célèbres qui la font. Sa montre indiquait pourtant la même heure qu’à l’accoutumés quand cette force, qui semblait l’environner de toutes parts, lui permit de voir, non pas avec les yeux physiques, dans toutes les directions à la fois. Il voyait en effet l’envers et l’endroit de toute chose et de l’univers, et communiait spontanément avec tout ce qui l’entourait.
Une immensité de paix et d’amour l’environnait, était en lui et était lui. C’est dans ce climat empreint de calme et de beauté que le film de sa vie repassa en un éclair. Il demanda pardon pour toutes les fautes qu’il avait pu avoir commises au cours de sa vie. Son coeur arrêta de battre. Il était prêt à mourir. Pourtant, tout était si grand et beau qu’il souhaitait qu’il y ait un témoin de cette infinie béatitude.
— Je voulais laisser une preuve de cette grandeur de la vie, dont nous vivons qu’un petit coin d’ombre tout en pensant que « c’est ça, la vie ! ».
S’il a cru d’abord que cette puissance infinie de paix et d’amour était extérieure, il devait se rendre compte bientôt qu’elle était lui. Qu’il était… Elle… à l’infini.
Au réveil de son épouse, il se précipita dans la cuisine.
— Paulette, remarques-tu quelque chose de spécial ? demanda-t-il. Suis-je un autre homme ? Y a-t-il quelque chose de différent chez moi ?
Les questions étaient si fortes qu’interrompant ses gestes habituels, elle observa son mari.
— Non, lui répondit-elle, tu es le même, sauf que tes yeux sont très brillants !
La force à l’œuvre continua de se déployer encore longtemps. Virgil était en quelque sorte soulevé de terre. Il devenait le point minuscule d’un immense centre. Installé à la table de la cuisine, il prit dans ses mains un souvenir que sa fille avait rapporté du Mexique. Il ressentait toute la vie de cet objet et en racontait l’histoire à sa femme: la biographie détaillée d’un objet d’où il pouvait lire, comme s’il y était, le détail de tout son environnement.
Il tente spontanément de communiquer ce feu qui l’envahissait de la tête aux pieds. Le fait que son épouse était davantage occupée à vaquer à ses occupations ordinaires qu’à être présente à ce miracle qui se produisait en lui et autour de lui était ressenti comme une offense, non pas à l’égard de lui-même, mais à l’égard de cette Force.
Albert Low, le directeur du Centre Zen de Montréal, raconte dans son livre Je ne suis pas un être humain (Éd. de Mortagne) le caractère subit de son éveil. Il cite ce que Roshi Kapleau lui avait écrit quelques semaines après: « Le dokusan (rencontre privée avec son maître) à ce moment-ci est vital. On est comme un jeune chiot qui vient d’ouvrir les yeux sur le monde et qui a besoin de tous les soins de sa mère. Alors, essayez de venir au moins une fois avant que je parte pour le Costa-Rica. »
Il importe de dire ici qu’Albert Low avait cherché toute sa vie le sens, jusqu’à ce que l’éveil lui révèle que la vie n’est que Sens. Il avait lu et cherché beaucoup depuis l’adolescence. Il avait aussi médité pendant plus de vingt ans auprès d’un maître quand, dans un éclair, il pénétra le mystère de la vie et de la mort, celui de la Grande Vie. Et après son éveil, il a travaillé auprès de Roshi Kapleau encore de nombreuses années avant que l’intégration de cette force puisse s’ajuster à toutes les dimensions de la vie et avant qu’il puisse enseigner à d’autres la Voie.
Notre ami Virgil, lui, n’avait rien cherché, rien demandé et surtout personne à qui se référer.
Il y avait bien eu quelques signes avant-coureurs de cette explosion soudaine. Par exemple, il ne digérait plus la viande, lui qui en avait mangé toute sa vie. Réduisant d’abord sa ration quotidienne, bientôt la simple vue d’un bifteck le fera vomir. Il abandonnera aussi le vin qui accompagnait ses repas.
Quelques jours et même quelques semaines avant, Virgil ne se reconnaissait plus. Il avait des symptômes physiques et psychiques surprenants. Il devenait un minuscule point mu par une force étrange, insoupçonnée jusqu’alors. Parfois il était rempli d’une telle joie qu’il s’imaginait qu’en achetant un billet de loterie, il gagnerait le million. À un autre moment, sans jamais s’être intéressé à l’hypnose, il fut capable d’endormir spontanément sa femme en plein jour (avec sa permission) ! Il réussit si bien d’ailleurs qu’il en devint très inquiet, puisque Paulette resta plongée dans un état léthargique. Malgré sa grande inquiétude, il jugea inutile de composer le numéro de téléphone d’Urgence-Santé ou celui de la police. Sachant intérieurement que personne d’autre que lui ne pouvait quelque chose pour Paulette, il reprit alors les suggestions à l’inverse de celles qui l’avaient endormie, l’invitant à revenir à l’état de veille en lui disant qu’elle se sentirait bien. Bientôt, il fut soulagé de la retrouver bien portante.
D’autres indices encore allaient précéder l’état de vigilante attention impliquant tout le corps de Virgil. Une tristesse sans nom lui faisait voir lui-même et le monde comme stérile et sans espoir. Dans quelque direction qu’il regardait, il n’y avait aucune solution à sa condition ni à celle des autres être humains.
Pourtant, le 24 février 1991, à 5h45 du matin, Virgil est mort, Plus rien ne devait subsister de lui , sauf son apparence physique, bien que ses yeux fussent désormais animés d’une expression particulière. La force nouvelle qui l’avait pris tout entier n’avait cependant pas encore apprivoisé le véhicule. C’est ainsi qu’elle le retrouva si épris d’amour pour Elle, déclarer à qui voulait bien l’entendre que le Seigneur existait, qu’il le savait, qu’il le vivait en lui-même chaque instant.
— Je disais à mes proches qui racontaient leurs problèmes de cesser de se tourmenter. Je leur répétais qu’ils s’infligeaient à eux-mêmes leurs souffrances physiques et morales. Je parlais de l’Énergie intérieure ou universelle qui est libre de tout. Je voyais que chacun avait tout ce qu’il fallait potentiellement pour s’unir avec cette force. Je voyais les énergies négatives et les forces positives. Quelque chose en moi savait qu’en augmentant l’énergie du bien le mal s’éliminerait. Je parlais aussi du Seigneur. Je n’avais besoin d’aller nulle part, j’étais partout à la fois. J’avais le sentiment d’être tout, de tout comprendre, de tout connaître et de tout savoir. C’était une erreur puisque maintenant, je sais que je ne sais rien !
La recherche
L’éveil n’est pas une seule et unique expérience,
c’estune évolution qui se déroule à son propre rythme,
surde nombreux plans…
Dr Richard Moss
Le nouveau vocabulaire et surtout la passion qui portaient Virgil étaient si inhabituels pour son entourage qu’il entreprit bientôt une recherche intense pour tenter de comprendre l’effondrement de sa personne et la naissance de ce qu’il ne pouvait nommer et qui était si grand et beau qu’il en pleurait, parfois, d’amour.
— Je cherchais la compréhension de moi-même.
Il pleurait aussi sur la condition humaine qu’il voyait comme engagée, à son insu, dans une fausse route. Il voulait dire à tous que cette force était en eux. Qu’elle passait par le cerveau, du sommet de la tête jusqu’en un point précis du front (entre les sourcils) pour descendre jusqu’au cœur qui, au début, n’était pas dépouillé d’affectivité. Si bien qu’il était fréquemment affecté par les souffrances que tous semblaient s’infliger.
Souvent, il était envahi d’une compassion qu’il n’avait jamais connue auparavant. À un moment, il pouvait ressentir avec acuité, comme si ça se produisait en lui, le malaise physique ou moral d’un camarade de travail et même des personnes qu’il pouvait croiser dans la rue ou dans les lieux publics. Un jour, ce qui pourrait s’apparenter à une « attaque de panique » avec une pression très forte, tel un poing dans la poitrine, le força à sortir dehors alors qu’il était au travail. Cette puissante énergie qui l’habitait lui parlait, mais il n’écoutait pas encore. De plus, le langage de cette force était « sourd et muet », comme il le dira si souvent par la suite.
Nous pouvons soupçonner à quel point sa nouvelle condition devait demander une adaptation constante pour lui et pour son entourage. Une camarade de travail avait, par exemple, blessé Paulette par ses propos ou son comportement et elle s’entendait répondre par son mari: « C’est toi qui t’infliges cette souffrance ! » Notons ici que les ténors de la thérapie cognitive soutiennent les mêmes propos. Il n’y a – selon leur approche qui est en pleine croissance – que des faits et seules nos interprétations peuvent nous faire souffrir. Ainsi, la personne abusée il y a vingt ans crée la souffrance qu’elle s’inflige maintenant. C’est la pensée qui crée les sentiments et les émotions dysfonctionnels. La mémoire les entretient.
Mais revenons à Virgil qui, au début de son éveil, – empreint d’une compassion et d’une bonté qui avaient la force d’un torrent -, voulait contribuer à stopper le faux et à stimuler le bien. Il imposait les mains et certaines personnes semblaient guérir physiquement et mentalement. Le bouche à oreille se fit vite. La souffrance était si grande que plusieurs venaient pour être soulagés de maladies, allant des plus graves aux plus bénignes. Virgil donnait sans compter. Il avait d’ailleurs dit à son épouse à cette époque: « J’appartiens à tout le monde ! » Aujourd’hui, il affirme avec force:
— Personne ne guérit personne. Pourtant, cette étincelle de force qui réside en chacun peut s’activer, circuler à nouveau plutôt que de se fixer en un point précis du corps ou du cerveau. Il y a d’ailleurs un réflexe naturel chez l’être humain: quand il se frappe, il frictionne la partie souffrante, stimulant ainsi l’énergie. Moi, je voyais bien que je ne faisais rien, que c’était cette force qui agissait.
Il eut cependant l’occasion de voir ceux qui allaient mieux retomber dans les mêmes fausses habitudes qui causaient leurs souffrances. Plutôt que de découvrir puis de s’unir à cette force qui était en eux, dès que les personnes se sentaient mieux, elles voulaient seulement faire de l’argent le plus facilement possible, consolider un petit pouvoir, une petite certitude, s’amuser, etc. Virgil refusait toujours d’être payé pour recevoir les gens.
— Ce que j’ai reçu, a-t-il souvent répété, m’a été donné gratuitement. Ce n’est donc pas fait pour être vendu.
Dieu n’est qu’une pensée comme une autre !
Des religieux entretenant telle ou telle croyance venaient aussi échanger avec lui. Ils étaient alors fortement heurtés par ses propos.
— Le Dieu dont vous me parlez n’est qu’une pensée comme une autre. Ce n’est qu’une image que vous créez et à qui vous demandez ceci ou cela. Il y a bien une force agissante qui préside à tout ce qui vit dans l’Univers, mais on ne peut l’enfermer dans une image. On peut juste se mettre à son écoute, chercher à se comprendre puisqu’on est cette force-là !
Le fait que la plupart des gens tiennent davantage à leurs idées qu’à la Vie, qui est un mystère constamment renouvelé, le fait que les gens préfèrent remettre leur corps et leur esprit aux mains des autres plutôt que de se retourner vers la véritable force, le silence intérieur, plongeait parfois Virgil dans un profond désarroi. Pourquoi chacun se détournait-il d’un immense potentiel, d’une si grande richesse ? Il vivait avec la question.
Les expériences de mort imminente (EMI)
Parallèlement au don de son temps que lui inspirait sa nouvelle condition, il assistait à des conférences afin de mieux comprendre la nature de cette force qui l’habitait. Il rencontra, entre autres, les gens de l’Association internationale pour l’étude des états proches de la mort. Cette association regroupe des hommes et des femmes qui ont vécus une expérience de mort imminente. La plupart du temps, Virgil restait silencieux. Mais, si on lui demandait son avis, il le donnait avec la force qui l’habitait.
— Certaines personnes, explique-t-il, restaient accrochés à une expérience vécue vingt ou trente ans plus tôt. Elles parlaient du tunnel de lumière, du bien-être et de la légèreté qu’elles avaient ressentis à vivre son corps. Elles avaient la nostalgie d’un état qu’elles avaient connu et qui les avait quittées. Elles ne voyaient plus de sens à leur vie. Elles étaient perturbées. Je leur disais: « C’est vous qui entretenez cet état, en vous. Vous avez tout ce qu’il faut pour vous délivrer, mais vous ne le voulez pas ! » Une fois, j’ai dit cela à une femme qui était accompagnée de son mari. Elle a pleuré. Je me suis excusé. Les gens n’aiment pas entendre dire qu’ils sont responsables. De plus, encore aujourd’hui, je trouve que je parle trop. les mots ne peuvent tellement pas communiquer la Vie qu’il est préférable de se taire ! La plupart des gens vivent au niveau de la pensée et les mots sont ainsi un piège puisqu’ils activent des représentations différentes selon chaque personne.
Même si, depuis « l’explosion”, ce que nous nommons solitude et isolement n’existe plus pour lui, nous pouvons comprendre à quel point il ne pouvait communiquer aux autres ce qu’il vivait. Il pouvait s’exprimer avec une telle force sur un sujet donné qu’un ami a déjà pensé qu’il était attaché à un point de vue, qu’il était trop affirmatif ou fâché. On pouvait aisément, à une époque, prendre la pression ou la passion de cette force intérieure pour de la colère, alors qu’il n’en était rien puisque avec l’éveil, est venu chez Virgil un amour inconditionnel et un respect illimité pour tout ce qui est vivant, des humains aux pierres, des animaux jusqu’au moindre brin d’herbe. Limité par aucun point de vue, n’ayant rien à vendre ou à défendre, rempli d’un grand amour pour tout ce qui l’environne et bien plus encore, il n’était pas dupe, non plus, de l’effet qu’il pouvait produire sur les autres.
— Je devais avoir l’air d’un fou avec cette force toujours présente et ce besoin irrésistible de l’exprimer. Les mots jaillissaient avec un tel débordement et sans suite logique parce que je n’avais déjà plus de mental. J’aurais voulu dire l’Amour, l’Énergie universelle, la Beauté, mais tout était trop neuf. De plus, insiste-t-il encore et encore, les mots ne sont rien et peuvent souvent induire en erreur.
Le don de guérison
Virgil s’est débattu avec les mots et les maux de sa nouvelle condition qui imposait une compréhension, une intégration. L’extérieur ne lui a rien appris sur lui-même, ni sur la nature de la force qui l’envahissait, et qui était lui. Son pèlerinage l’amena autant à fréquenter des groupes qui visaient à développer des pouvoirs paranormaux qu’à explorer des dimensions qui reproduisaient, à un niveau, les mêmes mensonges que l’on fréquente au quotidien.
— Ce n’est pas très intéressant, dit-il. Les gens s’accrochent à ces choses-là; ils manipulent l’énergie à telle ou telle fin. C’est très limité, inintéressant et même dangereux. Tout existe dans l’Univers et en nous, mais on ne doit jamais manipuler l’énergie, la soumettre à sa volonté. Vous savez, cette force peut servir tant le mal que le bien.
La guérison semblait lui avoir été donnée avec sa nouvelle naissance. Mais il lui faudra encore quelques années pour s’apercevoir que la vraie guérison est d’ordre spirituel, en ce sens que chacun porte en lui cette étincelle de vie avec laquelle il peut s’unir et collaborer. Ce qui ne veut pas dire pour autant que l’on doive négliger le corps physique. Bien au contraire, puisque aujourd’hui, Virgil remercie pour son humanité.
— Au début, cette forte compassion voulait soulager la souffrance physique et morale.
Dans sa quête extérieure de compréhension, Virgil, accompagné de sa femme, a fréquenté aussi un cercle de guérison. Tel un scanner, il voyait dans les organes à l’intérieur des corps. Il voyait aussi les plantes dans la nature qui correspondait au foie, à l’estomac, aux reins, au cœur, etc. Il ne connaissant ni l’anatomie ni la botanique. Aussi pouvait-il seulement montrer l’organe du doigt et dessiner la plante qui lui convenait. Il n’avait qu’à se concentrer, qu’à se recueillir, et ça y était. Plus tard, il s’est acheté des planches d’anatomie qui lui permirent de nommer ce qu’il voyait.
Bientôt, il n’avait même plus besoin de toucher les corps. Il entrait dans un profond silence et il n’était pas séparé du corps de l’autre. Il était le corps de l’autre. C’est avec un profond respect et un amour infini qu’il questionnait les cellules, les invitant à ne pas faire obstruction à la force de vie et d’amour qui habite dans le coeur de chacun et que certains se cachent à eux-mêmes.
— Cette force, cette énergie se propageaient instantanément à l’organe en détresse. Mais pour ce qui est de l’interprétation que l’on fait d’un événement de la vie de quelqu’un, il faut être très, très prudent. Parce que cette énergie est au-delà du temps et de l’espace, et qu’il serait vain et prétentieux de la soumettre à nos règles humaines. Tout est énergie, explique-t-il, et si je voyais des blocages dans le corps, je pouvais aussi voir l’énergie circuler à nouveau. De plus, elle est l’héritage de chacun, mais je ne sais trop pourquoi l’on s’en détourne en prêtant aux autres, à l’extérieur de soi, des dons et des talents naturels à chacun. C’est dommage, ajoute-t-il, parce que la fin de la souffrance vient avec la compréhension et l’ouverture à cette force.
» Les pensées prennent la place de l’âme ! «
L’épouse de Virgil, qui a accompagné son mari un peu partout pendant des mois, m’a confié le fait que son mari connaissait à l’avance le caractère, la pensée et les émotions des personnes qu’ils allaient rencontrer, ensemble, quelques jours plus tard. Les déplacements physiques ne servaient, la plupart du temps, qu’à confirmer ce que Virgil savait déjà. Même s’il était intérieurement informé des intentions, des buts, bref de l’état d’être de chacun, Virgil tenait à se déplacer pour être certain de ne pas entretenir de préjugés sur l’un ou sur l’autre. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il se rendit compte que, chez lui, plus rien ne passait par la pensée. Un nouveau centre de perception intérieur, situé dans la poitrine, lui donnait spontanément une information plus globale des êtres et des situations.
Derrière à peu près toutes les organisations, Virgil voyait souvent le pouvoir de l’argent. Quand il lui arrivait de demander pourquoi les gens se faisait payer pour aider ou guérir les autres, il se faisait répondre des choses comme: « Nous ne sommes pas des curés. Nous gagnons notre vie comme ça !”
— Je ne jugeais de rien, mais je savais que ça ne me concernait pas, que ces choses-là n’étaient pas pour moi !
Parfois, son corps disparaissait totalement. Il ne le ressentait plus. Un état d’étonnement sans limites avait effacé toute peur. Il goûtait à la paix, à l’amour et à cette félicité dont témoignent les grands mystiques. Parfois, une pensée se présentait à lui. En connaissant ses limites et ses pièges, il pouvait l’interrompre spontanément.
— La pensée, m’a-t-il dit un jour, se prend pour l’âme et on la laisse faire. Il faut être prudent avec les pensées, car elles sont rarement innocentes. Elles absorbent beaucoup d’énergie et remplissent trop souvent tout l’espace d’un individu, ne lui permettant pas d’être présent avec amour à chaque instant. Les pensées, ajoute-t-il, figent le corps et le cœur. Elles empêchent la liberté d’être.
Toute recherche extérieure cessant
Bientôt, outre la communication avec sa femme, sa fille et son chat, ses activités furent réduites à être le chauffeur de Paulette, qui se rendait à la manufacture quotidiennement. Il lisait aussi certains livres qui ne l’auraient jamais intéressé auparavant. Mais, sauf exception, ils ont à peu près le même effet sur lui que les conférences auxquelles il avait assisté pendant plusieurs mois.
— Ce pèlerinage m’a surtout appris que l’extérieur n’apportait pas la compréhension. Partout où j’étais allé, je n’avais pas reconnu ce que je vivais !
De Robert Linssen à Krishnamurti
La littérature ésotérique, l’occultisme et tous les pouvoirs psychiques étaient pour lui à jeter à la poubelle. Il mit la main, un jour dans une librairie, sur L’Homme du IIIe millénaire de Robert Linssen qui l’amena à lire Krishnamurti, cet homme que la Société Théosophique avait vu comme un futur messie et qui n’a cessé de répéter toutes sa vie: « La Vérité est un pays sans chemin. »
— Les livres de Krishnamurti m’ont éclairé. J’ai pu nommer ce qu’il appelait « vivre sans le mental, sans les accumulations de la mémoire ». J’ai su alors que je n’étais pas le seul à vivre ainsi. Je n’étais pas le seul à être habité par une force que l’on ne peut saisir ni décrire parce qu’elle est comme un torrent d’énergie. C’est un un peu comme si on essayait de nommer la mer, chacune de ses vagues et toutes ses gouttelettes. C’est impossible ! Tout ce que je te dis maintenant est déjà du passé. C’est déjà mort et ça ne sert plus à rien. Les mots sont peu de choses.
Au hasard d’une promenade en mai 1995, Virgil et sa femme se retrouvèrent à l’Hôtel des Gouverneurs de Montréal où se tenait le colloque international « 100e anniversaire de Krishnamurti et hommage à David Bohm ». Sur une table, un dépliant annonçait un séminaire de Yoga présidé par Robert Linssen. L’adresse inscrite indiquait une maison située à un coin de rue de chez lui. Il s’y rendit et c’est ainsi qu’il put rencontrer Robert Linssen et l’entretenir de ce qu’il avait vécu depuis le 24 février 1991. « Vous pouvez, lui a dit monsieur Linssen, entrer à volonté dans l’état de béatitude !”
Virgil a beaucoup apprécié cette rencontre.
— Monsieur Linssen est un homme très instruit, très renseigné sur ces sujets. Pendant toute sa vie, il a côtoyé des scientifiques et des sages. Il a eu des instructeurs. Il a vécu avec Krishnamurti et bien d’autres. Il a les mots pour exprimer toutes sortes de phénomènes dont je ne soupçonnais même pas l’existence il y a encore quelques années. Je lui suis très reconnaissant de m’avoir reçu si gentiment. Outre son feu intérieur pour parler d’une réalité « tout autre », il est beau de voir un homme de cet âge mu par une telle aspiration et la communiquer aux autres. Sa lucidité est remarquable et son œuvre, très riche. Je conserve dans ma bibliothèque plusieurs livres de monsieur Linssen.
Virgil était aussi très content de rencontrer, en Robert Linssen, un homme qui avait côtoyé Krishnamurti.
— Je suis sûr, dit-il, que Krishnamurti habitait une tout autre dimension, mais qu’il n’en parlait pas parce que les mots sont des pièges et que tous ces phénomènes de lumière, toutes ces visions ne gagnent pas à être communiqués. Parce que ce sont des phénomènes passagers. Seule importe la présence au Réel, à ce qui est bien plus grand et bien plus fort que nous.
En 1995, Virgil s’est aussi lié d’amitié avec Éric Baret et Placide Gaboury. Il dit apprendre constamment de ses nouveaux amis. Au contact d’Éric Baret, il a eu la confirmation que la Présence n’est pas à notre service, qu’il est complètement inutile de tenter de la fixer autour de ceci ou de cela. Qu’elle nous visite à son rythme et qu’aucune explication ne pourra la provoquer, l’apprivoiser ou l’enlever.
— Ce n’est pas, explique-t-il, ce que nous disons, Éric Baret et moi, au cours de nos rencontres qui est important. C’est la rencontre elle-même, le fait de se retrouver ensemble au-delà de toute forme, de toute représentation, de toute explication.
Il a aussi rencontré quelques amis et amies tout à fait sincères habités par le même potentiel d’énergie que lui. Bien que rien ne lui manque et qu’il puisse passer des jours entiers dans une solitude vivante, remplis d’étonnement, il aime rencontrer ceux et celles « qui ont cette ouverture ».
— On se sent si bien ensemble ! C’est comme si le feu intérieur était stimulé, qu’il devenait un grand feu. C’est pas croyable comme c’est beau !
Il lui arrive de voir, au cours de ses rencontres, que des âmes s’unissent pour stimuler une personne, un point positif qui élimine « les scories ». Parfois, une personne ou deux restent assises avec lui dans une communion silencieuse. Son visage rayonne alors de joie et il ne cesse de témoigner sa gratitude.
Quand quelqu’un le remercie, il réplique toujours:
—Remerciez-vous vous-même ! C’est vous qui vous faites ce bien ! Toutes les forces positives ou négatives sont en vous. Tout est en vous, le monde aussi. Si vous voyez tout en gris, observez intérieurement sur quel souvenir, sur quelle idée, sur quelle émotion, sur quel bouton négatif vous avez appuyé. Observez vos pensées. La pensée, c’est une énergie très puissante, dévastatrice dans certains cas, et que la mémoire entretient.
C’est à partir de l’été de 1995 que Virgil resta tranquille chez lui, ressentant à quel point la compréhension de soi est l’unique sens de la vie.
— La compréhension, dit-il, n’est pas un but difficile à atteindre. C’est une manière d’être d’instant en instant. Il suffit de s’installer là, en silence, et on rejoint un point, pour ainsi dire, neutre et cette Vie plus grande que toutes ses expressions, que toutes ses manifestations, parle alors en nous, pour nous et par nous.
Bien qu’il ait cessé spontanément d’avoir peur de la mort, il est prêt à mourir, n’importe quand, pour cette Force qui l’habite.
— Le corps est périssable, bien sûr, mais pas cette âme. Et quand cette âme a reconnu sa souffrance, qu’elle fait ce qu’il faut pour cesser de souffrir, elle est nourrie par je ne sais trop quelle force qui reste à jamais présente.
Un pied dans l’éternité et l’autre ici et maintenant, il intègre de plus en plus l’indissociabilité de tout ce qui existe. Il ne se sent plus investi d’une mission de guérir ou de communiquer ceci ou cela.
Je demandai un jour à son épouse ce que cela faisait de s’être retrouvée avec un deuxième mari sans l’avoir choisi.
— J’aime beaucoup mieux celui-là que l’autre, dit-elle. Avant cette transformation, Virgil était un homme comme les autres. Élevé à l’européenne, il était autoritaire et voulait toujours avoir raison. Il critiquait beaucoup, même s’il laissait les autres vivre comme ils l’entendaient. Maintenant, il est rempli de compassion pour tout ce qui vit. Le seul inconvénient à sa condition, c’est qu’il ne s’intéresse plus qu’au Grand Mystère qui l’habite. Il ne parle que de cela ! Tout le temps ! Il ne vit que pour et par cela. Les rencontres qu’il fait, maintenant, sont avec des gens qui sont passionnés, comme lui, par cette force qu’ils appellent « la vie spirituelle ». Moi, j’ai toujours eu la foi. Mais quand « ce miracle » est arrivé – parce qu’il s’agit bien d’un miracle -, je pensais que Virgil devait ressembler aux saints catholiques que je connaissais. Je pensais qu’il devait prier, avoir les yeux tournés au ciel et ne jamais plus avoir d’humeurs. Parfois, je sens que la vie ordinaire, qu’il appelle « la vie du mental », l’ennuie. Virgil ne désire rien. C’est un homme simple auquel rien ne manque.
Il aura fallu, en définitive, quelques années et quelques rencontres privilégiées pour que Virgil se rende compte que seuls ceux qui ont une aspiration ou une ouverture spirituelle peuvent saisir ce dont il parle. Il m’a déjà dit:
— Je vis avec peu, mais je pourrais vivre avec moins encore. Ma nouvelle naissance me comble chaque instant. Si on annonce à une personne qu’elle vient de gagner cinq millions à la loterie, elle aura un moment de très grande surprise qui sera aussi une très grande joie. Moi, j’éprouve cela chaque instant de ma vie sans avoir besoin de gagner quoi que ce soit. Contrairement à l’effet explosif du début, qui me donnait l’impression de tout savoir, de tout connaître, maintenant, je sais que je ne sais rien. Pourtant, une sorte de compréhension subtile et profonde s’opère d’elle-même en moi. C’est comme si je vivais en permanence dans une université qui ne laisse jamais de trace dans le cerveau ou le corps, bien qu’elle ne cesse de m’enseigner.
Virgil n’utilise la pensée que quelques minutes par jour pour planifier telle ou telle activité, tel ou tel rendez-vous. Une fois le service rendu, il redevient libre, comme l’eau qui coule sans jamais s’arrêter devant des paysages et des saisons riches et variés.
Cette paix et cet amour semblent s’être installés à demeure quand il a cessé définitivement de chercher et compris que rien n’était à l’extérieur de lui. S’il voit sombre ou gris au dehors, c’est que quelque « négativité » s’est logée quelque part en lui. Au début, il lui suffisait d’être attentif, de retrouver le « centre neutre » qui unit le corps et l’âme, et les éléments parasitaires ou indésirables s’éliminaient.
Maintenant, il n’a plus rien à faire. La force balaye spontanément tout nuage intérieur.
« Vois comme tu es bien quand tu t’abandonnes !”
À partir d’un moment précis, Virgil s’est mis à vivre en étroite communion avec cette force qui donnait vie à tout ce qu’il voyait, entendait, touchait.
— Une nuit, raconte-t-il, alors que j’étais dans un état ni de veille ni de sommeil, la force intérieure m’a dit, toujours dans son langage sourd et muet, qui est en quelque sorte une compréhension plus profonde et subtile que celle des mots ou des pensées: « Vois comme tu es bien quand tu t’abandonnes !”
Depuis ce jour, une paix est montée en lui. Il a vu qu’il n’avait rien à refuser ou à accepter. Qu’il n’avait pas à lutter contre un état ou un autre, simplement à laisser vivre les choses telles qu’elles se présentent à lui.
Il a fermé sa porte aux visiteurs même si le bouche à oreille continuait son tam-tam parlant de ses nombreux pouvoirs. Il décourageait leurs attentes au téléphone en disant: « Cette force n’est pas ce que vous croyez !”
Intérieurement, il savait qu’il ne devait plus parler. Il accueillait différemment sa nouvelle manière d’être. Ne cherchant plus jamais à l’extérieur la compréhension, il se laisse désormais guider par Elle. S’il se promène dans la rue avec sa femme, il l’invite à regarder plus loin qu’à l’ordinaire, au-delà même de l’horizon. Car lui, il ne voit plus les arbres, les maisons, les rues avec les mêmes yeux. Ses sens s’étant complètement retournés à l’intérieur, le spectacle éclatant d’une vie en perpétuel mouvement, où tout est relié et dans un grand ordre, jaillit d’instant en instant. La nature exprime une vitalité avec laquelle il communie par contact direct. Il s’excuse presque de marcher sur les petites roches d’un sentier tellement celles-ci pétillent de vie. Quand il va reconduire sa femme au métro le matin, bien qu’il longe toujours la même route, le paysage n’est jamais le même. Les décors urbains qui nous environnent sont, la plupart du temps, pour nous, des projections de ce que nous avons déjà vu. Pas pour Virgil dont la vie éclate constamment de mille et un feux. Les édifices de pierres ou de briques crépitent de joie. Sa vie n’est plus jamais embrumée ou manipulée par cette épaisse couche de pensées et d’émotions. Virgil est si vivant qu’en sa compagnie, tout devient cette source perpétuellement renouvelée, débordante d’un amour qui ne s’attache à rien, ne garde rien. La joie, l’amour, ne dépendent jamais de ceci ou cela pour celui qui est devenu la Vie même.
Il lui arrive encore parfois de ressentir l’immense souffrance que les gens s’infligent à leur insu. C’est pourquoi il ne fréquente jamais longtemps les lieux publics. S’il se rend dans un centre commercial, c’est seulement pour des raisons fonctionnelles. Il doit parfois faire les courses pour la maison, sinon il ne mettrait jamais les pieds dans ces grandes surfaces où il lui est déjà arrivé d’être assailli par toutes les pensées, les désirs, les colères, l’avidité, le mécontentement et la peur de tous ceux et toutes celles qui « magasinent ».
À son contact, il est aisé de ressentir à quel point nous vivons dans un monde lourd et opaque si nous n’avons pas communié, un jour, à cette fraîcheur jaillissante; à quel point nous sommes pauvres, malgré la place enviable que nous pouvons occuper dans la société, si nous ne partageons pas ce grand festin de la vie qui rend toute chose belle et digne d’amour.
Quand Virgil regarde la télévision, il voit les mensonges que les gens racontent, à eux-mêmes et aux autres. C’est dire qu’il regarde peu la télévision, écoute peu la radio pas plus qu’il ne lit les journaux. Parfois, il lui arrive tout de même de lire un livre ou un article de revue prêtés par un ami ou une amie. Ses seuls commentaires sont: « C’est vrai ce qui est dit ici » ou encore « Ça ne me concerne pas ! ». Virgil ne juge jamais rien, sauf, de temps à autre, la misère morale que quelqu’un entretient et à laquelle celui-ci s’attache avec fermeté et certitude, évitant bien soigneusement de la laisser partir.
Il a fallu à Virgil de nombreuses années pour intégrer le processus si vivant de sa nouvelle condition.
— Je cherchais trop à comprendre ce qui m’était arrivé, explique-t-il. De plus, le fait de s’attacher ainsi à « l’explosion » en avait fait un état que je voulais en quelque sorte saisir, fixer. Or ce n’est ni une expérience ni un état, c’est la vie elle-même qui s’interprète d’instant en instant. Je fais encore des erreurs parce que je parle beaucoup trop. Même si c’est par enthousiasme, c’est une erreur de parler puisque la parole peut être interprétée de tellement de manières. La vrais sagesse n’est pas d’enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit, mais de se taire. D’ailleurs, cette vie-là ne s’enseigne pas. Elle est présence. Quels mots pourraient bien en témoigner !
Dans les débuts, quand Virgil éprouvait l’absence de la Présence, il était si triste qu’il souhaitait mourir. Plus tard, il a vu qu’elle est toujours là, même si son expression ne peut être, chaque moment, aussi spectaculaire qu’au début. Pour Virgil, l’âme est dans tout le corps et sa présence manifeste est toujours étonnante, spontanée et parfois même coquine.
— Elle joue avec moi, dit-il en riant. Au début, je dialoguais avec elle en lui disant des choses comme: « Pourquoi te caches-tu? Pourquoi me fais-tu ça? » Maintenant, corps et âme s’unissent dans un centre silencieux, neutre.
Éléments biographiques
Virgil est né en Yougoslavie, dans la péninsule d’Istra à 200 km de Trieste, en Italie. La Croatie était alors une colonie italienne devenue communiste sous l’influence du maréchal Tito. Son pays d’origine était terne et surtout sans espoir d’avenir pour les jeunes, puisque tout était décidé par l’État. À l’âge de dix-huit ans, on lui refusa l’accès aux études d’électricien sous prétexte que son frère ainé était déjà dans ce domaine. On voulait plutôt l’envoyer travailler dans les mines de charbon, tout comme son père l’avait fait pendant plus de 30 ans. Ne lui restait que le désir de fuir la grisaille d’un pays où toute liberté était absente. Ce désir augmentait de jour en jour, mais Virgil le garda secret parce que la délation est monnaie courante dans les pays cloîtrés par l’idéologie politique.
Une pleurésie l’empêchera de faire son service militaire. Il fut hospitalisé dans une clinique où l’on vida l’eau de ses poumons. Un jour qu’il marchait dans le jardin qui voisinait un pub, il entendit des jeunes chanter, le vin aidant, pour contrer le mauvais sort qui les obligeait à devenir soldats.
— Je remercie je-ne-sais-qui d’être sans souvenir, dit-il aujourd’hui. À l’âge de dix-neuf ans, j’étais désespéré de ne pouvoir faire mon service militaire pour des raisons de santé, alors que des garçons de mon âge chantaient leur irritation d’être obligé de le faire. Ne pas faire son service militaire était une honte parce que tous les hommes faisaient leur service militaire ! Moi, je n’étais même pas un homme. J’étais simplement un malade. C’était le déshonneur ! Je remercie je-ne-sais-qui aujourd’hui de vivre aujourd’hui sans passé ni futur.
La fuite était un rêve tenace qui grandissait en lui de jour en jour. L’occasion se présenta en la personne d’un copain italien âgé d’une quarantaine d’années qui lui avait été présenté par un ami de son âge.
— Des milliers de gens arrivaient à s’enfuir. Les familles avaient des nouvelles des déserteurs par la radio italienne.
Ceux dont on ne parlait pas étaient retournés dans leur pays et emprisonnés. Nos trois fugitifs ont marché pendant cinq jours, mangeant et buvant ce que les bois pouvaient leur offrir avant d’arriver à Trieste, où ils furent accueillis dans un camp de réfugiés avant d’être transférés dans un autre camp, situé dans le sud de l’Italie. Là, le désir de fuir et d’être libre reprit Virgil de plus belle. On ne risque pas sa vie pour se retrouver dans un camp de réfugiés d’où l’on dépendait d’un triage avant d’être expédié aux quatre coins du monde selon les exigences et les critères de ces pays d’accueil ! Virgil se souvient que la Suède était un pays très généreux qui acceptait les handicapés physiques et mentaux. Mais, lui, c’est en France qu’il voulait aller.
Muni d’une carte géographique, il s’enfonça un jour dans les bois, traversant de hautes montagnes qui devaient le mener à Menton. Pendant une trentaine de mois, il travailla dans une manufacture de meuble de bois, à Nice. Il se sentait libre, voulait visiter le monde entier et ne s’attacher nulle part. Comme tout réfugié politique, il devait se rapporter fréquemment à la préfecture de police. C’est ainsi qu’il déclara aux autorités françaises qu’il souhaitait venir au Canada où y vivait un oncle.
Une organisation charitable lui paya la traversée de l’Atlantique en bateau. C’est en 1960 qu’il débarqua à Montréal, chez son oncle. Il trouva du travail dans une manufacture de bois à Longueuil. Paulette Godard, qu’il avait connue à Paris, viendra le rejoindre et ils se marieront en 1961. Né catholique, il ne croyait pas à la religion ni à Dieu, mais se soumettait volontiers aux us et coutumes de son oncle et de son nouveau pays.
Virgil n’attendait que du travail de son pays d’adoption, qui lui en avait d’ailleurs promis.
— C’était facile à l’époque de se trouver du travail, dit-il. Ayant déjà de l’expérience, je fus aisément embauché dans une usine de bois de Longueuil. Il y avait du travail partout alors. Si ça ne faisait pas l’affaire à un endroit, on pouvait aller ailleurs.
Virgil était comme tout le monde: il voulait travailler, bien s’amuser, gagner de l’argent pour faire des voyages et vivre une retraite heureuse pour voyager encore davantage. Voir tous les pays du monde ! Comme tout le monde, il était souvent anxieux sans raison, rarement content de son sort, même s’il se trouvait très privilégié à certaines heures. Comme tout le monde, il pensait que la retraite et l’argent amélioreraient un jour les choses. Il avait bien ses distractions, entre autres connaître l’histoire des peuples et les gens qui la font. De plus, il aimait bricoler dans le petit atelier de son sous-sol.
L’économie nord-américaine donnait déjà quelques signes d’essoufflement. En 1980, alors qu’il avait été promu contremaître dans une manufacture de Laval, il fut assez sévèrement blessé. En attendant l’ambulance, il a calmement fait cette prise de conscience: « Je vais mourir sans avoir rien fait de ma vie. C’est stupide et je meurs stupidement ! » Aux soins intensifs, après l’opération qui devait le laisser sans rate, il dit à l’infirmière qu’il avait vu un tunnel de lumière et ressenti une grande paix. Celle-ci lui a expliqué que ces expériences étaient fréquentes chez les grands blessés. Après sa sortie de l’hôpital, Virgil ne parla plus de cet incident, alléguant qu’il avait peut-être été provoqué par les médicaments.
La nuit noire
En 1987, l’usine où il est employé fit faillite. Virgil, comme tant d’autres, connut le chômage et l’inquiétude. Régulièrement, il consultait les annonces d’employeurs qui pourraient avoir besoin de son expérience et de ses services. il cherchait du travail partout, mais il n’y en avait pas. D’autres usines de bois fermaient. Il était âgé de 53 ans quand il s’entendit dire au centre de main-d’œuvre qu’il était trop vieux et qu’il n’avait plus aucune chance de trouver du travail. Et le rêve du bonheur planifié pour la retraite s’évanouit brutalement.
— Ma vie était sans issue. Je n’avais plus ni rêve ni projet. Il fallait que je me résigne. D’ailleurs un médecin m’avait dit que ça venait souvent à mon âge, cette espèce de climat monotone et de vide, rien à quoi se rattacher. Je devais accepter !
L’assurance-chômage lui fournissait une relative sécurité matérielle pendant une année. Virgil était moins démuni qu’un autre puisque sa femme, elle, travaillait. Propriétaires d’une maison achetée en 1979, leurs économies leur permettaient de ne pas la perdre. Leur fille Élise était majeure et mariée. Virgil n’avait donc plus tout à fait les mêmes responsabilités financières. Néanmoins, sa vie ressemblait à un long tunnel sans joie où il ne lui resterait éventuellement qu’à s’éteindre comme tous les autres êtres humains. Il ne se posait pas de questions sur le sens de la vie puisque très jeune, dans son pays d’origine, il avait vu qu’elle n’en avait pas beaucoup. Les gens souffraient et se débattaient tout le temps. Peut-être qu’en Amérique du Nord, les gens étaient plus gâtés que dans son pays d’origine, mais ils n’étaient pas moins tourmentés par la santé d’un enfant, d’une conjointe ou d’un mari, par la rupture du mariage, etc. La condition humaine, quelles que soient ses possibilités, quelles que soient ses forces, est difficile, voire misérable !
On peut vous raconter certaines histoires très belles en amplifiant un aspect anecdotique heureux mais quand on gratte un peu, chaque vie est hantée par mille et un petits drames dans lesquels chacun s’enferme et enferme les autres. Bref, tout le monde vit plus ou moins dans une prison privée plus ou moins dorée. Voilà l’humeur de Virgil à la fin des années 1980, même s’il avait travaillé à nouveau, pour un certain temps, comme contremaître dans une usine de bois située, cette fois, dans le parc industriel de Laval. Cette manufacture de meubles de bureau ferma ses portes elle aussi, en 1989.
Comme l’orage se prépare
En rétrospective, un peu comme l’orage se prépare, Virgil ressentait parfois, épisodiquement, une nouvelle force, inconnue. S’il lui arrivait parfois de dire autour de lui « Le Seigneur existe, je le sais, je le sens ! », l’explosion à venir allait changer non seulement la chair, mais le verbe.
Après le 24 février 1991, Virgil n’allait plus parler que de l’Énergie universelle qu’il voyait en tout et partout. Puis, la force à l’œuvre en lui s’est assagie et l’a assagi.
— Tous mes désirs de voyage m’ont quitté. Rien ne me manque ! Je ne veux plus crier au monde entier la Joie, l’Amour, la Bénédiction d’être vivant. Je remercie mon humanité et je sais que le sens du cadeau reçu n’est pas de m’isoler dans une grotte en Inde ou dans un monastère d’ici pour vivre d’une manière égoïste ce qui m’est donné. Cette joie se partage !
Le sentiment de tout connaître, qui l’habitait au début, a cédé la place à un « je-ne-sais-pas ! » qui le fait vivre dans un état de découverte perpétuelle qui ne se décrit pas, mais que l’on ressent à son contact. Tout comme l’on ressent l’Amour et la Joie… à l’infini.