Pierre-Henri Meunier
La psychologie de la motivation, une approche introspective de la spiritualité

(Revue Le chant de la Licorne. No 21. 1988) La psychologie de Paul Diel, moins connue que ses sœurs aînées, les psychanalyses freudienne, adlerienne et jungienne, invite l’être humain à observer son discours intérieur, à y découvrir les mécanismes d’une spiritualité en devenir et à en maîtriser son déroulement prometteur. L’Autriche fut, au début de […]

(Revue Le chant de la Licorne. No 21. 1988)

La psychologie de Paul Diel, moins connue que ses sœurs aînées, les psychanalyses freudienne, adlerienne et jungienne, invite l’être humain à observer son discours intérieur, à y découvrir les mécanismes d’une spiritualité en devenir et à en maîtriser son déroulement prometteur.

L’Autriche fut, au début de notre siècle, le creuset d’idées novatrices dans bien des domaines. En matière de psychologie, Freud innove en pénétrant dans l’intimité du psychisme humain et pose les fondements d’une analyse introspective. Paul Diel, lui aussi autrichien, est né à Vienne en 1893. Il semble avoir eu le génie d’utiliser au bon moment l’apport de ses prédécesseurs pour accomplir sa propre contribution. Son moteur fut, sans doute, la coexistence d’une forte insatisfaction intérieure et d’une motivation sans bornes à découvrir le sens de la souffrance et le sens de sa vie, de trouver la clé d’une satisfaction authentique. Dans sa quête, il commença par lire de nombreux philosophes sans trouver de réponse convaincante. Il en fut alors réduit à ne compter que sur ses propres ressources. Il se mit en chantier sur sa propre névrose, convaincu que sa responsabilité était fondamentalement engagée dans son insatisfaction chronique. Il eut soudain l’intuition que « la souffrance provient du contraste entre imagination et réalité ».

La lecture de ses compatriotes Freud et Adler l’encouragea dans sa démarche introspective et lui donna les bases et les compléments nécessaires pour achever son propre travail. « On peut dire que l’apport essentiel de Paul Diel résulte de toute l’importance qu’il a su donner au fait que tout être humain DÉLIBÈRE sans cesse intérieurement, et de façon mi-consciente : consciente et extra-consciente » [1]. Paul Diel consigna la généralisation de cette expérience dans son premier ouvrage, écrit en allemand « PHANTASIE UND REALITÄT » (imagination et réalité). C’est cet ouvrage qu’il fit parvenir à Albert Einstein, ce qui provoqua l’adhésion de ce dernier, qui lui répondit en 1935: « J’admire la puissance et la conséquence de votre pensée. Votre œuvre est la première qui me soit venue sous les yeux, tendant à ramener l’ensemble de la vie de l’esprit humain, y compris les phénomènes pathologiques, à des phénomènes biologiques élémentaires. Elle nous présente une conception unifiante du sens de la vie ». Cette lettre marque le début d’une longue amitié entre les deux hommes.

L’HOMME, UN ANIMAL DÉCONNECTÉ DE SON INSTINCT

On trouve dans l’œuvre de Diel de nombreuses allusions à la théorie évolutive. Visiblement, Diel pensait qu’un saut évolutif avait propulsé l’homme hors du monde animal. Dans la nature, un animal ne souffre pas de son propre fait, il dispose d’un instinct qui le guide vers la solution optimale en permanence. Il sait choisir sa nourriture, il n’en abusera pas. Il sait d’instinct s’entretenir dans le meilleur état possible ou dans le moins mauvais. Le fait qu’une espèce ait pu se maintenir en vie jusqu’à nous est une preuve de la sagesse innée qui contrôle l’animal et assure la pérennité de l’espèce. L’animal est autorégulé harmonieusement par son instinct.

Par contre, dans l’homme, l’instinct n’existe plus comme instance de direction. Les mêmes informations qui s’imposaient chez l’animal sont maintenant émises d’une zone de l’inconscient que Diel appelle le SURCONSCIENT. Ce dernier propose à l’homme, en permanence, la solution optimale. Mais l’homme, dans sa conscience, n’est pas tenu de s’y conformer. Il peut choisir. Dans chaque nouvelle situation, son monde intérieur va être le théâtre d’un débat mi-conscient dans lequel les informations équivalentes à la sagesse instinctive animale (issues de la surconscience) vont entrer en compétition avec d’autres données, voire subir des déformations qui la dénatureront totalement. L’issue de la délibération ne sera pas forcément la solution la plus souhaitable, et dans ce cas, il y aura nécessairement souffrance ultérieure et perte d’énergie.

Étudions successivement les différents protagonistes de cette délibération intime.

LES DÉSIRS, MATIÈRE PREMIÈRE DU PSYCHISME

L’homme est sans cesse stimulé dans sa vie par des désirs multiples. Il est possible de les classer de différentes manières :

Il y a les désirs d’AVOIR un objet, à manger, à porter, à posséder… Les désirs d’ÊTRE intelligent, beau, fort, compréhensif, admiré, immortel…

Il y a les désirs d’ordre MATÉRIEL, de nourriture, de confort, de possession, de décoration… Il y a les désirs d’ordre SEXUEL, de contact, de jouissance, de reproduction… Il y a les désirs SPIRITUELS, appelés DÉSIRS ESSENTIELS, exprimant le vœu de s’intégrer harmonieusement, le moins mal ou le mieux possible compte tenu des aspirations internes et des circonstances extérieures.

Il y a les désirs du CORPS, qui visent à satisfaire le corps en aliments, en sexualité, en confort… Il y a les désirs de l’ÂME (pris au sens de psyché) d’éprouver les joies d’aimer et d’être aimé. Il y a les désirs de l’ESPRIT, d’exercer sa lucidité, son désir de connaissance du monde, son pouvoir de vérité.

Un désir peut être SENSÉ parce que sa réalisation va contribuer à entretenir ou améliorer l’équilibre de la personne dans sa situation sans représenter une menace pour son entourage. Un désir est INSENSÉ lorsqu’il n’est pas réaliste dans ses moyens et / ou dans ses buts, lorsqu’il compromet l’équilibre de la personne, lorsqu’il est contradictoire à un autre désir, lorsqu’il augmente l’incohérence de la conscience.

Les désirs en tant que tels ne sont pas dangereux. Ce qui peut advenir, c’est qu’ils soient trop nombreux, incohérents parce que non réalistes ou non compatibles, ou excessivement valorisés. C’est l’imagination qui, en sortant de son seul rôle de documentation de la réalité, est susceptible de  »gonfler » dangereusement les désirs.

« L’imagination, c’est la possibilité pour l’être humain d’intérioriser sous forme d’images les objets du monde extérieur et de les évoquer à tout moment.

« L’homme porte en lui, comme le dit Diel, le monde entier sous forme d’images ». Tant que l’imagination se contente de prospecter les possibilités réelles offertes par le monde extérieur, elle remplit sa fonction naturelle qui est de préparer l’action.

Mais l’imagination peut glisser insidieusement dans l’irréel, multiplier les désirs au-delà de toute possibilité de réalisation : c’est le phénomène morbide fondamental, universellement répandu, que Diel nomme EXALTATION. L’homme peut exalter ses désirs sans même s’apercevoir qu’il a perdu la référence à la réalité, qui est la raison d’être du désir. Il sait pourtant qu’il commet ainsi une faute vitale – une faute contre lui-même – mais il ne le reconnaît pas, il le sait « surconsciemment » à partir d’un sentiment de culpabilité, d’un malaise intérieur, d’un sentiment d’être engagé dans une voie dangereuse. Mais cette culpabilité saine, qui est, en quelque sorte, un avertissement de la nature, il peut encore la refouler, c’est-à-dire se justifier faussement, obsessivement convaincu que ses désirs exaltés sont destinés tôt ou tard à trouver leur réalisation. Cette réserve d’énergie désireuse qui occupe la psyché, ne trouvant d’issue ni par l’action ni par la dissolution, constitue l’inconscient maladif le SUBCONSCIENT » [2].

En effet, l’imagination exaltée, par son travail pervers, a pour effet de faire glisser les désirs vers l’inconscient au lieu de les ramener dans le champ de la conscience.

De ce fait, ceux-ci perdent toute possibilité de parvenir à réalisation, ils fermentent en échappant au contrôle de la conscience et leur énergie propre s’ajoute à l’énergie du subconcient, augmentant ainsi la possibilité de voiler la conscience davantage.

DÉSIR ESSENTIEL ET SURCONSCIENT

Pour Diel, le surconscient, équivalent humain de l’instinct animal, assure et organise la nécessité évolutive de l’espèce humaine. Tôt ou tard, l’homme sera plus prévoyant, plus clairvoyant qu’il n’est, par obligation de survie et plus concrètement du fait que le mécanisme de sa psyché, au cours des générations successives, le pousse vers moins de souffrance, plus de jouissance effective et plus de sagesse.

L’homme est donc confronté à une multitude de désirs et à la nécessité de choisir avec la loi de jouissance maximum. Plus les désirs se multiplient, plus impérative devient la nécessité de les traiter afin qu’ils ne se contrecarrent pas mutuellement. Cette nécessité qui anime toute vie est appelée DÉSIR ESSENTIEL.

« Dans l’intérêt supérieur de l’individu (…), le surconscient crée intuitivement les visions unificatrices de la pensée (vérité), de la sensibilité (beauté) et de l’activité (bonté). Les visions représentatives du surconscient s’établissent par voie d’analogie (…). Les visions analogiques du surconscient (vérité, beauté, bonté) se présentent comme des impératifs possédant le même caractère de certitude que l’instinct animal, moins immédiatement déterminant toutefois, en raison de la capacité du choix conscient qui peut se plier à l’impératif surconscient ou le rejeter.

Le rejet, cependant, ne peut s’accomplir sans le surgissement de l’angoisse sous sa forme la plus impérative : LA CULPABILITÉ » [3].

Le surconscient propose donc à l’homme une solution unifiante et harmonisante devant la menace des désirs multiples et produit en cas de rejet une culpabilité, encore appelée COULPE VITALE, dont on conçoit aisément que vouloir la supprimer serait aussi irresponsable que de détruire le voyant rouge de défaut d’huile dans une voiture.

La coulpe vitale est donc une souffrance particulière qui éveille le regret de l’occasion de joie qui aurait pu être atteinte et qui a été ainsi perdue par surdité à l’injonction surconsciente. Jusqu’ici, cette coulpe est physiologique. Elle devient pathologique dès qu’elle est refoulée.

« Par le refoulement, la coulpe vitale devient incontrôlable et excédante ; l’angoisse essentielle s’exalte et devient obsédante ; le regret fécond et passager, la culpabilité naturelle qui répond à l’avertissement, se dégrade en remords stérile et constant. Le remords – la morsure constante de la culpabilité – est le signe que l’inhibition spirituelle et salutaire s’est dégradée en inhibition perversement exaltée » [4].

Selon Diel, le surconscient sera amené tôt ou tard à se muer en clairvoyance, non plus déguisé dans le rêve ou le mythe, mais capable d’une formulation conceptuelle directement accessible à la conscience.

Du point de vue de la conscience, l’information surconsciente paraît, avec le recul, une occasion évidente d’adaptation optimale à une situation donnée, alors que vécue au moment-même, elle peut très bien être ressentie comme une menace devant les projets formulés par l’intellect. Face à une telle menace, la conscience peut prendre deux grands types d’attitude que nous allons aborder maintenant.

LES DEUX CHEMINS DE PERDITION

La nervosité

Désavouer l’avertissement du surconscient et le sentiment de culpabilité qui lui est associé peut se faire en se créant en soi-même l’impression d’avoir satisfait le désir essentiel, d’être fidèle au sens de sa vie, d’avoir mué toutes ses capacités en qualités. Bref, s’imaginer avoir des qualités qu’on n’a pas. C’est la définition – même de la VANITÉ. La vérité sur soi-même a été évacuée. Techniquement parlant, la vanité est le moyen de refoulement de la coulpe. « La vanité est la forme la plus dangereuse de l’imagination exaltée : l’imagination exaltée sur soi-même. Elle est l’illusion d’avoir réalisé le désir essentiel : d’être la réalisation de l’idéal » [5]. La vanité est le contraste exacerbé entre l’imagination de perfection et la réalité. Ceci décrit la souffrance du NERVEUX.

« Le nerveux succombe à la tentation. Se croyant la réalisation de l’idéal, il ne fait plus aucun effort sensé dans la direction évolutive de la vie. Il tombe en stagnation. La vie en lui se décompose. Il ne se surmonte qu’imaginativement et ne fait que des efforts imaginatifs et convulsés pour cacher à lui-même ses défaillances. Ses efforts de justification imaginative devant l’idéal finissent par remplir sa vie entière et le conduisent à des réactions pseudo-idéalistes, vaniteusement convulsées et exaltées. A cause de cette convulsion permanente devant l’idéal, à cause de cette préoccupation chronique mais impuissante de l’idéal, le nerveux s’imagine être plus idéaliste que tous les autres, être le seul vrai idéaliste » [6].

Du fait du refoulement des désirs matériels, sexuels et sublimes, l’activité subconsciente mobilise toute l’énergie du nerveux, ce qui le rend tourné sur lui-même, occupé avec ce spectacle intime, obsessif, sans solution.

Bien que le processus de la coulpe vaniteuse se manifeste en chaque homme, elle est considérée comme pathologique à partir du moment où elle devient une vaste tâche exaltée moralisante qui s’immisce dans tout aspect de la vie psychique et qui organise exclusivement le débat intérieur à travers le filtre de l’image personnelle exaltée.

Le nerveux se donne alors pour tâche de prouver sans cesse à lui-même et aux autres qu’il est un être parfait. Il ne tolère aucune défaillance. Chaque faux pas, si minime soit-il, met en route un dispositif disproportionné d’excuses, de justifications aberrantes. La fausse justification en vient à faire passer le pervers pour du sublime. Le drame est que cette nécessité obsessive d’être parfait demeure cachée et ne peut être avouée sans honte, ce qui renforce la nécessité de justification. En d’autres termes, la fausse justification est la partie visible de l’iceberg dont la base non avouable est le désir subconcient d’être parfait.

Le nerveux porte en lui la cause de son malaise. Ayant exalté le désir essentiel, il inhibe ses désirs multiples et exalte ses scrupules. L’excès de scrupules du nerveux contraste avec le manque de scrupules du monde qui devient pour lui une menace croissante. Ceci renforce en lui la tendance à l’introversion, le mépris du monde et la nécessité de s’en retirer. Le nerveux ne manque généralement pas de moyens, mais il ne les développe pas, ne se les approprie pas par son travail. Il considère un tel entraînement comme trop médiocre pour lui. Au lieu de faire sa « tâche naturelle », sa coulpe vaniteuse fait naître une tâche imaginée et exaltée par laquelle se concrétise l’idée de dépasser tous les autres.

Le nerveux passe ainsi de la tâche naturelle et essentielle à une tâche exaltée, éloignée du but réel de sa vie. Cela pourra prendre n’importe quelle forme niaise, grotesque ou inversée, comme être le plus fort, la plus belle, le premier dans son métier, la meilleure ou la pire ménagère, le plus vertueux ou le plus dépravé, pourvu que cela assure d’un point de vue quelconque une supériorité absolue.

« Toute fausse valorisation des désirs est posée, a l’aspect d’une pose. Précisément parce qu’elle est fausse, elle demeure douteuse pour l’individu lui-même. TOUTE FAUSSE MOTIVATION EST CONTRADICTOIRE EN ELLE-MÊME. ELLE EST AMBIVALENTE. L’individu s’efforce d’y croire sans y parvenir. La fausse motivation contient à la fois la position de la fausse valeur et sa négation. Mais la négation elle-même demeure douteuse; elle exige une nouvelle position et ainsi de suite. Il en résulte l’incertitude croissante du nerveux envers toutes les valeurs et envers tous les motifs, doute qui s’étend finalement sur la volonté et sur tous les sentiments » [7].

En tout nerveux, les désirs matériels et sexuels inhibés fermentent, n’ayant pas été correctement dissous par l’esprit. Leur réalité, bien que voilée, s’exprime d’une manière semblable dans la banalisation, forme complémentaire et opposée de la nervosité.

La banalisation

La banalisation que nous allons étudier n’est pas habituellement repérée comme une forme pathologique. Alors que la psychologie de Diel la considère comme une autre forme d’égarement, tout aussi dramatique que la forme nerveuse.

On a vu que l’imagination exaltée crée des désirs superflus non conformes aux besoins. La banalisation est l’exaltation exclusive des désirs matériels et sexuels. Le banalisé a choisi dans sa conscience d’ignorer toute proposition de la surconscience, celle-ci étant vécue comme une censure. De ce fait il pourra jouir en toute quiétude des désirs ordinaires, mais il perd aussi l’élan vital, la possibilité de connaître d’autres niveaux de joie plus durables et fondamentalement, plus gratifiants. Le désir essentiel est entièrement dissous, dispersé en désirs multiples. Le banalisé a donc détruit toute possibilité de contrecarrer sa dérive dans les désirs exaltés par des informations éclairées provenant de la surconscience.

Du fait de l’éclatement du désir essentiel en désirs multiples, le désir essentiel, n’ayant plus d’énergie propre, ne cherche plus sa satisfaction.

Dans la conscience du banalisé, aucune nostalgie ne vient perturber la course à la réalisation des désirs, prometteurs par l’imagination, mais décevants une fois réalisés. Ainsi, chaque réalisation, à cause de son insuffisance intrinsèque, redevient le point de départ d’un nouveau délire imaginatif. Le cycle imagination exaltée/réalisation décevante se poursuit, éloignant toujours davantage le désir essentiel.

Le banalisé, au lieu de refouler la coulpe vitale, comme le fait le nerveux, la décharge par ses actions. La vanité banale s’étale et donne l’illusion de goûter la vie à pleines dents. La conscience s’obscurcit en s’imaginant connaître des jouissances insurpassables. Trop faible pour réussir en lui-même en triomphant du déferlement de ses désirs, le banalisé ne cherche plus que la réussite extérieure : il est contraint d’épouser les modes de jouissance du monde extérieur et de s’y investir en montrant qu’il réussit mieux que les autres, en les écrasant si nécessaire. Il est piégé par le monde extérieur qui lui dicte par quels types de désirs il doit exprimer sa vanité.

« Le mythe de Midas en est l’illustration : ayant obtenu la faveur de voir exaucer par Dionysos le souhait qu’il formulera, Midas désire que tout ce qu’il touchera se change en or. Même le pain dans sa main se transforme en or et il se voit menacé de mourir de faim. C’est le symbole de la « mort de l’âme » [8].

Les conséquences sociales de cette extériorisation sont précises. Alors que le nerveux s’isole et rejette le monde comme pervers, le banalisé, ne reculant pas devant les moyens d’accession à ses désirs, se dresse contre les autres et génère l’agression par son esprit de compétition et sa nécessité d’arriver à ses fins, quel qu’en soit le prix. Il s’efforce vainement de vaincre et de dominer le monde qu’il contribue lui-même à désorganiser et qu’il érige en obstacle de plus en plus insurmontable.

LA SANTÉ PSYCHIQUE, UNE CONQUÊTE PERMANENTE

Lorsqu’un être humain est suffisamment avancé dans un processus de déséquilibre [9], il peut demander l’aide d’un thérapeute dont la stratégie consiste, dans cette optique, à détruire l’idée d’un milieu pathogène et à concentrer l’attention introspective sur la situation interne au patient. Guérir le malade revient donc à guérir son affaiblissement vaniteux et accusateur, afin de lui redonner le courage de prendre la pleine responsabilité de sa vie. De ce point de vue, l’essentiel n’est pas de traiter les traumatismes passés, mais de remettre en fonctionnement le mécanisme de la coulpe vitale caché sous les fausses motivations. Il convient de tarir la source de tous les traumatismes passés et présents en attaquant ces fausses motivations. Le traitement consiste donc à faire prendre conscience au malade des mécanismes sains et pathologiques dont il est le théâtre et à l’aider à en voir les implications concrètes dans sa vie quotidienne. Ainsi, peu à peu, le patient finit par percevoir l’absurdité de son attitude dans la vie, les mécanismes de souffrance qu’il s’impose et la possibilité de changement intérieur qui lui permettra de redevenir artisan responsable de son propre destin.

« Dans la mesure où la culpabilité imaginée se calme, son contre-pôle faussement disculpateur, la vanité, s’abaisse. La tension convulsive et douloureuse entre culpabilité refoulée et vanité exaltée diminue. La culpabilité remontée du refoulement et la vanité abaissée se réunissent au niveau conscient en un sentiment fortifié, contraire exact de ces deux ressentiments subconscients. Seul de cette conscience de la valeur propre peut naître le sentiment de satisfaction vitale : la confiance en soi-même, elle est aussi contraire exact du sentiment d’infériorité imaginé qu’est la culpabilité et du sentiment de supériorité imaginé qu’est la vanité. Au lieu d’être coupable et vaniteux, l’homme devient modeste et fier. La fierté modeste est le contraire de la vanité coupable. Celle-ci est le mensonge sur soi-même, celle-là est l’expression de la réalité, l’expression véridique de l’homme équilibré. La modestie fière est affranchie de l’angoisse maladive qui louche et qui guette l’estime. En elle n’est plus ni supériorité, ni infériorité, ni suffisance, ni insuffisance. Elle est l’expression modeste de l’homme qui se suffit fièrement à lui-même et qui suffit à la vie parce qu’il s’efforce de remplir dynamiquement la tâche que la vie lui impose dans la mesure de ses forces. Entre la culpabilité et la vanité, existe une ambivalence surtensionnelle et douloureuse. Entre modestie et fierté, il n’y a plus de tension contradictoire. Elles ne sont que deux expressions d’un seul et même sentiment, du sentiment ni exalté ni diminué de sa propre force vitale en action, du sentiment de la confiance, de la foi en soi-même et en la vie ». [10].

La souffrance

« La maladie psychique est l’incapacité de rétablir l’équilibre entre le désir et la réalité.

La santé psychique est la capacité de rétablir toujours à nouveau l’équilibre entre désirs et réalité. On peut aussi dire : la santé psychique est l’accord, l’harmonie entre le monde extérieur et le monde intérieur » [11].

Cet accord parfait, jamais atteint, ne se réalise que par la possession parfaite du monde extérieur. La possession du monde n’est pas possible matériellement, elle ne peut prendre que deux formes réalistes : la SPIRITUALISATION et la SUBLIMATION. La spiritualisation consiste en une possession du monde entier par la compréhension au moyen de la vérité. La sublimation est une possession par le sentiment juste et non exalté de l’amour.

Selon Diel, la souffrance est due au contraste entre réalité et désir. Si la réalité est inchangeable, la souffrance est naturelle ; si le désir est irréalisable parce qu’exalté, la souffrance est exaltée et maladive.

Si la réalité est potentiellement changeable, le remède est la patience dans le travail pour surmonter l’obstacle, pour changer la réalité extérieure ; mais si la réalité est rigoureusement et définitivement inchangeable, le remède est alors d’accepter le fait et de spiritualiser le désir : il faut accepter que la réalité ne peut être modifiée et il faut dissoudre le désir. L’ACCEPTATION est une force essentielle qui résulte de la collaboration entre le conscient et le surconscient, tous deux en accord sur le réalisme de la solution. On ne peut confondre l’acceptation avec la RÉSIGNATION, forme perverse dans laquelle le désir n’est pas dissous mais refoulé dans la psyché. Par sa fermentation et son activité souterraine, il produit un regret mêlé d’angoisse. Alors que le désir, convenablement dissous, libère l’énergie qui lui est associée. Celle-ci peut ainsi se transformer en impulsion créatrice, ce qui caractérise précisément le fonctionnement du désir essentiel.

Satisfaction tranquille et vivifiante

« Seule la joie qui résulte de la réalisation essentielle parvient à dissoudre, à sublimer l’effroi devant la mort. Rien ne sert de refouler l’effroi au lieu de le dissoudre sublimement, car c’est précisément le refoulement de l’effroi devant la mort qui devient la cause cachée de l’exaltation destructive des désirs insensés. Face à l’inchangeable essentiel, l’exaltation de l’action utilitaire n’est plus que banalité et agitation vaine. L’affect aveugle qui conduit à l’agitation doit être non seulement intellectualisé, mais spiritualisé sublimé, pour que l’homme puisse récupérer le calme qui lui permet de se pencher sans effroi ni exaltation sur la vérité essentielle de la vie (…). Selon la sagesse commune à tous les mythes et à tous les peuples, cette activation contemplative est la puissance suprême qui conduit vers la plénitude, car elle seule permet de ne plus vivre le monde sous forme d’obstacle » [12].

Le fonctionnement sain de libération s’opère en fait lorsque la conscience s’approprie l’avertissement spirituel de la surconscience, ne désire plus ce que l’esprit juge néfaste. Il en résulte une récupération de l’énergie disséminée dans les désirs multiples et une concentration de l’énergie dans le désir essentiel. La satisfaction de ce désir fondamental fait qu’il cesse alors d’être perçu comme un censeur, un frein et une source de culpabilité. Les désirs multiples, désamorcés de leur énergie, cessent d’être des fourvoyeurs.

« La satisfaction intense de la vie (inaccessible et incompréhensible pour le banalisé) ne consiste pas dans des jouissances multiples et accidentelles, car elle n’est pas un accident psychique, elle est un état d’âme , une gaieté tranquille : la tranquillisation de l’excitabilité. La gaieté réside dans la certitude de la force qui a su sublimement maîtriser les excitations passées et qui est sûre de parvenir à maîtriser les excitations futures. L’accalmie des désirs exaltés libère de l’angoisse banale : les soucis. La force d’âme, la gaieté, est le contraire de toute angoisse, de tout relâchement, de toute lâcheté devant la vie : elle est le courage sublime, le seul vrai courage qui ne soit pas vantardise, qui ne soit pas subconsciemment contredit par l’angoisse agressive, masque de la lâcheté vitale. La vraie satisfaction de la vie réside dans l’accumulation d’une provision de joie, seule apte à donner la force d’affronter sans peur les accidents inévitables de la vie, accepter et donc sublimement maîtriser d’avance. C’est cette maîtrise sublime qui aidera à trouver le moyen sensé pour changer une situation déplaisante dans la mesure où elle est changeable » [13].

Les valeurs

C’est ainsi que l’être humain vivant de manière plus équilibrée découvrira qu’un certain nombre de valeurs réputées universelles correspondent à une expérience intime.

« Toutes les valeurs, qu’il serait juste d’appeler les valeurs de satisfaction, sont ainsi la résultante de la spiritualisation-sublimation des désirs.

L’amour de l’autre est le sentiment qui résulte de la libération de l’avidité matérielle et sexuelle et de l’égocentricité vaniteuse.

La capacité d’être juste envers l’autre demande la sublimation de la pensée justificatrice des désirs exaltés.

Le courage moral exige la sublimation de l’angoisse devant la vérité sur soi.

La joie est la force qui résulte de la maîtrise des excitations et de l’intensification du désir essentiel.

La patience implique la sublimation de l’affect lié au désir. Qualité essentielle, capacité biologique, fondement de toutes les valeurs, elle fut et elle demeure nécessaire à tout déploiement évolutif» [14].

Même les valeurs essentielles peuvent échapper à celui qui les cultive. Une valeur peut se pervertir par l’exaltation. Il existe un moyen simple de vérifier la justesse d’une valeur, c’est que sa réalisation est vécue comme une source de satisfaction durable et qu’elle permet d’accéder aux autres valeurs. Les valeurs authentiquement vécues sont harmonisantes, vivifiantes et cohérentes. Par contre, dès qu’une valeur est exaltée imaginativement (vécue avant d’être acquise), elle génère une culpabilité croissante, s’avère anxiogène et induit des comportements disharmonieux.

MYTHES ET RÊVES : DES MESSAGES SURCONSCIENTS

Un survol de l’œuvre de Diel devrait, pour être complet, évoquer la manière dont un MYTHE (expression de la surconscience collective humaine) ou un RÊVE (expression de la surconscience individuelle) sont envisagés et exploités dans la psychologie de la motivation. L’exemple du mythe de Persée, proposé en encadré, nous en paraît une illustration représentative.

« Persé, héros vainqueur de la mythologie grecque, s’attaque à un monstre nommé « Méduse ».

Envisagé face à face, le monstre de la séduction – médusant – se présente sous un aspect terrifiant. Aucun mortel ne peut le regarder de front, ne peut l’affronter, sans que la vue du monstre ne le pétrifie d’horreur, à moins qu’une divinité secourable le protège.

Athéné, divinité olympienne, prête au héros son bouclier miroir. Persée capte l’image de Méduse dans le miroir protecteur. Sa main est ainsi guidée sans qu’il ait à subir le regard pétrifiant. Le héros parvient à décapiter le monstre.

(…) Du fait que tous les personnages mythiques figurent les qualités positives ou négatives de l’âme humaine, Méduse est le symbole de la vanité. Seule la vanité est à la fois séduisante et pétrifiante. Aucun homme ne serait vaniteux s’il n’y trouvait pas l’auto-satisfaction la plus séduisante, et tout homme est pétrifié d’horreur à la vue de cette vérité monstrueuse. La signification « Méduse-vanité » est soulignée par la symbolique : sa chevelure est faite de serpents. Elle figure la vanité subconsciente de Persée. Si Persée était exempt de vanité, il n’aurait pas besoin de combattre Méduse.

La déesse Athéné symbolise – qui ne le sait ? – la sagesse et la force combative de l’esprit. Pour que l’esprit soit combatif, il faut bien qu’il désire et qu’il ose affronter la vanité. Athéné – du fait qu’elle arme le héros pour le combat – figure l’élan surconscient de Persée.

Le mythe exprime donc que dans le for intérieur de Persée se combattent le surconscient (amour de la vérité) et le subconscient (l’angoisse devant la vérité). L’angoisse le pétrifierait d’horreur de se voir tel qu’il est, séductible par la vanité (pétrification intérieure : stagnation de l’élan), si l’amour de la vérité n’était pas assez fort pour supporter l’aveu de sa faiblesse vaniteuse. C’est donc sa propre combativité surconsciente qui prête à Persée l’arme protectrice, le bouclier luisant d’Athéné : le miroir de la vérité (…). Le miroir de vérité symbolise la vérité surconsciente, consciemment admise » [15].

L’HOMME, ÊTRE RELIGIEUX PAR ESSENCE

La psychologie de Diel se révèle donc être une théorie cohérente qui suscite, à nos yeux, un certain nombre de réflexions :

* Elle a le mérite d’être une des premières psychologies qui rende compte du discours intérieur propre à chaque être humain. Elle s’est donné les moyens théoriques et pratiques de transformer la perversité de ce discours en outil de croissance.

* Elle sait utiliser le matériau mythique, religieux et onirique à ses propres fins, même si on peut lui reprocher de se croire détenteur (est-ce par vanité ou par naïveté ?) de la seule signification valable des mythes.

* Elle utilise une doctrine économe dans ses moyens, relativement simple à comprendre intellectuellement (bien que l’application à sa propre réalité psychique demande un tout autre travail d’appropriation et d’approfondissement que la simple compréhension intellectuelle).

On peut regretter de prime abord que le style ne soit pas toujours fluide, que le vocabulaire soit parfois déroutant, et que, de ce fait, certains passages nécessitent d’être lus très attentivement (mais est-ce réellement un handicap ?).

* La visée évolutionniste de cette psychologie a le mérite de montrer que se trouvent logés, dans l’être humain lui-même, les moyens, les mécanismes d’autorégulation et les buts de sa propre évolution. Il démontre ainsi l’aspect immanent des valeurs essentielles.

Diel en déduit que Dieu n’existe que dans la représentation intérieure de l’homme. Il nous semble qu’il s’agit là d’une erreur dialectique et nous contestons qu’il s’agisse d’une contribution au débat sur l’existence de Dieu. En effet, si dans notre condition humaine actuelle, nous sommes condamnés à ne pouvoir ni prouver, ni infirmer l’existence d’un Créateur, le fait, prouvé par Diel, que l’espèce humaine contienne en elle-même ses propres moyens de pérennité, d’évolution et de réalisation ne nous paraît pas être une preuve de la non-existence de Dieu. On pourrait même considérer que ce fait constitue tout aussi bien une louange à un éventuel Créateur, puisqu’il aurait su déposer dans ses créatures les moyens de conquérir leur propre autonomie par rapport à lui.

On peut, de toute manière, reconnaître à Diel le mérite d’avoir mis en lumière une instance spirituelle dans l’homme à partir d’un matériau « profane » et objectivable.

* Dans ce siècle banalisé, militant de la libération sous toutes ses formes, la psychologie de Diel a le courage d’affirmer que chaque homme est responsable de sa propre souffrance psychique, et de décrire l’existence bénéfique d’une angoisse essentielle dont l’homme aurait tort de vouloir taire les avertissements. La plupart des psychologies ayant actuellement pignon sur rue n’ont pas cette clairvoyance, mais contribuent à la banalisation de leurs patients plutôt qu’à leur édification.

* * *

Depuis la nuit des temps, mythes et religions, dans leurs formes sublimes, ont fourni aux chercheurs de vérité des solutions variées et efficaces au problème de la souffrance, de la vie et de la mort.

A nos yeux, Paul Diel, par son apport, s’inscrit dans cette dynamique en l’adaptant à notre époque. Il pose les bases psychologiques et éthiques d’une religion digne de ce nom. Sa contribution à l’homme du XXe siècle offre des moyens performants et accessibles à sa conscience. Sa psychologie pose un diagnostic clair et irréfutable et propose des remèdes incontestables aux dérives psychiques que sont la nervosité et la banalisation. Il montre un des chemins possibles qui mène de l’homme à l’Homme.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages de Paul Diel :

Le symbolisme dans la mythologie grecque (Petite Bibliothèque Payot PBP 87).

La peur et l’angoisse (PBP 116).

Psychologie de la motivation (PBP 184).

La divinité (PBP 184).

Les principes de l’éducation et de la rééducation (PBP 276).

Le symbolisme dans l’Évangile de Jean (PBP 400).

Journal d’un psychanalysé (Éditions Resma).

Psychologie curative et médecine (Delachaux et ,Niestlé).

Autres auteurs :

Le symbolisme dans les rêves. Jeanine Solotareff (Payot).

Revue :

Revue de la Psychologie de la Motivation.

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1 Dr Cyrille CAHEN, L’apport de Paul Diel, Revue de la psychologie de la motivation N° 1, Janvier 1986, p. 8.

2 Dr Cyrille CAHEN, Penser sa vie, vivre sa pensée, revue psychologie, Juillet-Août 1981, p. 42.

3 Paul DIEL, La peur et l’angoisse, p. 140-141.

4 Paul DIEL, Psychologie de la motivation, p. 82.

5 id. p. 83.

6 ibid. p. 86.

7 ibid. p. 105.

8 ibid. p. 151.

9 De ce point de vue, le nerveux, à cause des tensions extrêmes qu’il entretient en lui, sera beaucoup plus fréquemment demandeur d’aide que le banalisé, qui s’estime normal et est considéré comme normal par la société, même s’il fait de son entourage un ennemi objectivable.

10 ibid. p. 275-276.

11 ibid. p. 74.

12 Paul DIEL, Le symbolisme dans la mythologie grecque, p. 28.

13 Paul DIEL, Psychologie de la motivation, p. 149-150.

14 Jeanine SOLOTAREFF, Le symbolisme dans les rêves, p. 38.

15 Paul DIEL, Le symbolisme dans la bible, p. 82 et sq.