Bernardo Kastrup
La réalité, c’est rien et tout à la fois

Traduction libre Vendredi 14 janvier 2022 Chaque année, depuis environ quatre ans, je donne un cours de quatre semaines sur l’idéalisme en collaboration avec la Psychedelic Society du Royaume-Uni. Aujourd’hui, un court clip extrait de la dernière édition de ce long cours a été publié. Jetez-y un coup d’œil ICI. Dans le clip, je soutiens […]

Traduction libre

Vendredi 14 janvier 2022

Chaque année, depuis environ quatre ans, je donne un cours de quatre semaines sur l’idéalisme en collaboration avec la Psychedelic Society du Royaume-Uni. Aujourd’hui, un court clip extrait de la dernière édition de ce long cours a été publié. Jetez-y un coup d’œil ICI.

Dans le clip, je soutiens que le passé et le futur n’existent que dans le présent, et que le moment présent est infiniment petit, une singularité. Par conséquent, il existe un sens fondamental dans lequel tout existe dans rien, car le moment présent, étant infiniment petit, est une sorte de rien.

Cela peut sembler contredire ma principale critique de l’affirmation de Carlo Rovelli selon laquelle l’univers est relationnel « tout le long (all the way down) » : Je maintiens qu’une telle affirmation est un exemple évident de l’erreur appelée « régression infinie » ; vous ne pouvez pas avoir de relations tout le long, sans quelque chose qui relie, pour la même raison que vous ne pouvez pas avoir de mouvement tout le long, sans quelque chose qui se déplace. Pour plus de détails sur ma critique, lire mon essai. Pour la reconnaissance par Rovelli qui plaide en effet pour des « tortues tout le long », voir ce clip.

Pour justifier sa position, Rovelli fait appel à la notion du mystique bouddhiste Nagarjuna, selon laquelle la réalité n’est finalement rien. En reconnaissant, dans le clip ci-dessus, que la réalité est faite de rien, je peux sembler être d’accord avec cela et, par conséquent, contredire ma propre critique de Rovelli. Le besoin de clarifier cette contradiction apparente est ce qui m’a motivé à écrire ce bref essai.

La première chose à garder à l’esprit est que le clip ci-dessus est un très bref extrait d’un cours de quatre semaines, ou je fournis beaucoup de contexte et de langage afin de formuler de manière adéquate ma reconnaissance du néant de la réalité.

La deuxième chose à noter est que le « rien » dont je parle est un rien mental, et non un rien absolu ; c’est un substrat mental sans substance dans le sens extériorisé lorsque nous utilisons le mot « substance », et non une absence de substrat. En tant que tel, je parle de non-chose (no-thing), plutôt que de rien, si l’on entend par « choses » des entités qui semblent exister en dehors de l’esprit. Ma non-chose a une essence ontologique (à savoir, la mentalité) qui existe ; ce n’est pas un vide ontique [1]. Ceci est clair tout au long du clip, même sans son contexte intégral, puisque je parle constamment d’un esprit (universel) qui essaie de donner un sens au fait qu’il crée tout à partir de non-chose. Ma position est donc différente du rien absolu de Rovelli, dans lequel l’univers entier est comme un mouvement, mais il n’y a rien qui bouge. Dans ma conception, c’est l’esprit qui « bouge ».

La troisième chose à noter est que, plus rigoureusement parlant, mon propos est que la réalité n’a pas d’extension, et non qu’elle est un vide ontique. En effet, ce que je dis, c’est que tout se déroule dans une période de temps infiniment petite. À la limite, cette période n’a pas d’extension. Ma non-chose signifie donc qu’il n’y a finalement pas d’entités étendues, c’est-à-dire d’entités ayant une taille ou une durée. Et puisque l’extension est ce qui caractérise les « choses », alors, selon moi, la réalité n’a finalement rien. Maintenant, peut-il y avoir une structure, une complexité, des « choses » réelles existantes en l’absence d’extension ? Comme je l’ai soutenu il y a quelques jours dans un autre essai, la réponse est oui.

Enfin, le quatrième point : comme je le mentionne dans le clip ci-dessus et dans ma critique originale de Rovelli, nous sommes autorisés à jouer à deux jeux différents, tant que nous restons cohérents avec le jeu que nous choisissons de jouer à un moment donné. Le premier jeu est celui des valeurs des Lumières : La logique aristotélicienne, l’explicitation et la non-ambiguïté conceptuelles, l’adéquation empirique, etc. Le second jeu est celui où nous reconnaissons que la logique aristotélicienne est arbitrairement limitée (par exemple, la loi du tiers exclu, remise en question par la logique intuitionniste), notre dictionnaire conceptuel est trop limité pour saisir tous les aspects saillants de la réalité, et de nombreuses choses importantes ne peuvent être testées dans des conditions de laboratoire contrôlées. Au lieu de cela, nous jouons à un jeu plus intuitif, basé sur l’intuition à la première personne, où nous essayons de suggérer et d’émettre des allusions. Là encore, les deux jeux sont valables, tant que nous restons cohérents avec les règles du jeu que nous choisissons de jouer à un moment donné. En d’autres termes, ce qui n’est pas permis, c’est de commencer un argument en adoptant implicitement les règles du premier jeu et au moment crucial de l’argument, de passer aux règles du second jeu. Cela est contradictoire et invalide le point de vue des deux jeux.

Dans le clip ci-dessus, je dis explicitement que la plupart de mon travail suppose le jeu des valeurs des Lumières, et que l’argument spécifique que j’avance dans le clip appartient à un autre jeu : celui que j’ai joué dans mon livre More Than Allegory. Je suis donc disposé à jouer selon les règles des deux jeux à différents moments, mais pas à changer les règles à mi-chemin. C’est ce que fait Rovelli, à mon avis : toute la mécanique quantique relationnelle est développée selon les valeurs des Lumières, puis, au moment crucial de l’argumentation, Rovelli passe à de vagues intuitions subjectives, à la dérobade et à des appels au bouddhisme. Je ne pense pas que cela soit valable, car c’est contradictoire en interne.

Lorsque je joue le jeu des Lumières, je soutiens que la réalité n’est pas un vide ontique, mais un esprit. Lorsque je joue à un jeu plus intuitif qui reconnaît les limites évidentes de notre raisonnement conceptuel, je dirai que la réalité n’a pas d’entités étendues et, en tant que telle, est une non-chose. Je joue de manière cohérente avec les règles de ces deux jeux, et je ne les transgresse pas.

J’espère que cela aidera à clarifier l’apparence potentielle de contradiction que le clip vidéo ci-dessus peut déclencher.

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1 En ontologie philosophique, ontique est l’existence physique, réelle ou factuelle. (NDT)