J. Krishnamurti
La recherche de la vérité est dévotion

Le titre est de 3e Millénaire Question : Quelle relation y a-t-il entre le penseur et sa pensée ? Krishnamurti : Une telle relation existe-t-elle, ou n’y a-t-il qu’une seule chose, qui est la pensée, et pas de penseur ? Car s’il n’y a pas de pensée, il n’y a pas de penseur. Lorsque vous […]

Le titre est de 3e Millénaire

Question : Quelle relation y a-t-il entre le penseur et sa pensée ?

Krishnamurti : Une telle relation existe-t-elle, ou n’y a-t-il qu’une seule chose, qui est la pensée, et pas de penseur ? Car s’il n’y a pas de pensée, il n’y a pas de penseur. Lorsque vous êtes en train de penser, lorsque vous avez des pensées, y a-t-il un penseur ? Si vous n’avez pas de pensées du tout, où est le penseur ? Ayant des pensées et voyant que les pensées sont transitoires, le penseur entre en existence. Cela veut dire que la pensée crée le penseur ; et parce que les pensées sont transitoires, le penseur devient l’entité permanente. Il y a d’abord le processus de pensée et ensuite la pensée crée le penseur : c’est évident. Le penseur s’établit alors comme entité permanente, distincte des pensées. Les pensées étant transitoires, sont toujours dans un état de flux, et la pensée objecte à être transitoire ; par conséquent, elle crée le penseur. Cela ne se passe pas de la façon contraire : le penseur ne crée pas la pensée. Si vous n’avez pas de pensées, il n’y a pas de penseur ; donc c’est la pensée qui crée le penseur. Ensuite nous essayons d’établir une relation entre le penseur, et la pensée qui l’a créé. C’est-à-dire que nous essayons d’établir une relation entre ce qui cherche à être permanent (qui est le penseur créé par la pensée) et la pensée elle-même qui est transitoire. Mais il est évident que les deux sont transitoires. Puisque la pensée, qui est transitoire, crée le penseur, et bien que le penseur puisse s’imaginer être permanent, il est transitoire lui aussi ; car le penseur est le produit de la pensée.

Ceci n’est pas une énigme. C’est un fait évident. Poursuivez une pensée complètement, traversez-la jusqu’à la fin, pensez-la pleinement et vous verrez ce qui arrive. Vous découvrirez qu’il n’y a pas de penseur du tout, que c’est la pensée qui crée le penseur. Il n’y a donc pas deux états qui sont le penseur et la pensée. Le penseur est une entité fictive, un état irréel. Il n’y a que de la pensée ; et le paquet de pensées crée le « je », le penseur. Et le penseur, s’étant octroyé une permanence, essaye de transformer la pensée de façon à se maintenir lui-même, ce qui est faux. Si vous pouvez penser chaque pensée jusqu’à l’épuiser, pleinement, complètement, c’est-à-dire permettre à chaque pensée d’aller jusqu’au fond, jusqu’au bout sans résistance, vous verrez qu’il n’y a pas du tout de penseur. Alors l’esprit devient extraordinairement souple, tranquille. Et ce calme, cette tranquillité est l’état d’expérience. Comme il n’y a ni entité agissante ni but en vue, ni expérimentateur ni expérience, c’est un état d’expérience, qui est pure action. Essayez cela et vous verrez que la pensée est constamment en train de procréer de nouvelles pensées et ainsi soutient, fait durer le penseur. Mais lorsqu’il n’y a pas de penseur – et il n’y en a pas, il n’y a qu’un processus de pensée – c’est-à-dire lorsque le processus de la pensée est complètement compris, en cette lucidité passive, où à chaque pensée est accordée sa pleine extension, sa pleine profondeur, on est libéré de toute pensée ; et en cette liberté est l’expérience vécue.

Question : Je voudrai voua aider en faisant de la propagande pour votre enseignement. Pouvez-vous me donner un conseil sur la meilleure façon de m’y prendre ?

Krishnamurti : Être un propagandiste c’est être un menteur (Rires). Ne riez pas, Messieurs. Car la propagande n’est que de la répétition, et la répétition d’une vérité est un mensonge. Lorsque vous répétez ce que vous considérez être la vérité, cela cesse d’être la vérité. Supposez, par exemple, que vous répétiez la vérité concernant les rapports de l’homme et de la propriété, la vérité que vous n’avez pas découverte par vous-même ; de quelle valeur est-elle ? La répétition n’a aucune valeur ; elle ne fait qu’émousser l’esprit, et vous ne pouvez répéter qu’un mensonge. Vous ne pouvez pas répéter la vérité, car la vérité n’est jamais constante. La vérité est un état d’expérience, et ce que vous pouvez répéter est un état statique, donc n’est pas la vérité. Je vous en prie, voyez l’importance de cela. Nous sommes si habitués à être des propagandistes, à lire des journaux, à parler de tous les sujets. La propagande étant une répétition n’expose pas la vérité ; elle fait donc un mal infini dans le monde. Le conférencier qui fait des tournées de propagande pour une idée est en réalité un destructeur de la pensée, car il ne fait que redire sa propre expérience ou l’expérience d’un autre. Mais la vérité ne peut pas être redite, la vérité doit être l’expérience vécue, de moment en moment, par chacun. Donc, avec cette compréhension, que pouvez-vous faire pour aider à cet enseignement, pour diffuser cet enseignement ? Tout ce que vous pouvez faire c’est le vivre ; même si vous ne comprenez que peu, même si ce n’est qu’une parcelle infime, vivez-la complètement, pas superficiellement, mais profondément, pleinement, aussi vitalement, aussi intrinsèquement, avec autant d’enthousiasme que possible. Alors, comme une fleur dans un jardin, le simple fait de la vivre répandra son parfum. Vous n’avez pas à faire de la propagande pour le jasmin. Le jasmin lui-même fait sa propagande ; sa beauté, son parfum, sa grâce racontent l’histoire. Lorsque vous n’avez pas cette beauté, vous faites de la propagande pour elle. Mais dès que vous avez compris un peu, vous en parlez, vous le prêchez, vous le criez ; à cause de votre propre compréhension, vous aidez un autre à comprendre, et alors la compréhension s’étend de plus en plus, elle se meut vers des régions de plus en plus éloignées. C’est la seule façon dont vous puissiez faire ce que vous appelez de la propagande – qui est un mot très laid. Monsieur, comment se répand une nouvelle pensée, une pensée vivante, non une pensée morte ? Certainement pas par la propagande. Les systèmes se répandent par la propagande, mais non une pensée vivante. Une pensée vivante est diffusée par une personne vivante, par celui qui vit cette pensée. Sans la vivre, vous ne pouvez pas diffuser cette pensée vivante ; mais dès que vous la vivez, vous verrez. C’est comme les abeilles qui viennent à la fleur. La fleur n’a aucun besoin de faire de la propagande pour son nectar – les abeilles la connaissent, elles viennent parce qu’il y a du nectar. Sans ce nectar, faire de la propagande c’est tromper les gens, c’est exploiter les gens, c’est causer des divisions entre les hommes, c’est engendrer de l’envie et de l’antagonisme. Mais s’il y a ce nectar de compréhension, même en très petite quantité, il se répand comme le feu. Vous savez comment se fabrique le miel, le nombre de voyages que fait une abeille entre la ruche et la fleur, comme elle amasse le nectar peu à la fois. De même, s’il y a le nectar, s’il y a de la beauté, s’il y a de la compréhension dans vos cœurs, cela seul accomplira le miracle de révolutionner complètement le monde. La compréhension est instantanée, elle ne vient pas demain, car il n’y a pas de compréhension demain ; il n’y a de compréhension qu’aujourd’hui, maintenant. L’amour n’est pas dans le futur ; vous ne dites pas : « j’aimerai demain ». Vous aimez maintenant ou jamais.

Question : Le fait de la mort contemple chacun face à face, et pourtant son mystère n’est jamais résolu. Doit-il toujours en être ainsi ?

Krishnamurti : Monsieur, c’est là un problème énorme, et nous devons le traiter en quelques minutes. Pourquoi existe la peur de la mort ? La peur de la mort existe parce que nous nous accrochons à une continuité. Je suis en train d’écrire un livre et je peux mourir demain sans l’avoir achevé ; j’accumule de l’argent et je peux mourir sans avoir obtenu ce que je voulais ; j’aspire à être quelque chose que je ne suis pas. Alors, il y a la peur de la mort. Il y a la peur de la mort tant qu’existe un désir de continuité – continuité d’action, continuité de réussite, continuité des facultés, continuité d’un compte en banque, d’un nom, d’une famille. Tant qu’existe une entité qui agit, c’est-à-dire une action en quête d’un résultat, il y a forcément continuité, donc la crainte qu’il n’y ait pas de continuité ; car la mort peut mettre fin au fait que j’écris un livre, à mon compte en banque, aux qualités, aux différentes caractéristiques que j’ai cultivées. Tout cela sera fini, d’où la peur. Il y a peur de la mort tant qu’il y a continuité.

Or, qu’arrive-t-il lorsque existe ce sens de continuité ? Nous ne cherchons pas à savoir, en ce moment, s’il y a ou non continuité, mais ce que l’idée de continuité fait à l’esprit. Avez-vous jamais remarqué ce qui arrive à une chose qui continue ? Il est clair que ce qui continue est dans un état de continuelle désintégration, n’est-ce pas ? Si vous avez un problème qui continue pendant une période d’années, vous causant de continuelles inquiétudes, il y a désintégration, n’est-ce pas ? N’importe quelle forme de continuité, quelque noble ou ignoble qu’elle soit est un processus de désintégration. Si nous voyons la vérité de cela – que toute forme de continuité est un processus de désintégration – nous voyons la vérité en ce qui concerne le faux. Donc il y a libération du faux, ce qui veut dire que l’on vit constamment dans le présent, et non dans un état de continuité ; et par conséquent, il n’y a plus la peur de la mort. Ce n’est que lorsque l’esprit est capté dans le filet de la continuité qu’il y a la peur de la mort ; mais lorsque l’esprit reconnaît que rien de ce qui continue ne peut se renouveler, on est libre de la peur de la mort. Comment peut-il y avoir renouvellement lorsqu’il y a continuité ? Il ne peut y avoir de renouvellement que lorsqu’il y a une fin, ce qui veut dire une mort. Je ne sais pas si vous avez remarqué que lorsque vous avez porté un problème à une fin, il y a un renouveau ; mais tant que le problème continue, il y a décomposition. N’est-il pas possible de vivre chaque journée, chaque minute, en suivant chaque pensée jusqu’à sa fin, de sorte qu’elle ne continue pas ? Ceci veut dire : n’est-il pas possible de vivre avec la mort, en mourant de moment en moment ? Alors seulement y a-t-il un renouveau ; car ce n’est qu’en une fin qu’il y a un renouveau, non en une continuité. Renouvellement et continuité sont des contradictions. En une continuité, il n’y a pas de nouvelle naissance, pas de renouveau, pas de création : ils n’existent qu’en une fin. Lorsqu’un problème finit, un nouveau problème peut surgir ; mais dans l’intervalle entre les deux problèmes, il y a un renouveau. Et là, il n’y a aucune peur de la mort.

Pour l’exprimer autrement, la mort est l’état de non-continuité, qui est l’état de renaissance. La mort est l’inconnu parce que c’est une fin, dans laquelle est un renouveau. Mais un esprit qui est continu ne peut pas connaître l’inconnu ; il ne peut connaître que le connu, parce qu’il ne peut agir et se mouvoir que dans le connu, qui est le continu. Par conséquent, le connu, le continu, est toujours dans la peur de l’inconnu, de la mort, en laquelle, seule, est le renouvellement. L’inconnu ne peut jamais être connu à travers le continu. Alors la mort demeure un mystère, parce que nous l’abordons tout le temps à travers le connu, à travers le continu. Si vous pouvez mettre une fin à cette continuité de jour en jour, d’instant en instant, vous verrez qu’il y a un renouveau ; il y a la mort, dans laquelle est un renouvellement. La mort, donc, n’est pas une chose à craindre ; car en finissant il y a renaissance, et en continuant il y a décomposition, il y a désintégration. Pensez-y, Messieurs, et vous verrez la beauté, la vérité de la chose. Ce n’est pas une théorie, mais un fait. Ce qui a une fin a une nouvelle naissance ; ce qui est continu ne peut jamais connaître le renouveau. La mort est l’inconnu, et ce qui est continu est le connu. Le continu ne peut jamais connaître l’inconnu, par conséquent il est effrayé, intrigué par l’inconnu. L’immortalité n’est pas le « je » continué. Le « je » appartient au temps, il est le résultat du temps. Ce qui est immortel est au-delà du temps. Donc il n’y a pas de relation entre le « je » et l’intemporel. Nous aimons penser qu’il y en a une, mais c’est là encore une illusion de l’esprit. Ce qui est immortel ne peut pas être inséré dans le mortel, ne peut pas être capté dans le filet du temps. Ce n’est que lorsque le « je », qui est continuité, temps, arrive à une fin qu’il y a cet état qui est impérissable, immortel. En somme si nous sommes effrayés par la mort, c’est parce que nos habitudes et nos désirs cherchent la continuité en accomplissement. Mais l’accomplissement n’a pas de fin, parce que l’accomplissement est constamment à la recherche d’autres formes d’accomplissements. Le désir est continuellement à la recherche de nouveaux objets pour sa réalisation, et par conséquent engendre la continuité, qui est le temps. Mais si chaque désir est compris à mesure qu’il surgit, et ainsi arrive à une fin, il y a un renouveau. Cela peut être le renouveau d’un nouveau désir – cela n’a pas d’importance. Continuez, mettez une fin à chaque désir, achevez-le, et vous verrez que de cette fin d’instant en instant surgit un renouveau, qui n’est pas le renouvellement du désir, mais le renouveau de la vérité. Et la vérité n’est pas continue ; la vérité est un état d’être intemporel. Cet état ne peut être vécu que lorsque chaque désir, qui engendre la continuité, est compris et, par conséquent, porté à une fin. Le connu ne peut pas connaître l’inconnu : l’esprit, qui est le résultat du connu, du passé, qui est fondé sur le passé, ne peut pas connaître l’immensurable, l’intemporel. L’esprit, le processus de la pensée, doit arriver à une fin ; et alors ce qui est l’inconnaissable, l’immensurable, l’éternel entre en existence.

Question : J’ai beaucoup d’argent. Pouvez-vous me dire quel usage il faut en faire ? Mais ne me demandez pas de le dilapider en distribuant des aumônes. L’argent est un instrument de travail, et non un embarras dont il faut se défaire.

Krishnamurti : Monsieur, et d’abord, comment avez-vous de l’argent ? Comment accumule-t-on de l’argent ? Évidemment en exploitant, en étant cruel, en étant barbare. Dans le monde moderne, l’individu devant se tirer d’affaire tout seul forcément doit être habile, rusé, malhonnête, cruel, pour accumuler de l’argent. Ne cherchons pas à nous tromper sur tout cela ; être riche implique de la cruauté. Monsieur, ne savez-vous pas que le riche ne peut pas entrer dans le royaume des cieux ? C’est aussi difficile pour lui que pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille. Lorsque vous avez accumulé de l’argent, qu’arrive-t-il ? Vous voulez savoir comment l’employer ; ou vous devenez un philanthrope, ou vous voulez l’employer d’une façon juste. C’est-à-dire que vous accumulez de l’argent injustement et qu’ensuite vous voulez l’employer avec justice (Rires). Messieurs, cela n’est pas un sujet d’hilarité : c’est ce que nous sommes en train de faire. Ne vous moquez pas des riches. Vous voulez être riches aussi. Vous accumulez et ensuite vous voulez savoir comment employer l’argent correctement. Comment cela peut-il se faire, Monsieur ?

Mais supposez qu’on m’ait laissé de l’argent – Dieu merci, cela n’est pas mon cas – supposez qu’on m’ait laissé de l’argent. Qu’en ferais-je ? Que dois-je faire après avoir reçu de l’argent, comment l’emploierai-je ? C’est cela le problème. Donnerai-je tout aux pauvres et deviendrai-je pauvre moi aussi, et dépendant d’autres personnes ? En garderai-je un peu et distribuerai-je le reste ? L’emploierai-je comme moyen juste pour une fin juste ? Deviendrai-je le simple dépositaire de cette somme ? Donc mon problème est : ayant acquis ou ayant reçu cette chose qu’on appelle argent, qu’en ferai-je ? Monsieur, cela dépendra entièrement de votre cœur, pas de votre esprit. Un esprit qui a accumulé de l’argent n’est pas un esprit généreux, c’est un esprit dur, et un tel esprit ne peut pas traiter des choses matérielles, si ce n’est à son propre niveau. Donc, seul un cœur qui connaît l’amour peut résoudre ce problème, non l’esprit, non un système. Si vous avez de l’amour dans votre cœur, vous saurez quoi faire avec de l’argent – le donner tout entier parce que c’est un embarras ou agir autrement selon les indications de votre cœur. Mais connaître les exigences d’un cœur affectueux est très difficile, surtout pour ceux qui sont riches, parce que vous n’avez jamais pensé selon cette ligne d’action. Vous avez toujours été habitués à la cruauté, à la dureté ; et examiner le problème avec une considération affectueuse est très difficile. Donc, plus important que l’argent est l’amour ; et lorsque vous avez de l’argent et pas d’amour, malheur à vous. Ayant de l’argent et vous rendant compte que votre cœur est vide, le problème alors n’est pas l’argent, mais éveiller le printemps, le parfum, la beauté du cœur ; et lorsque cela sera éveillé, vous saurez comment agir. Sans amour, devenir un simple philanthrope est une autre forme d’exploitation. S’il y a de l’amour, l’amour montre le chemin au riche et aussi au pauvre. Parce que, Monsieur, l’amour est le résolvant ; l’amour est la seule issue de la contradiction qui consiste à être riche et à savoir quoi faire des richesses. Sans amour, le simple examen de ce qu’il convient de faire avec les richesses devient une autre forme d’évasion hors de nos misères, de nos luttes, de notre vide.

Question : Je suis un écrivain, et il m’arrive d’avoir des périodes de stérilité où rien ne vient. Ces périodes commencent et finissent sans aucune raison apparente. Quelle est la cause, et quel est le remède ?

Krishnamurti : C’est-à-dire, Monsieur – pour exprimer le problème différemment – qu’il y a des moments de création et des moments de lourdeur, des moments de sensibilité et des moments d’insensibilité. Et pourquoi y a-t-il ce fossé ? Pourquoi n’y a-t-il pas une continuelle étendue de création ? Pourquoi n’y a-t-il pas une constante sensibilité ? Le problème ne consiste pas à savoir comment il faut être créatif tout le temps, mais pourquoi il y a de l’insensibilité. L’état créateur survient, il ne peut pas être invité, il ne peut pas être retenu par un effort de concentration, il ne peut pas être maintenu. Ce que nous pouvons examiner, c’est l’insensibilité, les moments de lourdeur, où l’on n’est pas créatif. Pourquoi se produisent-ils ? Pourquoi n’y a-t-il aucune création, pourquoi y a-t-il insensibilité ? Évidemment parce que nous faisons des choses, nous pensons à des choses, nous sentons des choses qui, en elles-mêmes, sont insensibles. Comment peut-il y avoir de l’avidité, de la cruauté, de la grossièreté et en même temps de la sensibilité ? J’écris un livre, le voilà connu, il est accepté par un des studios de Hollywood et j’ai beaucoup d’argent. J’ai perdu ma sensibilité parce que je veux de l’argent, une situation ; ou je veux être élu au Parlement comme membre d’un certain parti. Manifestement, l’avidité engendre l’insensibilité ; et si je ne m’attaque pas aux causes de l’insensibilité, je m’accroche à l’état créateur, j’aspire à être créatif, ce qui est une autre évasion de ce qui est. Dès l’instant que je comprends et que je traite ce qui est, l’état créatif survient ; lorsque je comprends quelles sont les nombreuses causes qui provoquent l’insensibilité et l’obscurcissement et que j’en libère la pensée, il y a un état créatif.

Donc, le problème est, tout d’abord, de reconnaître, de percevoir l’insensibilité et sa cause – non pas de creuser dedans, mais d’être passivement conscient de votre insensibilité. C’est-à-dire, Monsieur, soyez-en passivement conscient, reconnaissez-la, vivez avec elle sans contradiction, sans refus, sans condamnation. En cet état de lucidité passive, vous verrez que la cause de l’apathie est révélée ; et lorsque la cause est révélée, il y a immédiatement un état de sensibilité. Vous pouvez en faire l’expérience et vous verrez. Il y a cet état de pesanteur et vous en êtes conscient. Dès l’instant que vous en êtes passivement conscient, il y a une pause, qui est une période où il n’y a pas de contradiction, pas de condamnation. Alors, dans cette période, si vous ne condamnez pas, l’inconscient, qui contient la cause, est visible ; et en étant passivement lucide, la cause et l’effet sont détruits. Alors il y a un état de sensibilité. Vous n’êtes pas tenu d’accepter ce que je dis à ce sujet. Faites-en l’expérience et vous verrez cela se produire en fait. S’il y a une lucidité passive dans laquelle l’insensibilité est perçue, et si immédiatement après la perception il y a une période de silence sans condamnation, la cause de l’insensibilité, de l’apathie est révélée. La vérité de cette perception libère l’esprit de l’insensibilité. Par la suite, il y a un état créatif. Mais, malheureusement, l’écrivain, le peintre, le sculpteur doit vivre. Il n’est pas simplement satisfait de la beauté du marbre, de l’expression de la beauté, des guirlandes de mots. Il veut un résultat, il veut de l’argent, il veut de la nourriture, des vêtements, un abri. S’il ne voulait que des vêtements, de la nourriture, un abri, cela serait relativement simple : mais il se sert de la nourriture, des vêtements et de l’abri comme moyens psychologiques pour sa propre expansion ; son art, son style devient un moyen d’expansion personnelle et engendre par conséquent les luttes, les misères, l’insensibilité qui entravent l’état créateur. Mais si j’écris un livre, bien qu’il puisse être un moyen de subsistance, si je ne l’utilise pas comme un processus psychologique d’auto-expansion, il ne peut pas y avoir un seul instant d’insensibilité. Alors il y a un constant renouveau, parce que je ne demande rien ; alors le « je » est absent. Lorsqu’il y a absence du « je », il n’y a pas de continuité, donc il y a une constante fin ; par conséquent, il y a un renouvellement, une éternelle création.

Question : Est-ce que l’effet direct de votre personne n’aide pas à comprendre votre enseignement ? Ne saisissons-nous pas mieux l’enseignement lorsque nous aimons l’instructeur ?

Krishnamurti : Non, Monsieur. Vous comprenez mieux lorsque vous aimez les gens, lorsque vous aimez votre voisin, pas l’instructeur. Lorsque vous aimez votre femme, votre enfant, votre voisin – blanc ou brun, car il n’y a pas de distinction de classes en amour – lorsqu’il y a un parfum, un chant dans votre cœur, il engendre la compréhension. Manifestement, lorsque vous m’écoutez, mes explications aident ; parce que je me rends très clair et vous écoutez attentivement. Vous êtes forcés d’écouter pendant une heure ou deux, que cela vous plaise ou non. Vous donnez votre esprit et votre cœur pour comprendre ; vous ne viendriez pas ici si vous ne vouliez pas chercher. Donc c’est mutuel. Vous cherchez et j’aide. Si vous ne cherchiez pas, vous ne seriez pas ici, vous ne m’écouteriez pas. Il est certain, Monsieur, que lorsque quelqu’un comprend une chose clairement et que vous parlez avec lui, votre propre esprit devient clair. Mais si vous faites de cette personne votre gourou et l’aimez, si vous n’aimez que l’instructeur, vous aurez du mépris pour votre domestique. N’avez-vous pas remarqué, Messieurs, combien vous êtes respectueux à mon égard, et combien cruels vous êtes envers votre serviteur, votre femme, vos voisins ? N’est-ce pas là un état de contradiction ? Cela m’est vraiment égal que vous soyez respectueux ou insolents envers moi ; cela n’a pas grande importance. Mais la façon dont vous traitez votre femme, votre serviteur importe énormément. Lorsque vous respectez l’un et refusez ce respect à toutes les autres personnes, vous êtes dans un état d’hypocrisie ; et un tel respect, offert à l’un et refusé aux autres, ne peut jamais vous mener à la vérité. Ce qui engendre la compréhension c’est le respect pour l’homme, l’amour de l’homme. Lorsque votre cœur est plein, vous cherchez la vérité partout, vous écoutez le chant des oiseaux, les gouttes de pluie qui tombent, vous voyez les sourires, les chagrins de l’homme. En chaque feuille, en une feuille morte, il y a cela qui est éternel ; mais nous ne savons pas comment l’y trouver parce que nos esprits sont si pleins de choses étrangères à cette recherche.

Le respect pour l’un n’a que très peu de portée lorsque vous n’avez pas de respect pour chacun – le respect étant l’affection, la gentillesse, la considération – ; mais lorsqu’il y a l’amour, la considération, la générosité, et qu’aucune inimitié n’est causée, alors vous êtes très près. Alors vous êtes dans un état de sensibilité, et ce qui est sensitif est capable de recevoir. Vous ne pouvez pas aller vers la vérité, vous ne pouvez pas aller vers l’inconnu, la vérité ; c’est l’inconnu qui doit venir à vous. Mais il ne peut pas venir à vous si votre esprit est surchargé, lourd, forcé, cruel, dur. Donc, en m’écoutant, si vous n’êtes que stimulés du fait d’écouter, cela n’aura aucune portée, parce que toute stimulation est sensorielle. Cela ne peut avoir de portée que dans votre action quotidienne, dans vos relations avec les gens, avec les idées, avec les choses. Alors vous saurez, Messieurs, si ce que je dis a un sens – et non en m’écoutant pendant une heure ou deux. Ce qui importe c’est comment vous êtes avec votre serviteur, avec votre femme avec votre mari, avec votre voisin ; car dès qu’il y a une vraie pensée, une enquête éveillée et intelligente, il y a dévotion. La recherche même de la vérité est dévotion, Et là où il y a dévotion, là où il y a amour, il y a compréhension.

Bombay, 14 mars 1948