J. Krishnamurti
La recherche du réel est le commencement de l'amour

Le titre est de 3e Millénaire Question : Peut-on aimer la vérité sans aimer l’homme ? Peut-on aimer l’homme sans aimer la vérité ? Lequel vient d’abord ? Krishnamurti : Évidemment, monsieur, l’amour vient d’abord. Parce que pour aimer la vérité il faut connaître la vérité ; et connaître la vérité c’est la nier. Ce […]

Le titre est de 3e Millénaire

Question : Peut-on aimer la vérité sans aimer l’homme ? Peut-on aimer l’homme sans aimer la vérité ? Lequel vient d’abord ?

Krishnamurti : Évidemment, monsieur, l’amour vient d’abord. Parce que pour aimer la vérité il faut connaître la vérité ; et connaître la vérité c’est la nier. Ce qui est connu n’est pas la vérité, parce que ce qui est connu est déjà inséré dans le temps et cesse, par conséquent, d’être la vérité. La vérité est en continuel mouvement et, par conséquent, ne peut pas être mesurée en termes de temps ni en mots. Vous ne pouvez pas la tenir en votre poing. Donc, aimer la vérité serait connaître la vérité vous ne pouvez pas aimer quelque chose que vous ne connaissez pas. Mais la vérité ne se peut trouver dans des livres, dans l’idolâtrie, dans des temples. Elle peut être trouvée lorsqu’on agit, lorsqu’on vit, lorsqu’on pense ; et puisque l’amour vient d’abord ce qui est évident la recherche même de l’inconnu est l’amour lui-même, et vous ne pouvez pas chercher l’inconnu sans être en rapports mutuels avec d’autres personnes. Vous ne pouvez pas aller à la recherche de la réalité, de Dieu, ou de ce que vous voulez, en vous retirant dans l’isolement. Vous ne pouvez trouver l’inconnu que dans vos relations humaines, dans les rapports d’homme à homme. Donc l’amour pour l’homme est la recherche de la réalité. Si l’on n’aime pas l’homme, si l’on n’aime pas l’humanité, il ne peut pas y avoir de recherche du réel. Car lorsque je vous connais, ou du moins lorsque j’essaye de vous connaître dans nos rapports réciproques, je commence à me connaître moi-même. Les rapports humains sont un miroir dans lequel je me découvre moi-même : non pas mon moi supérieur, mais le processus entier, total de moi-même. Le moi supérieur et le moi inférieur sont encore dans le champ de la pensée ; et si je ne comprends pas l’esprit, le penseur, comment puis-je aller au-delà de la pensée et découvrir ? Mes rapports mêmes constituent la recherche du réel, parce que c’est là le seul contact que j’ai avec moi-même ; donc la compréhension de moi-même dans mes rapports humains est le commencement de la vie. Si je ne sais pas comment vous aimer, vous avec qui je suis en relations, comment puis-je chercher le réel, donc aimer le réel ? Sans vous, je ne suis pas, n’est-ce pas ? Je ne peux pas exister indépendamment de vous ; je ne peux pas être dans un état isolé. Par conséquent, dans nos rapports, dans les relations entre vous et moi, je commence à me comprendre moi-même ; et la compréhension de moi-même n’est-elle pas le commencement de la sagesse ? Ainsi, la recherche du réel est le commencement de l’amour en relations. Pour aimer une chose, vous devez la connaître, vous devez la comprendre, n’est-ce pas ? Pour vous aimer, je dois vous connaître, je dois enquêter, je dois découvrir, je dois être réceptif à toutes vos humeurs, à vos changements et ne pas me contenter de m’enfermer dans mes ambitions, dans mes poursuites, dans mes désirs. Et en vous connaissant, je commence à me découvrir moi-même. Sans vous, je ne peux pas être ; et si je ne comprends pas ces rapports mutuels, entre vous et moi, comment peut-il y avoir amour ? Et, certes, sans amour il n’y a pas de recherche, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas dire que l’on doit aimer la vérité, car pour aimer la vérité, il faut la connaître. Connaissez-vous la vérité ? Savez-vous ce qu’est la réalité ? Dès l’instant que vous connaissez une chose, elle a déjà passé, n’est-ce pas ? Elle est déjà dans le champ du temps, donc elle cesse d’être la vérité.

Ainsi notre problème est : comment un cœur sec, un cœur vide, peut-il connaître la vérité ? Il ne le peut pas. La vérité, monsieur, n’est pas quelque chose de distant. Elle est très près, mais nous ne savons pas comment la chercher. Pour la chercher, nous devons comprendre nos relations, non seulement avec l’homme mais avec la terre, mes rapports avec les représentations de l’esprit qui constituent les idées, aussi bien que mes rapports avec vous ; et en vue de comprendre, je dois être ouvert à vous, je dois être réceptif, je ne dois rien retenir il ne peut exister un processus d’isolation. Dans la compréhension est la vérité et pour comprendre il faut de l’amour ; car sans amour, il ne peut y avoir de compréhension. Ce n’est donc ni l’homme qui vient d’abord, ni la vérité, mais l’amour ; et l’amour ne naît qu’avec la compréhension de nos rapports mutuels, qui implique que nous sommes ouverts à ces rapports, donc à la réalité. La vérité ne peut pas être invitée elle doit venir à vous. Chercher la vérité c’est nier la vérité. La vérité vient à vous lorsque vous êtes ouvert, lorsque vous êtes complètement sans barrières, lorsque le penseur ne pense plus, lorsque l’esprit est très immobile non forcé, drogué, hypnotisé par des mots, par des répétitions. La vérité doit venir. Lorsque le penseur va à la recherche de la vérité, il ne fait que poursuivre son propre avantage. Et alors la vérité se dérobe à lui. Le penseur ne peut être observé que dans ses rapports ; et pour comprendre, il faut de l’amour. Sans amour, il n’y a pas de recherche.

Question : Vous ne pouvez pas bâtir un monde nouveau de la façon dont vous vous y prenez en ce moment. Il est évident que la méthode qui consiste à entraîner laborieusement quelques disciples choisis ne fera aucune différence à l’humanité. Elle ne le peut peu. Il se peut que vous soyez capable de laisser une trace, ainsi que Gandhiji, Mohammed, le Bouddha, Krishna l’ont fait. Mais ils n’ont pas fondamentalement changé le monde ni le ferez-vous, à moins que vous ne découvriez une approche tout à fait neuve au problème.

Krishnamurti : Élucidons cela ensemble. La question implique, n’est-ce pas, que la vague de destruction, la vague de confusion, coexiste toujours avec la vie ; que la vague de destruction et la vie sont toujours ensemble, que leurs courants sont simultanés, qu’il n’y a pas d’intervalle entre elles. Et alors vous me dites : « Il se peut que vous ayez quelques disciples qui comprennent, quelques-uns qui perçoivent réellement et qui se transforment, mais ils ne peuvent pas transformer le monde. » Et c’est cela le problème : que l’homme soit transformé et pas seulement quelques rares personnes. Le Christ, le Bouddha et d’autres n’ont pas transformé le monde, parce que la vague de destruction balaye continuellement l’humanité ; et vous dites : « Avez-vous une façon différente de résoudre ce problème ? Sans quoi, vous serez comme tous les autres instructeurs. Quelques personnes pourront peut-être sortir du chaos, de la confusion, mais la majorité sera engloutie, détruite ». Vous comprenez le problème, n’est-ce pas ? Le voici : les quelques personnes qui s’enfuient de la maison qui brûle espèrent arracher les autres au feu ; mais comme la très grande majorité est condamnée à brûler, de nombreuses personnes qui brûlent inventent la théorie du processus du temps : dans la vie future, cela ira bien. Alors, ils comptent sur le temps comme moyen de transformation. C’est cela le problème, n’est-ce pas ? Quelques-uns d’entre nous peuvent être sortis de ce chaos, mais la très grande majorité est retenue dans le filet du temps, dans le filet du devenir, dans le filet de l’affliction ; et peuvent-ils être transformés ? Peuvent-ils quitter la maison qui brûle, instantanément, complètement ? Sans quoi, la vague de confusion, la vague de misère, les recouvre continuellement, continuellement les détruit. C’est cela le problème, n’est-ce pas ? Je ne fais qu’expliquer, étudier la question. Y a-t-il donc une nouvelle approche au problème ? Sans quoi, seuls quelques-uns peuvent êtres sauvés – ce qui veut dire que la vague de destruction, la vague de confusion est toujours en train de pourchasser l’homme. N’est-ce pas cela le problème, Messieurs ?

Tâchons donc de trouver la vérité sur cette question. N’est-il pas possible pour nous de franchir le cercle du temps – nous tous ici, directement, sans aucun autohypnotisme, mais en fait ? Voilà le problème qui est impliqué. Est-ce que vous et moi… est-ce que vous qui m’écoutez pouvez franchir le seuil du processus du temps, de façon à être affranchis du chaos ? Car, tant que vous croyez en ce processus, c’est-à-dire, tant que vous dites que vous êtes en train de vous libérer du chaos, grâce au processus du temps, vous et le chaos êtes toujours coexistants. Je ne sais pas si je parviens à m’expliquer. Je veux dire que si vous pensez que vous parviendrez un jour à vous affranchir du chaos, vous ne serez jamais libres, parce que le devenir fait partie du chaos. Ou nous comprenons maintenant, ou nous ne comprendrons jamais. Si vous dites : « Je comprendrai demain » vous ne faites, en somme, que remettre ; en vérité, vous invitez la vague de destruction. Donc, notre problème est de mettre un terme au processus du devenir, et par conséquent de mettre fin au temps. Tant que vous pensez en termes de devenir – « je serai bon », « je serai noble », « je serai quelque chose demain, que je ne suis pas aujourd’hui » –, dans ce devenir est impliqué le processus du temps, et dans le processus du temps il y a confusion. Ainsi, il y a confusion parce que vous pensez en termes de devenir. Or, au lieu de devenir, pouvez-vous être ? Car c’est dans cet état seul qu’il y a transformation, transformation radicale. Devenir est un processus du temps, être est libre du temps. Et, ainsi que je l’ai expliqué déjà, ce n’est qu’en étant qu’il peut y avoir transformation, non en devenant ; ce n’est qu’en une fin qu’est un renouveau, non en une continuité. La continuité, c’est devenir. Lorsque vous mettez fin à quelque chose, il y a un être ; et ce n’est qu’en étant qu’il peut y avoir une transformation fondamentale, radicale.

Ainsi notre problème consiste à mettre fin au devenir – non pas au devenir chronologique, à l’hier qui est devenu aujourd’hui de même qu’aujourd’hui devient demain – mais au devenir psychologique. Pouvez-vous mettre un terme instantanément à ce devenir ? N’est-ce pas là la seule approche neuve ? Toutes les autres manières de faire sont la vieille approche. Comprenez-vous la question ? À présent, toutes les formes d’approche sont graduelles. Je suis ceci, mais je deviendrai cela demain ; je suis un employé, mais je deviendrai l’administrateur dans dix ans ; je suis en colère, mais, petit à petit, je deviendrai vertueux. Tout cela est le devenir, qui est le processus du temps ; et là où le temps intervient il y a forcément aussi la vague de confusion. Donc notre problème est : pouvons-nous immédiatement et complètement cesser de penser en termes de devenir ? C’est la seule nouvelle approche – autrement nous répétons la vieille approche. Je dis que c’est possible. Je dis que vous pouvez le faire, que vous pouvez cesser d’être pris dans le filet du temps, dans le filet du devenir, que vous pouvez cesser de penser en termes de temps, en termes d’avenir, en termes de passé. Vous pouvez le faire ; et vous le faites en ce moment ; vous le faites lorsque vous êtes prodigieusement intéressés, lorsque le processus de la pensée cesse entièrement, lorsqu’il y a concentration complète, lucidité complète. En somme, vous le faites, Messieurs, lorsque vous êtes face à face avec un nouveau problème. Et ceci est un nouveau problème : « Comment amener le temps à une fin ?» Comme c’est un problème neuf, vous devez être complètement neuf par rapport à lui, n’est-ce pas ? Parce que, si vous pensez en termes du vieux, vous traduisez évidemment le problème nouveau selon le vieux, et vous introduisez dans le problème de la confusion, des malentendus. Lorsque c’est un problème neuf, vous devez l’approcher étant neuf vous-même ; et ce qui est neuf est intemporel.

Le point est donc celui-ci : pouvez-vous, tels que vous êtes assis ici en train de m’écouter, vous libérer du temps ? Pouvez-vous être conscients de cet état d’être dans lequel il n’y a pas de temps ? Si vous êtes conscients de cet état d’être, vous verrez qu’une révolution énorme a lieu instantanément, parce que le penseur a cessé. C’est le penseur qui produit le processus du devenir. Donc le temps peut être amené à une fin, le temps a une fin – non le temps chronologique, le temps psychologique. Mais voyez : beaucoup d’entre vous sont en train de fixer d’autres personnes – vous êtes beaucoup plus intéressés à voir qui vient et qui s’en va. Et alors qu’est-il arrivé ? Cela ne vous intéresse pas de découvrir ce que c’est qu’être sans temps ; vous ne pouvez pas savoir ce que c’est, car pour être libéré du filet du temps il faut s’appliquer avec tout son esprit et tout son cœur, avec toute son attention – non avec une attention qui n’est qu’exclusive – et c’est cela la vraie méditation. Que cesse la pensée, et c’est le commencement de la vraie méditation. Alors seulement y a-t-il une révolution, une approche fondamentale neuve de l’existence. La nouvelle approche c’est mener le temps à une fin ; et je dis que cela peut être fait instantanément, si cela vous intéresse. Vous pouvez sortir du fleuve à n’importe quel point de la rive. Le fleuve du devenir cesse lorsque vous comprenez le processus du temps ; mais pour comprendre, vous devez y appliquer votre cœur et votre esprit. Vous n’êtes libres du temps que lorsqu’il y a absorption complète dans la compréhension – ce que vous faites en ce moment. Vous êtes très tranquilles. Vous êtes tranquilles parce que nous discutons, nous forçons l’issue. Mais vous cessez d’être tranquilles dès que l’issue disparaît. Si vous maintenez, si vous gardez ce passage clairement en face de vous tout le temps, franchir le seuil du temps devient un problème extraordinairement absorbant ; et je dis que pour tous ceux qui veulent bien donner à cela leur esprit et leur cœur, il est possible de sortir hors du temps. Voilà la seule approche neuve, et par conséquent elle peut provoquer une transformation radicale de la société.

Question : Lorsque je vous écoute, tout me semble clair et neuf. Lorsque je me retrouve chez moi, La vieille et assommante agitation se réaffirme. Qu ‘y a-t-il de faussé en moi ?

Krishnamurti : Que se passe-t-il, en fait, dans vos idées ? Il y a continuellement provocation et réponse. C’est cela l’existence, la vie, n’est-ce pas ? Une continuelle provocation et réponse. La provocation est toujours neuve et la réponse est toujours vieille. Je vous ai rencontré hier et vous venez vers moi aujourd’hui. Vous êtes transformé, vous êtes modifié, vous avez beaucoup changé, vous êtes neuf ; mais j’ai l’image de vous tel que vous étiez hier. Alors j’absorbe le neuf dans le vieux. Je ne vous aborde pas dans un état neuf, mais j’ai, de vous, l’image d’hier ; ainsi ma réponse à la provocation est toujours conditionnée. Ici, pour l’instant, vous cessez d’être un Brahmin, vous cessez d’appartenir à une caste – ou à ce que vous êtes – vous oubliez tout. Vous écoutez, vous êtes absorbé, essayant de comprendre. Mais lorsque vous sortez d’ici vous redevenez vous-même – vous revoilà dans votre caste, dans votre système, dans vos occupations, dans votre famille. En d’autres termes, le neuf est toujours absorbé par le vieux, par les habitudes, les coutumes, les idées, les traditions, les souvenirs. Il n’y a jamais le neuf, car lorsque vous abordez le neuf, c’est toujours avec le vieux – la provocation est neuve, mais c’est le vieux que vous lui opposez. Donc, le problème, dans cette question, est comment libérer du vieux la pensée, de façon à être neuf tout le temps. Lorsque vous voyez une fleur, lorsque vous voyez un visage, lorsque vous voyez le ciel, lorsque vous voyez un arbre, lorsque vous voyez une auto, lorsque vous voyez un sourire, comment cette rencontre peut-elle être neuve ? Comment se fait-il que nous ne soyons pas neufs au cours de cette rencontre ? Pourquoi le vieux absorbe-t-il le neuf et le modifie-t-il ? Pourquoi le neuf cesse-t-il lorsque vous rentrez chez vous ?

La vieille réaction émane du penseur. Le penseur n’est-il pas toujours le vieux ? Parce que votre pensée est fondée sur le passé, lorsque vous rencontrez le neuf, c’est le penseur qui le rencontre ; c’est l’expérience d’hier qui le rencontre. Le penseur est toujours le vieux. Ainsi, nous revenons au même problème, d’une façon différente : comment libérer l’esprit de soi-même, en tant que penseur ? Comment déraciner la mémoire, non pas la mémoire des faits, mais la mémoire psychologique, qui est l’accumulation de l’expérience ? Car s’il n’y a pas affranchissement du résidu de l’expérience, il ne peut pas y avoir réception du neuf. Mais libérer la pensée, être libéré du processus de la pensée et, ainsi, prendre contact avec le neuf, est ardu, n’est-ce pas ? Car toutes nos croyances, toutes nos traditions, toutes nos méthodes d’éducation sont un processus d’imitation, de copie, de mémorisation, qui construit le réservoir de la mémoire. Cette mémoire, continuellement répond au neuf ; la réponse de cette mémoire, nous l’appelons penser, et cette pensée aborde le neuf. Alors, comment le neuf peut-il exister ? Ce n’est que lorsqu’il n’y a pas de résidu de mémoire qu’il y a un renouveau, et il y a un résidu lorsque l’expérience n’est pas finie, conclue, achevée, c’est-à-dire lorsque la compréhension de l’expérience est incomplète. Lorsque l’expérience est complète, il n’y a pas de résidu – c’est là la beauté de la vie. L’amour n’est pas résidu, l’amour n’est pas expérience, c’est un état d’être. L’amour est éternellement neuf. Donc, notre problème est : peut-on aborder le neuf constamment, même chez soi ? On le peut sûrement. Pour le faire, on doit provoquer une révolution dans le sentiment ; et vous ne pouvez être libre que lorsque chaque incident est pensé, explicité de moment en moment, lorsque chaque réaction et réponse est pleinement comprise, et non vue distraitement puis mise de côté.

Il n’y a affranchissement du processus d’accumulation de la mémoire que lorsque chaque pensée, chaque sentiment est complété, pensé jusqu’au bout. C’est-à-dire que lorsque chaque pensée, chaque sentiment, est pensé jusqu’au bout, conclu, il y a une fin ; et il y a un grand espace entre cette terminaison et la pensée suivante. Dans cet espace de silence, il y a un renouveau, un nouvel état créateur a lieu. Or, ceci n’est pas théorique, ceci n’est pas impossible à mettre en pratique. Si vous voulez essayer de penser jusqu’au bout chaque pensée et chaque sentiment, vous découvrirez que c’est extrêmement pratique dans notre vie quotidienne ; car alors vous êtes neuf et ce qui est neuf est éternel, durable. Être neuf c’est être créatif, et être créatif c’est être heureux ; et un homme heureux ne se préoccupe pas du fait qu il est riche ou pauvre, il lui est indifférent de savoir à quelle caste, à quel pays il appartient. Il n’a pas de chefs, pas de dieux ni de temples donc pas de querelles, pas d’inimitiés. Et voilà, certes, la façon la plus pratique de résoudre nos difficultés dans le champs mondial actuel. C’est parce que nous ne sommes pas créatifs – dans le sens où j’emploie ce mot – que nous sommes si antisociaux à tous les différents niveaux de notre conscience. Pour être très pratique et effectif dans nos relations sociales, dans nos relations avec tout, on doit être heureux ; et il ne peut pas y avoir de bonheur s’il n’y a pas de terminaison, il ne peut pas y avoir de bonheur s’il y a un devenir. En terminant, il y a un renouveau, une nouvelle naissance, un état neuf, une fraîcheur, une joie. Mais le neuf est absorbé dans le vieux, et le vieux détruit le neuf, tant qu’il y a un arrière-plan, tant que l’esprit, le penseur, est conditionné par sa pensée. Pour être affranchi de l’arrière-plan, des influences conditionnantes, de la mémoire, il faut un affranchissement de l’état de continuité ; et il y a continuité tant que la pensée et le sentiment ne sont pas achevés complètement. Monsieur, vous complétez une pensée lorsque vous poursuivez la pensée jusqu’à sa fin, et mettez fin, de ce fait, à chaque pensée, à chaque sentiment. L’amour n’est certes pas habitude, mémoire, l’amour est toujours neuf. Il ne peut y avoir de rencontre avec le neuf que lorsque l’esprit est frais ; et l’esprit n’est pas frais tant qu’il y a le résidu de la mémoire. (La mémoire est celle des faits, ainsi que psychologique. Je ne parle pas de la mémoire des faits, mais de la mémoire psychologique.) Tant que l’expérience n’est pas complètement conquise il y a un résidu, qui est le vieux, qui est d’hier, de la chose passée ; et le passé est toujours en train d’absorber le neuf et, par conséquent, de détruire le neuf. Ce n’est que lorsque l’esprit est libéré du vieux qu’il aborde tout à neuf, et en cela il y a de la joie.

Question : Vous ne parlez jamais de Dieu, N’a-t-il aucune place dans votre enseignement ?

Krishnamurti : Vous parlez énormément de Dieu, n’est-ce pas ? Vos livres en sont pleins. Vous construisez des églises, des temples, vous accomplissez des sacrifices, vous avez des rituels, vous avez des cérémonies, et vous êtes remplis d’idées au sujet de Dieu, n’est-ce pas ? Vous répétez le mot, mais vos actes ne sont pas empreints de divinité. Le sont-ils ? Bien que vous adoriez ce que vous appelez Dieu, vos façons, vos pensées, votre existence n’ont rien de divin, n’est-ce pas ? Bien que vous répétiez le mot « Dieu », vous exploitez vos semblables, n’est-ce pas ? Vous avez vos dieux – hindou, musulman, chrétien et tout l’attirail. Vous construisez des temples, et plus vous devenez riches, plus vous en construisez (rires). Ne riez pas, Monsieur, vous feriez la même chose vous-même, mais vous en êtes encore à essayer de devenir riche, c’est tout. Ainsi, vous êtes très familier avec Dieu, du moins avec le mot ; mais le mot n’est pas Dieu, le mot n’est pas la chose. Soyons très clairs sur ce point : le mot n’est pas Dieu. Vous pouvez employer le mot « Dieu » ou tout autre mot, mais Dieu n’est pas ce mot que vous employez. Le lait que vous vous en servez n’implique pas que vous connaissez Dieu ; vous ne connaissez que le mot. Je n’emploie pas ce mot pour la raison très simple que vous le connaissez. Ce que l’on connaît n’est pas le réel. Et, d’ailleurs, pour trouver la réalité, tous les bavardages de l’esprit doivent cesser, n’est-ce pas ? Vous avez des images de Dieu, mais l’image n’est pas Dieu, évidemment. Comment pouvez-vous connaître Dieu ? Certes, pas à travers une image, pas au moyen d’un temple. Pour recevoir Dieu, l’inconnu, l’esprit doit être l’inconnu. Si vous poursuivez Dieu, c’est qu’alors vous connaissez déjà Dieu, vous connaissez le but ; vous savez ce que vous êtes en train de poursuivre, n’est-ce pas ? Si vous cherchez Dieu, vous savez ce que Dieu est ; autrement vous ne le chercheriez pas, n’est-ce pas ? Vous le cherchez, soit selon vos livres, soit selon vos sentiments : et vos sentiments ne sont que des réactions de la mémoire. Donc, ce que vous cherchez est déjà créé, soit par la mémoire, soit par des on-dit, et ce qui est créé n’est pas éternel – c’est le produit de l’esprit. Messieurs, s’il n’y avait pas de livres, s’il n’y avait pas de gourous, si aucune formule n’était répétée, vous ne connaîtriez que l’affliction et le bonheur, ne le pensez-vous pas ? De la souffrance et de la misère constamment, et de rares moments de bonheur : et alors vous voudriez savoir pourquoi vous souffrez. Vous ne pourriez pas vous évader vers Dieu – mais vous vous évaderiez probablement de quelque autre façon et vous inventeriez bien vite des dieux comme évasion. Mais si vous vouliez réellement comprendre le processus entier de la souffrance, comme pourrait le faire un homme neuf, un homme frais, enquêtant et non s’évadant, vous vous libéreriez de la souffrance et vous découvririez ce qu’est la réalité, ce que Dieu est. Mais un homme en affliction ne peut pas découvrir Dieu ou la réalité ; la réalité ne peut être trouvée que lorsque cesse l’affliction, lorsqu’il y a du bonheur, non en tant que contraste, non comme un contraire. Le bonheur est un état d’être dans lequel il n’y a pas d’opposés.

L’inconnu, qui n’est pas créé par l’esprit, ne peut pas être formulé par l’esprit. Ce qui est inconnu ne peut pas être l’objet de la pensée. Dès l’instant que vous pensez à l’inconnu, c’est déjà le connu. Vous ne pouvez évidemment pas penser à l’inconnu, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez penser qu’au connu. La pensée se meut du connu au connu ; et ce qui est connu n’est pas la réalité, n’est-ce pas ? Donc, lorsque vous pensez et méditez, lorsque vous vous recueillez pour penser à Dieu, vous ne pensez qu’à ce qui est connu ; et ce qui est connu est dans le temps, est pris dans le filet du temps et n’est donc pas le réel. La réalité ne peut naître que lorsque l’esprit est affranchi du réseau du temps. Lorsque l’esprit cesse de créer, il y a création. C’est-à-dire que l’esprit doit être absolument immobile, mais non pas d’une immobilité imposée, hypnotique, qui n’est qu’un résultat. Essayer de devenir immobile en vue de faire l’expérience de la réalité est une autre forme d’évasion. Il n’y a de silence que lorsque tous les problèmes ont cessé ; de même que l’étang est calme lorsque la brise est tombée, l’esprit est naturellement tranquille lorsque l’agitateur, le penseur, cesse. Pour mettre fin au penseur, toutes les pensées qu’il manufacture doivent être pensées jusqu’à les épuiser. Il est inutile d’ériger une barrière, une résistance, contre la pensée ; car les pensées doivent être senties, explorées jusqu’au bout, comprises. Alors, lorsque l’esprit est tranquille, la réalité, l’indescriptible entre en existence. Vous ne pouvez pas l’inviter. Pour l’inviter il faut le connaître, et ce qui est connu n’est pas le réel. Donc, l’esprit doit être simple, non encombré de croyances ou de représentations ; et lorsque le calme est là, lorsqu’il n’y a pas de désirs, pas d’aspirations, lorsque l’esprit est absolument en état de quiétude, qui n’est pas une quiétude acquise, la réalité vient.

Cette vérité, cette réalité est le seul agent transformateur ; c’est le seul facteur qui introduise une révolution fondamentale, radicale, dans notre existence, dans notre vie quotidienne. Et trouver cette réalité c’est ne point la chercher, mais comprendre les facteurs qui agitent l’esprit, qui dérangent l’esprit lui-même. Alors l’esprit est simple, tranquille, immobile. En cette quiétude, l’inconnu, l’inconnaissable entre en existence ; et lorsque cela arrive, il y a une bénédiction.

Bombay, le 8 février 1948