Alexandra David-Neel
La réincarnation selon le bouddhisme tibétain

Le titre est de 3e Millénaire Les théories concernant la survie et les sujets apparentés que nous allons rencontrer au Tibet ne sont pas tout à fait étrangers aux Occidentaux. Il ne manque pas, parmi nous, de gens qui se sentent inclinés à croire à la réincarnation ou, même, qui y croient fermement, tandis que […]

Le titre est de 3e Millénaire

Les théories concernant la survie et les sujets apparentés que nous allons rencontrer au Tibet ne sont pas tout à fait étrangers aux Occidentaux. Il ne manque pas, parmi nous, de gens qui se sentent inclinés à croire à la réincarnation ou, même, qui y croient fermement, tandis que d’autres affirment l’existence d’esprits désincarnés ou d’un « double » subtil de notre corps que la mort ne détruit pas. Le Tibet, carrefour où se sont rencontrés et mélangés des immigrants venus des quatre points cardinaux et, même, selon certaines légendes, venus, aussi, de régions extra-terrestres, offre une remarquable diversité de ces croyances, chaque groupe d’immigrants ayant apporté avec lui son contingent de conceptions sur le sujet capital de la pérennité indéfinie, universellement désirée, de la vie individuelle.

Les Tibétains sont considérés comme étant Bouddhistes. Ils le sont, en effet, à des degrés et selon des modes divers. Surtout, ils se croient bouddhistes, des Bouddhistes authentiques, les seuls à l’être, dans le monde entier. Forts de cette conviction, ils regardent, volontiers, avec pitié ou mépris leurs coreligionnaires des autres pays de l’Asie [1]. Certainement, concèdent-ils, nous devons beaucoup aux pandits de l’Inde. Ils reconnaissent, même quotidiennement, ce fait en offrant symboliquement, avant leur repas, quelques miettes d’aliments aux pandits de l’Inde.

« Les pandits de l’Inde se sont montrés bienveillants envers le Tibet », dit la formule récitée avant l’offrande.

Il est vrai, admettent les Tibétains, qu’autrefois, il y a très longtemps, certains de nos lamas sont allés s’instruire concernant la Doctrine du Bouddha, dans les grands Collèges bouddhistes de l’Inde, à Nalanda et ailleurs, et qu’ils ont rapporté avec eux et traduit dans notre langue quantité d’ouvrages des Maîtres indiens de la Doctrine. Cette Doctrine, introduite au Tibet, y est maintenant préservée tandis qu’elle a été perdue par les Indiens [2].

S’appuyant sur cette opinion, les Tibétains ont fièrement attribué à leur pays l’exclusivité du titre « Pays de la religion » [3], autrefois donné à l’Inde, patrie du Bouddha.

Unanimement, les Bouddhistes croient à la réincarnation bien que cette doctrine ne figure pas expressément — bien au contraire — dans l’Enseignement primitif tenu pour avoir été directement proclamé par le Bouddha Siddhârta Gautama [4].

La réincarnation étant admise, en principe, sous quelle forme est-elle imaginée par les Tibétains ? Elle l’est de bien des façons différentes, tant en théorie qu’en pratique.

D’abord il faut s’entendre sur un premier point. Qu’est-ce que cela qui se réincarne ? Selon les idées populaires, c’est le namshés. Le terme namshés est une forme abrégée de namparshéspa [5]. C’est le nom d’un principe qui « connaît », qui se rend compte de ce que sont les objets avec lesquels nos sens entrent en contact, qui les différencie, les classifie. On distingue six namparshéspa. Chacun des cinq sens a son namparshéspa particulier [6]. Un sixième namparshéspa est attaché à l’esprit [7]. Il est tenu pour être la conscience de la personnalité, celui qui a l’idée de « moi ».

Cependant, la masse des Tibétains a fait du namshés un équivalent du jiva indien, jouant le même rôle que lui [8].

C’est une entité spirituelle liée au corps matériel, mais non pas entièrement dépendante de lui, qui s’en sépare lorsque celui-ci meurt et cesse de pouvoir être utilisé par elle. Ce namshés émigre alors, pour aller habiter un autre corps. « Comme l’on quitte un vêtement usé pour en revêtir un autre. » (Bhagavad Gîtâ.)

Toutefois, le namshés n’est pas libre de choisir à son gré le nouveau corps qu’il habitera. Celui-ci lui est imposé par le jeu automatique des causes et des effets : le « jeu de l’action » (Karman).

Les causes qui déterminent la nature de sa réincarnation ce sont les actes [9] qu’il a accomplis par l’entremise de l’individu à qui il a été uni au cours de plusieurs existences passées.

Nul pouvoir suprême ne règle la réincarnation du jîva-namshés. Celui-ci est automatiquement conduit vers le nouveau corps qu’il doit habiter.

Ce nouveau corps ne lui est pas étranger comme un vêtement acheté dans un magasin est étranger à celui qui le revêt. C’est le namshés qui a, lui-même, au cours de son union avec le corps matériel, tissé et façonné le vêtement qui se trouve prêt à le recevoir.

Ce procédé de « confection » est continu. De temps en temps le namshés tailleur effectue des retouches à l’ouvrage fait précédemment. Il modifie l’aspect du vêtement, en y ajoutant différentes pièces de tissu ou en en recouvrant d’autres de garnitures qui s’incorporent à l’étoffe elle-même et la transforment.

Ainsi l’activité incessante du corps, de la parole et de l’esprit [10] manufacturent le destin de l’individu dans son existence se poursuivant, de réincarnation en réincarnation, par la succession des morts et des naissances.

Seuls les ignorants parlent de punitions et de récompenses. Il n’y a là que la loi inexorable, souverainement rationnelle des causes et des effets de « l’acte et de ses fruits », disent les Tibétains.

De nombreuses fantaisies ont été brochées sur le thème de la réincarnation. Un juge des morts a été imaginé [11]. Toutefois les Tibétains n’ont pas attribué à ce juge la faculté d’estimer la valeur des mérites ou des démérites des défunts qui se présentent devant lui. Il n’a pas qualité pour prononcer des sentences d’après son appréciation. Les actes des défunts ne le touchent en rien ; il n’éprouve, envers eux, ni bienveillance ni animosité. Son rôle consiste uniquement à leur annoncer le sort qu’ils se sont eux-mêmes préparé.

Tantôt, il s’en instruit en consultant un registre tenu à jour, des bonnes et des mauvaises actions que le défunt a accomplies. Tantôt ces actions sont représentées par des cailloux blancs et des cailloux noirs placés dans les plateaux d’une balance. Le résultat de la pesée indique la sentence à rendre.

Une autre fantaisie pittoresque nous montre, dans la salle du jugement, un vestiaire où sont suspendues des peaux d’hommes et d’animaux de différents genres. Automatiquement, le namshés est revêtu d’une de ces peaux qui indique son sort. Il sera chèvre, cheval ou oiseau ; il sera bossu, malingre ou beau, du sexe mâle ou du sexe féminin.

Une autre, encore, de ces conceptions fantaisistes fait aboutir deux chemins à la salle du jugement. L’un des chemins descend vers les mondes où règne la souffrance — les différents enfers — l’autre s’élève vers les différents paradis.

Mais, toujours, aucune décision arbitraire ne règle le sort des namshés.

Il convient de noter, ici, qu’aucune des conditions agréables ou pénibles, vers laquelle le namshés se dirige, n’est définitive. Toujours la nouvelle vie dans laquelle il va entrer, prendra fin et sera suivie d’une autre vie qui pourra être très différente de la précédente [12]. On meurt dans les enfers comme on meurt dans les paradis. On meurt dans les six classes d’êtres [13]. Les Tibétains n’admettent ni la béatitude éternelle ni l’horreur d’un enfer éternel…

Les effets engendrés par des causes qui se sont produites dans le temps (des actes qui ont eu une durée limitée) ne peuvent pas avoir une portée infinie et durer éternellement ; leur efficience s’use. Ainsi s’usent aussi les résultats que nos actes ont entraînés. Cependant, cette « usure » peut ne pas se produire au cours d’une seule vie. Un reliquat d’effets non épuisés peut se reporter sur une autre réincarnation et s’y combiner avec des effets provenant de l’activité de cette nouvelle incarnation, de nombreuses théories ont été émises sur ce sujet.

On peut indiquer, ici, la théorie concernant les actions non productives de résultats affectant la nature de la réincarnation suivante : les actes « stériles ». D’après cette théorie, ce sont des actes commandés par des causes qui ont appartenu à une incarnation précédente, des actes qui sont des « résultats » et ne ressortent pas d’une volonté consciente. Ces manifestations purement mécaniques peuvent être quelque peu assimilées à des mouvements réflexes.

Toutefois, certains Tibétains n’admettent pas l’existence de ces actes « stériles ». Ils objectent que cette théorie s’appuie sur une conception morale du rôle du Karman considéré comme agent rétributeur des « bonnes » et des « mauvaises » actions accomplies par un individu particulier et non sur la seule considération d’une succession impersonnelle d’activités sans distinction de leur valeur morale. Toute action, disent ces derniers, produit inéluctablement des effets petits ou grands, prochains ou à longue échéance, apparents ou imperceptibles pour nous. Le monde est mouvement.

Nous pouvons rapprocher de cette théorie des actes « stériles » deux conceptions relatives au sort des défunts. L’une et l’autre de ces conceptions appartiennent à un degré peu élevé de la religion tibétaine.

D’après l’une de celles-ci, l’homme qui a préparé, dans cette vie, les conditions de sa vie future subira passivement dans cette nouvelle incarnation, les effets de ses actes passés, jusqu’à épuisement de l’efficience de ces effets, sans y rien ajouter par une activité déployée dans la condition où il aura été placé.

Ainsi, les bienheureux qui sont re-nés dans un paradis y goûteront les joies propres à ses habitants ; les malheureux qui se seront préparé une place dans n’importe lequel des enfers, ou une place dans un des mondes inférieurs : celui des animaux, etc., subiront les souffrances que ces mondes comportent, mais ils ne pourront pas, dans cet état, influencer la nature de la condition qui leur écherra dans une vie future.

Toutefois, d’après une conception opposée, les sentiments et la volonté demeurent actifs — bien qu’à des degrés différents de force — chez les habitants de tous les mondes et ces sentiments, cette volonté sont susceptibles de produire des effets non seulement dans leur vie suivante, mais même dans leur vie actuelle.

De nombreux contes illustrent cette croyance. Voici l’un d’eux très populaire au Tibet.

« À la suite des actes abominables qu’il avait commis, un criminel était re-né dans un enfer sous la forme d’un cheval. Comme tel, il avait été attelé avec deux autres chevaux, à un char très pesant. Le supplice infligé à ces malheureux consistait à traîner le char le long d’un chemin invraisemblablement raide, pour l’amener au sommet d’une montagne. Malgré leurs efforts conjugués, les trois animaux ne parvenaient pas à faire progresser le lourd véhicule et des démons les fustigeaient sans merci. Alors, un sentiment de profonde compassion surgit dans le cœur de l’ex-criminel devenu cheval dans un enfer.

« — Détachez mes compagnons, dit-il à ses bourreaux, laissez-les libres, je traînerai seul le, char.

« — Misérable animal, s’écria l’un des démons furieux, vous ne pouvez pas à vous trois, ébranler le char, comment oses-tu prétendre le faire tout seul.

« Et dans un accès de rage, le démon, avec le manche de fer de son fouet, assena un coup terrible sur le crâne du cheval compatissant. Celui-ci tomba mort et, aussitôt, renaquit dans un paradis. »

Nous savons que le Bouddhisme considère la compassion comme la plus excellente des vertus. Elle venait, en modifiant la mentalité de l’ex-criminel, de le transporter sur un plan d’existence qui y correspondait. Les bonnes gens du Tibet disent : il avait obtenu la récompense de sa pensée charitable.

D’autres comprennent : il avait transformé son état mental et c’est cet état mental qui nous place automatiquement dans le milieu qui y correspond.

Nous examinerons maintenant un processus de réincarnation décrit de façon très détaillée, dans les ouvrages intitulés Bardo thös tol (Bardo thos grol). Il existe un certain nombre de versions du Bardo thös tol qui, bien que différentes quant à leurs détails, sont identiques quant à leur but.

Bardo thös tol signifie « un texte dont l’audition délivre du Bardo » et le Bardo est l’état intermédiaire dans lequel demeure l’entité désincarnée, depuis le moment de la mort jusqu’à la réincarnation.

Un ouvrage original sanskrit ayant servi de base aux différentes versions actuellement courantes a été perdu — s’il a jamais existé, ce qui est probable, mais pas absolument certain. Ce Bardo thös tol fait partie des tér ou térma (gtér) trésors. Sont dénommés tér des écrits que leur auteur : Padmasambhava [14], aurait enfouis ou cachés d’autres façons, en différents endroits parce qu’il estimait que les Tibétains de son époque n’étaient pas capables d’en comprendre le sens et qu’il désirait en réserver la lecture à de futures générations plus développées intellectuellement. De temps en temps, un lama ou un laïque, se vante d’avoir découvert un de ces écrits, mais les tertöns (gtér ston, découvreurs de Trésors), nombreux dans les siècles passés, sont devenus rares et les ouvrages qui sont considérés comme ayant été « récupérés », forment, dans les bibliothèques des grands monastères, un fonds (une cinquantaine d’ouvrages) auquel aucune addition ne semble plus permise.

Les théories exposées dans le Bardo thös tol représentent-elles des conceptions purement et exclusivement indiennes ? On a sujet d’en douter.

Les différents Bardo thös tol offrent, en effet, en plus d’un point, des similarités avec des doctrines appartenant à l’ancienne religion pré-bouddhiste du Tibet : le Bön qui était un genre de Taoïsme.

Toutefois, il n’est pas question de discuter, ici, les origines des Bardo thös tol mais de présenter le procédé de réincarnation qu’ils décrivent. Peu importe par qui il a été conçu ; il est un produit de la pensée humaine poursuivant son inlassable désir de pérennité de l’individu.

Le Bardo thös tol prétend enseigner, à ceux qui n’ont pas atteint le salut bouddhique au cours de leur vie terrestre, le moyen d’y parvenir après leur mort.

Le salut bouddhique consiste à se libérer de la chaîne des morts et des renaissances successives : La « ronde » en sanskrit : le Samsâra. Cette libération se produit par l’accession à la connaissance, à l’illumination spirituelle qui dissipe le rêve, fertile en souffrances, dans lequel nous vivons, prisonniers des créations de notre imagination.

Le Bardo thös tol est, parfois, étudié sous la direction d’un Maître compétent et ceux qui se sont livrés à cette étude passent pour savoir ce qui les attend après leur mort, et être capables de se diriger d’une façon satisfaisante pour eux.

Pour les autres, c’est la grande majorité, le Bardo thös tol remplit le rôle d’un « guide du voyageur » dans l’au-delà.

Bien plus, pour le commun des Tibétains le Bardo thös tol a presque entièrement perdu ce caractère de « Guide » dans l’au-delà. Les Lamas qui le psalmodient comprennent rarement les mots qu’ils prononcent. Il n’y a là, pour eux, qu’une suite de syllabes rythmiquement chantonnées et, la plupart du temps, ils partagent l’opinion des parents du défunt en attribuant à leur lecture le pouvoir magique de transférer, au Paradis occidental de la grande Béatitude (Noub dewa tchen), le namshés du moribond près duquel le livre est lu. Le même résultat est attendu s’il s’agit d’un individu mort plus ou moins récemment.

Associé à la lecture du Bardo thös tol ou, plus brièvement pratiqué seul, un rite appelé powa est aussi, tenu comme propre à effectuer la transférence du namshés au Paradis occidental.

Tous les Tibétains croient que la mort est le début d’un voyage ardu, plein de périls, que l’homme doit effectuer dans l’intervalle qui s’écoulera jusqu’à sa nouvelle réincarnation dans l’une ou l’autre des six catégories d’êtres à laquelle son voyage aboutira.

Les régions que le défunt aura à traverser lui sont décrites d’après les paysages familiers aux Tibétains. Il devra gravir de hautes montagnes le long de chemins escarpés, traverser à gué de larges et rapides rivières, des régions désertes et arides et, partout, des démons sont aux aguets, comme, aussi, des brigands. Qu’il ne manque donc pas de se recommander à Dolma, la Protectrice des voyageurs…

En gens pratiques les Tibétains ont la charitable pensée de fortifier le mourant ou le défunt, en vue du voyage qu’il va entreprendre. À cet effet un repas lui sera servi plusieurs fois par jour tant qu’il demeurera dans sa maison en attendant le jour des funérailles.

La période qui s’écoule entre le moment du décès et le jour des funérailles est toujours longue.

L’écourter paraîtrait être un manque de respect envers le défunt dont on aurait hâte de se débarrasser. Il convient, aussi, dans un pays où les villages sont aussi espacés qu’ils le sont au Tibet, de donner aux invités le temps nécessaire pour effectuer un parcours de deux à trois cents kilomètres, ou davantage, par des chemins difficiles, à travers les montagnes. Plus est grand le nombre des personnes assistant aux funérailles, plus la famille du défunt estime celui-ci honoré. L’honneur en lequel il a été tenu rejaillissant, naturellement, sur toute sa parenté.

Le corps des personnalités éminentes, spécialement celui des Grands Lamas, est embaumé ou bien momifié, en étant entouré de sel. Le corps du dernier Péntchén Lama, mort en territoire chinois au moment où il allait regagner le Tibet [15], fut conservé de cette manière. Chaque jour, le sel devenu humide était remplacé par du sel frais et ce sel imprégné des liquides émanant du cadavre était vendu aux dévots qui s’en servaient comme d’un médicament.

Un autre procédé de conservation du corps d’un Grand Lama consiste à le plonger dans un bain de beurre bouillant. Ensuite, la figure de la momie est dorée et la momie, habillée, peut demeurer exposée dans une cage vitrée. Ces momies sont appelées : mardong « figure en beurre ».

Quant à la grande majorité des défunts ils sont revêtus de leurs plus beaux habits. Au lieu d’être attaché normalement, le devant de l’habit est placé du côté du dos du mort. C’est là, parait-il, une façon de lui faire comprendre qu’il n’appartient plus au monde des vivants, ce qu’il n’a pas toujours compris.

Le corps est alors assis et maintenu dans cette position en étant ligoté avec des écharpes. Une marmite ou un autre grand récipient entouré de draperies sert de siège au cadavre. Ce récipient est rempli de grain. Le grain sert à absorber les liquides provenant de la putréfaction et à les empêcher de se répandre. Si l’exposition du corps doit se prolonger assez longtemps, le grain mouillé est remplacé par du grain frais.

Comme il en est du sel, ce grain n’est point perdu, mais, dans le cas d’un Tibétain ordinaire, il n’est point supposé receler une vertu particulière. Il est simplement lavé, donné aux bêtes ou tout bonnement utilisé pour les usages ordinaires comme tout autre grain.

Mon fils adoptif, Yongden, qui, comme jeune Lama, avait souvent assisté ou participé aux rites célébrés devant un corps pendant une longue période précédant les funérailles, me disait que l’odeur de putréfaction que celui-ci dégageait était parfois abominable. Cependant les officiants ne paraissaient pas en être incommodés et prenaient de bon appétit les repas de fête qu’on leur servait.

Leur hôte, le défunt, était exhorté à les imiter, à se nourrir copieusement tandis qu’il en avait encore l’occasion.

C’est dans cette atmosphère de superstition qu’est lu, dans la plupart des foyers Tibétains, le Bardo thös tol, poème symbolique philosophique écrit par des Lettrés pour des Lettrés et qui sert encore, de nos jours, de thème d’étude et de méditation à certains penseurs du haut « Pays des neiges » [16].

(Extrait d’Immortalité et réincarnation 1961)

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1 Les Théravadins (disciples des Anciens) connus en Occident comme « Adeptes du Petit Véhicule » (Hinayâna). En tibétain : tchég chung ou tchég men (thég dmen) : Véhicule inférieur. Le terme thég pa signifie : une doctrine religieuse, une règle de conduite qui, comme un véhicule, conduit à un but : au salut spirituel.

2 Il est exact que nombre d’ouvrages bouddhistes écrits en sanscrit ont été perdus dans l’Inde au cours des guerres et des persécutions dirigées contre les Bouddhistes. Précédemment, ils avaient été traduits en tibétain et on retrouve ces traductions dans les bibliothèques des monastères.

3 Tcheu kyi yul (chos kyi yul).

4 Nous reviendrons plus loin sur ce sujet.

5 Nam par shés pa (rnampar shéspa) le « connaisseur de tout », sanscrit vijâna.

6 Mig kyi namparshéspa, conscience résultant de la vue ou résultant de la vue s’exerçant par le moyen de l’œil (mig). Et ainsi de suite : conscience du son associée à l’oreille, etc. Namparshéspa est l’un des éléments constitutifs de la personne.

7 Yid ki namparshéspa. Yid : sanscrit manas. Les Tibétains ont trois termes pour désigner l’esprit. Ceux-ci ne sont pas absolument synonymes. Yid est plus particulièrement la faculté intellectuelle, le pouvoir de perception, d’imagination. Lo (blo) est la faculté affective, les dispositions naturelles ; il traduit aussi les termes sanscrits buddhi, prajnâ ; séms a une vaste étendue de significations, il traduit le sanscrit citta, manas et, aussi, satva. En langage courtois ces trois termes se disent thugs.

8 Ce Jîva ne doit pas être considéré comme l’équivalent de l’âme dont parlent les religions occidentales. Il n’est pas créé, particulièrement, pour chaque individu au moment de sa naissance.

9 Œuvres accomplies par le corps, par la parole, par l’esprit (pensées, volitions, etc.).

10 L’esprit n’est pas un « individu » distinct du corps, qui lui serait un compagnon. Ce qui le différencie de l’âme telle que les Occidentaux la conçoivent. L’esprit dépend du corps, pour son existence. Il n’y a pas de « mental » à part des sensations, des perceptions formées par les sens. Les anciens Maîtres indiens disaient déjà : « L’esprit est aliment » (Chandogya Oupanishad).

11 Shindjé, le Yâma des Indiens. L’Inde, la Chine et les religions occidentales connaissent aussi la comparution des âmes devant un juge.

12 Généralement, tous les effets des actes accomplis dans une incarnation ne se manifestent pas ou ne sont pas entièrement épuisés dans l’incarnation suivante. Ces effets « tenus en réserve » peuvent se combiner avec ceux émanant des actions accomplies dans l’incarnation immédiatement précédente. La loi des causes et des effets ne consiste pas en des lignes droites et simples, mais en des combinaisons, des enchevêtrements qui, bien que ne déviant jamais du principe initial, en laissent les résultats, la plupart du temps, imprévisibles. Remarquer, aussi, qu’un effet n’est jamais le produit d’une cause unique, mais celui de plusieurs causes combinées. De plus les causes principales ne jouent qu’associées à des causes secondaires : ambiance physique et mentale, etc.

13 Les dieux, les non-dieux (sortes de titans), les hommes, les non-hommes (génies, fées, etc.), les animaux, les habitants des mondes de la souffrance.

14 Padmasambhava était originaire d’Oudiana, une région qui fait aujourd’hui partie de l’Afghanistan. Il n’appartenait pas à l’Ordre religieux bouddhiste (le sangha). Il était marié. C’était un savant adepte du Tantrisme, renommé pour ses pouvoirs magiques. Il fut, pendant un temps, professeur à la célèbre université de Nalanda.

Le roi tibétain Tisrong Dé Tsén (Kri srong Dé Tsan) avait entrepris la construction d’un grand monastère à Samye et ne parvenait pas à l’achever car les démons locaux démolissaient chaque nuit l’ouvrage que les ouvriers avaient fait dans la journée précédente. Sur la recommandation de Santarakishta, son chapelain indien, beau-frère de Padmasambhava, le roi invita celui-ci à venir au Tibet et à y exercer ses pouvoirs occultes contre les démons de Samye. Padmasambhava arriva au Tibet en 747, vainquit les démons qui, dès lors, au lieu de démolir l’ouvrage fait par les ouvriers, l’effectuèrent eux-mêmes avec une rapidité miraculeuse. C’est Padmasambhava qui introduisit le Tantrisme au Tibet où il s’est incorporé dans le Bouddhisme. Padmasambhava signifie : « né d’un lotus ». D’après la légende, Padmasambhava apparut ainsi miraculeusement dans un lotus, au milieu d’un lac. Les Tibétains le dénomment Gourou rimpotché (le Précieux Maître) ou Gourou Péma (Maître Lotus) ou Ougyen Péma (Lotus d’Ougyen. Ougyen pour Oudiana).

15 Le défunt Dalaï-Lama accusant le Péntchén d’avoir de la sympathie pour les Chinois avait projeté de l’attirer à Lhassa et de l’y emprisonner. Celui-ci craignant pour sa vie s’était enfui en Chine où il était grandement honoré. Il y demeura pendant plusieurs années. Après la mort du Dalaï-Lama son persécuteur, il allait rentrer dans son fief : La province de Tsang au Tibet.

J’étais au Tibet et à la frontière chinoise, pendant ces événements.

16 Khams yul : le pays des neiges est le nom que les Tibétains donnent à leur pays, assez singulièrement, d’ailleurs, car sauf sur les très hautes cimes, il ne neige guère au Tibet.