Henri-Jacques Proumen
La science et l'imagination

Cette faculté sélective et constructive, cet appel incessant aux matériaux du subconscient, nous la retrouvons exactement chez les savants, et même cette singulière dualité qui divisa, au siècle dernier, romantiques et naturalistes. Oserait-on nier que, chez les hommes de science, se produit ce tri, ce choix, cet assemblage des idées déposées dans l’obscur et ineffable réceptacle de la mémoire ? L’établissement d’une théorie scientifique, l’interprétation élémentaire d’un fait très simple, l’élaboration des hypothèses les plus hardies, rien de tout cela ne serait possible sans cette faculté de rapprochement et de discrimination. Et qu’est-elle donc, sinon l’imagination ?

(Revue Spiritualité. No 2. 15 Janvier 1945)

Science et imagination. Que ces deux mots semblent, a priori, en opposition ! L’imagination, fille aimable de la fantaisie, nous invite à batifoler avec elle, à son gré, dans les bois peuplés d’elfes, sur les gratte-ciel de New-York, ou à cheval sur un bolide qui nous entraînerait vers l’éclatante Sirius. La folle du logis répugne à tout ce qui est sérieux, tandis que la Science, fruit de siècles de pensée, représente l’ensemble des rapports des causes aux effets que l’homme a pu découvrir dans le Cosmos. La première suit le chemin des écoliers et fait la chasse aux papillons. La seconde, sagement, prend la grand-route aride, la plus droite, la plus sûre ; elle va, la lèvre grave, les yeux baissés, sans se soucier des fleurs qui croissent au bord du chemin. L’imagination, c’est une fillette en vacances, tour à tour turbulente et flâneuse, enjouée et maussade, qui a grand’soif d’air, de lumière et de liberté. Et la Science, c’est une dame austère, à lunettes, nez crochu, poil au menton, qui prêche et vitupère. Rien d’aimable, chez cette femme sévère ! Se pourrait-il vraiment qu’elle ne pût rien sans le secours de la fillette frivole ?

D’abord, soyons justes. Ce n’est pas vers les savants que va tout naturellement, l’imagination. Elle est avant tout l’apanage des rêveurs, des poètes, des romanciers, des pécheurs de lune, de tous ceux qui, à un titre quelconque, servent l’Art. L’imagination est la pourvoyeuse des Muses. Elle les comble de ses dons avec une inépuisable prodigalité. Nul ne peut être romancier, poète, auteur dramatique, peintre ou musicien s’il ne possède cette précieuse faculté. C’est elle qui préside, avant toute chose, à l’élaboration de l’œuvre d’art.

Ceci dit, rappelons cette pensée d’un des plus prestigieux écrivains de notre temps, Anatole France : « L’imagination assemble et compare, elle ne crée jamais ». Sans doute, les détracteurs de l’étincelant auteur de Thaïs lui ont-ils reproché de parler de son propre cas. En dépit de son érudition, de son esprit, de l’invraisemblable souplesse de sa langue, Anatole France possédait, à la vérité, une imagination médiocre. Étendue à tous, cette assertion reste juste, pourtant. Un artiste peut-il faire autre chose que laisser s’affronter les innombrables images recluses dans sa mémoire et réagir les idées confusément élaborées dans son subconscient ? Nous accumulons, au cours de notre vie, des matériaux sans nombre qui, au lieu d’être inertes, se meuvent les uns vers les autres, s’assemblent, se fuient, s’unissent ou se repoussent, puis, sélectionnés et groupés par le mystérieux travail de notre faculté constructive, font un tout cohérent, une œuvre d’art. Cette faculté potentielle de sélectivité et d’assemblage, c’est l’imagination. Elle ne peut s’exercer que sur des idées préalablement reçues : jamais un aveugle de naissance ne pourrait imaginer un tableau, jamais un sourd-né ne saurait concevoir une mélodie. Ce qui caractérise l’artiste, ce qui est le propre de son génie, c’est la manière plus ou moins heureuse qu’il apporte à cette coordination. C’est là que se marque son tempérament.

Dans une série d’essais restés célèbres et colligés sous un titre inattendu, Le Roman expérimental, Émile Zola s’applique à établir la différence entre l’imagination et le sens du réel. On sait le mépris que l’illustre chef de l’école naturaliste vouait aux romantiques dont il raillait l’imagination débridée. Avec le roman naturaliste, l’écrivain a le souci d’être vrai. Il n’invente plus que le plan, le sujet du drame, et les faits ne sont là que comme le développement d’une action logique et  même inévitable. « La grande affaire, dit Zola, est de mettre debout des créatures vivantes, jouant, devant les lecteurs, la comédie humaine avec le plus de naturel possible. Tous les efforts de l’écrivain tendent à cacher l’imaginaire sous le réel. »

Querelle d’écoles, qui nous semble assez vaine, aujourd’hui. Zola, qui était à sa manière un prestigieux romantique, n’a pu, comme tous les autres, que laisser réagir les impressions logées dans son inconscient. En réalité, romantiques et naturalistes ont senti la nature avec la même puissance, mais l’ont interprétée avec des tempéraments différents. Lyriques avant tout, les romantiques construisent abondamment et débordent le plan d’ensemble. Les naturalistes, qui en cela s’apparentent aux classiques, se limitent davantage, décrivent des choses vues de plus près, avec le souci de la mesure, de la sobriété, de la vérité.

Cette faculté sélective et constructive, cet appel incessant aux matériaux du subconscient, nous la retrouvons exactement chez les savants, et même cette singulière dualité qui divisa, au siècle dernier, romantiques et naturalistes. Oserait-on nier que, chez les hommes de science, se produit ce tri, ce choix, cet assemblage des idées déposées dans l’obscur et ineffable réceptacle de la mémoire ? L’établissement d’une théorie scientifique, l’interprétation élémentaire d’un fait très simple, l’élaboration des hypothèses les plus hardies, rien de tout cela ne serait possible sans cette faculté de rapprochement et de discrimination. Et qu’est-elle donc, sinon l’imagination ?

On pourrait même, ainsi qu’Oswald, ranger les hommes de science en deux catégories, ce qui rappellerait étrangement la querelle des romantiques et des naturalistes. Je ne parlerai ici que des grands savants, ceux qui apportent à la Science quelque chose de nouveau, et non de ceux qui, pleins de mérite, d’ailleurs, se bornent à beaucoup apprendre et à répandre à pleines mains les fruits de leur érudition. On distinguerait ainsi :

1°) Les savants romantiques, sans cesse à l’affût de découvertes et d’inventions un Berthelot, un Curie, un Pasteur. Ce sont les grands novateurs, les vrais imaginatifs.

2°) Les savants classiques, à rapprocher des naturalistes. Ceux-ci ont le souci d’éclairer les théories régnantes et de les compléter, plutôt que d’en créer de nouvelles. Tel fut par exemple Regnault qui imagina toute sa vie une foule d’appareils ingénieux afin de dresser, avec leur concours, des tables de constantes physiques, qui font, aujourd’hui encore, autorité. A ceux-ci le travail ardu et patient du laboratoire, le groupement, la comparaison des faits, la classification, la coordination des découvertes. A eux aussi l’énoncé des lois, plutôt que la recherche de phénomènes nouveaux.

C’est surtout des premiers que je parlerai, afin de bien montrer le rôle primordial de l’imagination dans la création scientifique. Elle est prépondérante chez les novateurs, grands romantiques à leur manière.

Illustrerai-je, par un exemple saisissant, le travail latent mais essentiel des matériaux du subconscient ? L’éminent mathématicien Henri Poincaré cherchait depuis longtemps une classe nouvelle de fonctions transcendantes. Vainement, d’ailleurs. La clé de l’énigme lui échappant sans cesse, il avait tourné son activité vers d’autres travaux, lorsqu’une nuit la solution tant désirée lui apparut pendant son sommeil. L’idée qui germait en lui était si forte qu’elle le réveilla. Il courut à sa table et écrivit jusqu’à l’aube : Poincaré venait de découvrir les fonctions fuchsiennes. Les matériaux de son inconscient s’étaient groupés, sélectionnés, triés, sans qu’il y prit garde : son imagination avait travaillé à son insu !

Les cas abondent, qui prouveraient le rôle majeur de cette faculté féconde. Pasteur, qui avait réfuté l’idée funeste de la génération spontanée, fut hanté par l’idée des microbes, bien avant de les avoir découverts au bout de son microscope. Le grand poète latin Lucrèce prévoyait déjà l’hypothèse des atomes, celle de la conservation de la matière et de l’énergie :

Nunc age, res quoniam docui non posse creari

De nilo neque item genitas ad nil revocari…

Et l’illustre physicien français Fresnel, obsédé par tout ce que la théorie de l’émission matérielle de la lumière contenait d’invraisemblable, sous la forme qu’elle revêtait au début du XIXe siècle, à tout le moins, Fresnel songeait déjà — quelle hardiesse de conception! — à l’hypothèse des ondes, qui devait rénover l’optique de fond en comble. Imagination, tout cela, visions grandioses, magnifiques prémonitions, hardis tentacules tendus vers la vérité encore voilée et insaisissable, conceptions larges et téméraires, monuments prodigieux élevés jusqu’aux nues et qui font songer, par leur ampleur et leur audace, aux grandes fresques d’un Victor Hugo.

Voulez-vous un exemple plus convaincant encore ? Le grand physicien anglais Maxwell conçut l’idée géniale d’établir la synthèse des phénomènes électriques et lumineux, de rattacher toutes les ondes de l’éther — nous dirions aujourd’hui : de l’espace — à une seule et même cause, les vibrations électromagnétiques. Il élabora cette théorie plusieurs années avant que Hertz découvrît expérimentalement les ondes dues aux oscillations électriques, et un demi-siècle avant que l’hypothèse de la rotation des électrons au sein de l’atome permit de considérer les phénomènes lumineux comme un cas particulier des phénomènes électromagnétiques. Il n’est point de romancier visionnaire, fût-ce Jules Verne, ce précurseur ingénieux, qui osât pousser l’imagination aussi loin, aussi profondément, dans des chemins à ce point inexplorés.

Et le génial Crookes, qui, par ses études sur l’effluve électrique dans les gaz raréfiés, prépara les voies à la découverte des rayons cathodiques, des rayons X et de la radioactivité, Crookes lui-même ne prévoyait-il pas le plus petit que l’atome, lorsqu’il décrivait ce quatrième état, particulièrement ténu de la matière, l’état radiant ? Imagination encore, imagination toujours, qui rapproche les grands novateurs de la Science et de l’Art.

Imaginons à notre tour. Imaginons un homuncule, un peu semblable au Diable boiteux de Le Sage, qui ouvrirait les crânes des romanciers et des savants pour y suivre le mystérieux travail de l’intelligence. Il y verrait, en somme, les mêmes réactions, livrées au tempérament de chacun, le même souci d’instruire, d’intéresser et, plus encore, de prévoir. Savants et artistes, après avoir suivi des voies différentes, se retrouvent aux carrefours. Frères par leurs éminentes facultés d’imagination, ils unissent la beauté, vertu sublime des choses et des êtres, à la vérité, cette vérité relative et pourtant si précieuse qui fit dire à l’immortel auteur du Jardin d’Épicure : « Ce qui est admirable, ce n’est pas que le champ des étoiles soit si vaste, c’est que l’homme l’ait mesuré. »

Henri-Jacques Proumen auteur Belge (1879 – 1962) Orginaire de Dison (Verviers), écrivain doublé d’un scientifique, aborde avec bonheur la plupart des genres littéraires. Dés 1925, il donnait des récits de science-fiction et de fantastique. Peintre de la condition humaine.