Dominique Casterman
La sécurité et l’ordre selon Krishnamurti

« L’ordre c’est la sécurité, l’ordre c’est l’harmonie, mais la recherche même de l’ordre aboutit au désordre ! ». (Krishnamurti). Texte proposé et commenté par Dominique Casterman L’extrait qui suit fait partie des nombreux entretiens que Krishnamurti a eus dans son pays d’origine. Cet échange particulier et les autres rapportés dans le livre Tradition et révolution, éditions Stock, […]

« L’ordre c’est la sécurité, l’ordre c’est l’harmonie, mais la recherche même de l’ordre aboutit au désordre ! ». (Krishnamurti).

Texte proposé et commenté par Dominique Casterman

L’extrait qui suit fait partie des nombreux entretiens que Krishnamurti a eus dans son pays d’origine. Cet échange particulier et les autres rapportés dans le livre Tradition et révolution, éditions Stock, 1978, datent des années septante.

Les quelques paroles qui suivent sont porteuses d’une lucidité absolument remarquable sur ce que nous pourrions appeler, faute de mieux, « l’intelligence non-mentale », cette intelligence qui, comme l’affirme Krishnamurti est ordre. Mais il s’agit d’un ordre dégagé de toute forme de croyance, de formule, d’adhésion à des préceptes et des groupes institutionnalisés quels qu’ils soient, en bref, un ordre qui advient de « l’intelligence fondamentale ».

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« Personnellement, je vis sans formule. Et vous, pourquoi en avez-vous ? Tâchez de le découvrir.

« Les formules qui sont des modèles vous donnent un sauf-conduit dans vos activités. Nous établissons une directive selon laquelle nous agissons, et là nous trouvons une sécurité.

« Donc la peur de l’insécurité doit être une des raisons pour lesquelles nous avons toutes ces formules et ces idées. L’esprit à besoin de certitudes, les cellules cérébrales ne fonctionnent parfaitement que quand elles se sentent complètement en sécurité. Je ne sais pas si vous avez remarqué cela en vous-même. Les cellules cérébrales ne fonctionnent que quand il règne un ordre parfait. Et une formule permet un ordre parfait. »

« Même physiologiquement, si je n’ai pas un certain type d’ordre, tout mon organisme est en révolte. Un ordre est absolument nécessaire, essentiel. Et des formules sont la façon la plus sûre d’obtenir un état d’ordre.

« N’avez-vous pas remarqué qu’avant de vous endormir, les cellules cérébrales établissent un état d’ordre : ‘‘Je n’aurais pas dû faire ceci, je n’aurais pas dû faire cela’’ ? Et si, quand vous vous endormez vous n’avez pas établi un certain ordre, le cerveau établit son ordre à lui. Tout cela, ce sont des faits.

« Les cellules cérébrales exigent un ordre qui, pour elles, est une sécurité. Et les formules sont une des façons les plus sûres de diriger sa vie sans désordre.

« Il y a beaucoup plus de sécurité si l’on suit le système d’un gourou. Des formules sont nécessaires pour un esprit qui exige de l’ordre, qui espère en trouver. Que se passe-t-il ?

« L’esprit espère trouver de l’ordre dans des pratiques tribales – la tribu brahmane, la tribu hindoue, la tribu nationale – et si vous sortez de là il y a danger. Ainsi, se nommer soi-même comme étant un hindou, c’est se sécuriser. Appartenir à Jéhovah, c’est être traité comme quelqu’un qui appartient à ce groupe. Tant que j’appartiens à une secte, à un gourou, je suis en sécurité. Et alors, que se passe-t-il quand vous avez vos formules et que moi j’ai les miennes ? Il y a un état de division et, par conséquent, d’insécurité.

« Or, les cellules cérébrales exigent de l’ordre, de la sécurité. Autrement, elles ne peuvent pas fonctionner convenablement ; elles utilisent des formules comme un moyen d’obtenir de l’ordre, mais en cherchant l’ordre par des formules elles engendrent des divisions et du désordre. Si, une fois, j’aperçois le vrai danger, que se passe-t-il ? Alors je ne cherche plus la sécurité dans les formules, alors je me demande s’il existe une sécurité dans d’autres domaines, et même si la sécurité absolue est une chose qui existe. »

« Le cerveau a besoin d’ordre. »

« L’ordre c’est la sécurité, l’ordre c’est l’harmonie, mais la recherche même de l’ordre aboutit au désordre !

« L’ayant vu clairement, je laisse tomber toutes les formules. Je ne suis plus un hindou, un bouddhiste, un musulman. Laissez définitivement tout cela. Cet abandon est intelligence. Et en le faisant, l’esprit s’ouvre à la plus vive intelligence.

« Or, l’intelligence est ordre. Je ne sais pas si vous le voyez ?

« Quand l’esprit est éclairé, il y a ordre. Par conséquent, le cerveau peut alors fonctionner de façon parfaite. Et toutes les relations prennent un sens entièrement différent.

« Les cellules cérébrales cherchent l’ordre à travers le désordre. Elles ne voient pas la nature du désordre. Elles ne comprennent pas ce qu’est le désordre. Mais quand sont rejetés l’esprit tribal, les formules, dans ce rejet réside l’intelligence, et cette intelligence est ordre. » (Tradition et révolution, pp. 162, 163, 164).

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Note complémentaire. Il existe des études très intéressantes sur le besoin d’équilibre homéostatique présent chez tous les êtres vivants, même les plus élémentaires d’entre eux. Ce besoin d’équilibre, ou d’ordre, anime et maintient toutes les sociétés cellulaires organiques depuis les bactéries jusqu’aux êtres humains. L’idée centrale de cette approche consiste à mettre en avant que le fonctionnement psychosomatique d’Homo sapiens, et aussi la construction de son environnement socioculturel n’échappent pas à ce besoin d’ordre et d’équilibre replié jusque dans les profondeurs du bios. Je pense en particulier aux observations d’Antonio Damasio dans son essai : L’ordre étrange des choses, la vie, les sentiments et la fabrique de la culture.

Il va sans dire que dès l’instant où l’ego est emparé par cette force vitale, par ce besoin d’équilibre homéostatique, ce besoin d’équilibre se transfigure en un désir de sécurité reclus sur soi et devient une source de déséquilibre ; car l’ego, amnésique de l’unité fondamentale de la Totalité cosmique Une, veut la prédominance et la maîtrise (complètement illusoire) de tout ce qui compte pour lui, pour son seul profit. Cette tragédie, c’est le drame de l’humanité en quête d’elle-même.