(Revue Aurores. No 12. Avril 1981)
«Qui a peur de la Philosophie» ? Tel est le titre d’un livre publié par un «groupe de recherches sur l’enseignement philosophique» (Greph, Flammarion, collection Champ, Paris 1977). On pourrait dire avec un semblable humour : «Qui a peur de l’ésotérisme» ? Ou encore : «Qui a peur du dedans, de l’intériorité» ?
La peur et le cortège de sarcasmes, d’ironie, d’injures qu’elle suscite provient uniquement d’une ignorance Le manque d’expérience implique les jugements fallacieux et les propos intempestifs. Il suffit de citer un texte de Lao-Tseu (La Voie et sa Vertu) pour s’en convaincre :
Lorsqu’un homme grossier entend
la Voie
Il éclate de rire
La Voie s’il ne riait pas ne serait plus
la Voie
Dans un sens identique, Louis Lavelle a montré qu’il est impossible de parler à une âme charnelle d’une réalité spirituelle, sans qu’aussitôt elle la profane et la souille. Ignorer, ne pas comprendre appartient à la condition humaine et personne ne peut prétendre ne pas avoir nécessairement traversé cet état d’ignorance. Le drame consiste à salir ce qui échappe à l’entendement, récusant par là même l’évolution personnelle susceptible de modifier la façon de voir et de saisir. «La taupe se gausse du soleil» et le soleil doit sourire de voir la taupe se gausser ! Qu’un niveau de conscience élevé soit atteint, le flux de la compassion s’étend avec une immense mansuétude.
A la rigueur le terme «ésotérisme» peut gêner. En raison de son mauvais usage, dans certains cas il semble s’apparenter aux sciences occultes, alors qu’il en diffère totalement.
Ainsi il devient susceptible de drainer le meilleur et le pire, d’initier au dévoilement des secrets ou au contraire de nourrir des illusions préjudiciables au discernement. L’éventail du vocabulaire et sa rigueur ne saurait être communément exigé. En raison des pusillanimes et de la confusion susceptible d’apparaître, le terme «dedans» ou intériorité sera ici préféré.
LA DECOUVERTE DU FOND
Il n’y a pas d’intériorité authentique sans approche puis découverte de son fond, c’est-à-dire du «lieu» secret dans lequel l’homme bascule, s’engouffre — aurait dit Henri Le Saux — Pas d’intériorité sans expérience de celle-ci. Or le danger consiste dans un piège subtil. Si quelqu’un parle de l’ésotérisme ou du dedans avec outrecuidance, si la moindre vanité entour son propos, on pourrait évoquer à son égard les «lèvres doubles», le «cœur double» dont parlent les Psaumes, ce qui est pire que l’ignorance. Ceux qui sont engloutis dans le dedans sont condamnés souvent à se taire; ils ne peuvent que bégayer ou alors accepter de se tenir dans le langage là où les mots cadavérisent l’expérience. Les sages et les saints, ou mieux encore les hommes réalisés peuvent relater leur passage du dehors au dedans. Ils le feront sans illusion, car ils savent que leur témoignage ne saurait parvenir à ceux qui n’ont pas «les oreilles déployées» — au sens philonien — et que le silence est le seul moyen de transmission. Le silence diffuse les semences de vérité, le chevelu (le libéré) des Upanishads «chevauche le vent» !
Pour les hommes libérés exotérisme et ésotérisme ne sont pas opposés; extériorité et intériorité, dehors et dedans ne font qu’un, telle la coque de la noix et son fruit. Spontanément il devient possible de traverser la coquille pour savourer l’amande. Elle nourrit et répand son parfum. Franchir la muraille de la «lettre» des Ecritures sacrées, savoir que les faits historiques relatés symbolisent des événements qui se déroulent au-dedans ne convient qu’à ceux qui s’intériorisent. Certes, il est d’abord nécessaire de faire appel aux sens extérieurs qui mettent en route. Ensuite il devient possible de requérir les sens intérieurs, qu’il s’agisse de l’ouïe, de la vision et du goût. Faire l’économie de l’extériorité est illusoire et risquerait de jeter le lecteur dans la confusion. Il ne s’agit pas pour autant d’une dérivation, mais d’un creusement en partant d’un récit, d’une phrase, d’une allusion. Le sens intérieur se déploie, il est illimité. Les voiles se déchirent, les secrets sont révélés. Ceux-ci attendaient avec patience d’être aimés et découverts. Heureux d’être perçus, ils livrent avec abondance la Vie qui ne connaît aucun terme. Ayant opéré une percée à travers la manifestation, mis en contact avec le «lieu» de son origine, l’homme intériorisé jette ses racines dans l’éternité. Il s’abreuve à sa source avec béatitude tandis que les soucis de l’existence qui auparavant l’obsédaient s’éclipsent comme des ombres devant la lumière. Le soi, soleil du dedans, apparaît dans sa splendeur.
Auparavant l’homme était attiré, le voici conquis. La séduction du dedans s’était déjà opérée au début de sa démarche, elle parvient à sa plénitude. Et l’initié murmure dans son cœur: «Tu m’as séduit et je me suis laissé séduire».
NOUVEAUTE
Selon une formulation sans doute véridique, bien que fort restrictive, Basilide affirmait au dire de l’apologiste Irénée (Adversus haereses 1, 14, 6) : «Bien peu de gens possèdent la connaissance (la gnose), un entre mille, deux entre dix mille». Ce qui a été approximativement exact durant des siècles s’avère aujourd’hui totalement erroné. Les hommes intériorisés, fascinés par «le royaume du dedans» se multiplient. Dans quelques années on pourra les comparer aux grains de sable des rivages de la mer. Ce qui était l’exception commence à s’engendrer et à proliférer. Et c’est la merveille des merveilles d’en être le témoin.
Que le regard de l’homme contemporain traverse le cauchemar de la violence et du matérialisme, il verra tous ces jeunes hommes, séduits par l’intériorité, qui se dégagent avec promptitude de tout conformisme pour s’ouvrir à la réalité du dedans. Deux faits imprévus s’imposent. Ces jeunes gens séduits par «la révélation des secrets», qui abandonnent toute réussite humaine pour s’adonner à l’expérience intérieure, ne s’intègrent pas obligatoirement à des traditions ou à des religions. Sorte de génération spontanée, apparition d’individus neufs, ils germent en des temps nouveaux avec un élan rempli de ferveur, à la fois graves et souriants, comprenant une intuition que leurs prédécesseurs mettaient toute une existence à tenter d’acquérir.
L’autre facteur n’est pas moins important. Ce qui est découvert passe dans leur vie. Tandis que les prédicateurs et les missionnaires d’hier deviennent des chiens muets, ces hommes séduits par le dedans ne tentent pas de propager leur connaissance. Ils savent que l’exemple dépasse l’enseignement et que leur témoignage se passe de tout discours et, mieux, lui tourne le dos.
LE DIVIN ET L’HUMAIN
Entre les «conservateurs» d’hier et ces hommes nouveaux, un autre type d’hommes qu’on pourrait désigner sous le titre «d’intermédiaires» entre la fin d’un temps et l’aurore d’une nouvelle ère, a marqué notre époque. Ceux-là aussi étaient séduits par le dedans. Le mystère intérieur provoquait en eux un vertige, alors ils cherchèrent des guides pour les instruire et apaiser leur inquiétude. En raison de la rareté des maîtres occidentaux dont certains leur apparaissaient englués dans le psychisme et le social, ou encore demeurés incapables de se dégager d’une formation sclérosante, ils visitèrent des gurus venus en Occident en sages et parfois hélas en marchands. Ces errances — et le besoin d’exotisme qu’elles comportaient — s’avérèrent nécessaires. Les mutations ne s’opèrent pas sans des tentatives passagères comparables à des tâtonnements. Certes les techniques d’hier ne sauraient être abandonnées à condition toutefois de ne pas s’apparenter à des systèmes qui les vide de toute énergie en feutrant par là même le dynamisme de l’intuition profonde. L’exode vers l’Extrême-Orient prendra fin dès que l’homme, portant dans le secret la séduction du mystère du dedans, comprendra que le guru est en lui. Alors pourront se célébrer les Noces, non pas «du Ciel et de l’Enfer» mais des deux natures de l’homme : le divin et l’humain. Elles se révèlent dans une expérience vivante grâce à la séduction du dedans éprouvée dans l’allégresse. Celle-ci consume l’ego et ses dérivés. L’abandon à l’égard du maître intérieur remplace les différentes ascèses. Tout s’opère dans la liberté et les voies disparaissent devant l’unité de la Voie.
Marie-Magdeleine Davy