La découverte de la vie dans ma vie Un entretien avec Jeanne Guesné

Un enfant né à six mois et demi ne vivra pas; à sept mois on le mettra en couveuse et il vivra. De même pour un bouton de rose sur le rosier: si on sait quand et à quelle hauteur de la tige le couper et que l’on met cette tige dans l’eau, la fleur s’épanouira. Cela se situe précisément dans le temps et dans l’espace. Quelques millimètres en amont ou une journée plus tôt, la fleur serait morte. Et bien pour nous c’est pareil; c’est ici que le travail doit se faire. Seulement nous l’oublions constamment, préoccupés par des notions de rendement, d’efficacité, de techniques qui ont, certes, leur utilité. Mais servons-nous d’elles et ne nous laissons pas prendre par elles. N’oublions pas, encore une fois, que l’homme a un rôle à jouer, qu’il n’est pas là pour rien.

(Revue Aurores. No 40. Février 1984)

«L’idée de la mort exerce toujours sur moi une fascinante interrogation». Ainsi s’exprime Jeanne Guesné dans l’avant-propos de son livre «La conscience d’être, ici et maintenant» publié aux éditions Arista. Cette interrogation devait la mettre en recherche au sein de sa propre intériorité et l’amener à découvrir «le témoin immobile et muet plus réel que nous-mêmes» et qu’elle appelle la Présence.

A. : On nous parle souvent d’un autre monde plus réel, d’une autre vie. Mais vous, vous savez aujourd’hui qu’il est là, accessible. C’est donc en se ressourçant, à, cette « autre réalité », qui correspond aussi à un autre «état», que vous commencez à comprendre le monde, notre monde et les mécanismes qui le gouverne ?

J. G.: C’est ce que je voudrais tellement dire et faire passer pendant que je suis encore de ce monde. Dans le corps, quelque chose peut être fait: c’est une certitude, c’est expérimental. La possibilité est donnée, là, maintenant; seulement la plupart des gens pensent à après. C’est pourtant ici que j’ai quelque chose à faire pour l’intégration de ce noyau, cette conscience qui peut grandir; Il faut un certain temps pour cela, et si ce n’est pas fait dans cette vie, ça ne pourra se faire après.

Un enfant né à six mois et demi ne vivra pas; à sept mois on le mettra en couveuse et il vivra. De même pour un bouton de rose sur le rosier: si on sait quand et à quelle hauteur de la tige le couper et que l’on met cette tige dans l’eau, la fleur s’épanouira. Cela se situe précisément dans le temps et dans l’espace. Quelques millimètres en amont ou une journée plus tôt, la fleur serait morte.

Et bien pour nous c’est pareil; c’est ici que le travail doit se faire. Seulement nous l’oublions constamment, préoccupés par des notions de rendement, d’efficacité, de techniques qui ont, certes, leur utilité. Mais servons-nous d’elles et ne nous laissons pas prendre par elles. N’oublions pas, encore une fois, que l’homme a un rôle à jouer, qu’il n’est pas là pour rien.

A. : Si c’est véritablement un rôle, ne pensez-vous pas qu’il devra en prendre conscience, de façon peut-être inattendue et brutale, et le tenir par nécessité ?

J. G.: Lorsque l’on vit réellement, lorsque l’on voit … c’est incroyable ! On est obligé de le crier ! Nous lisons déjà dans les évangiles: «ils ont des yeux et ils ne voient pas. Ils ont des oreilles et ils n’entendent pas». Ces paroles extraordinaires montrent bien notre nature. La vie ne nous apparaît pas comme quelque chose de simple et jusqu’à la fin de nos jours nous aurons des barrières, des difficultés parce que nous sommes dualistes: il y a le bon et le mauvais; nous voulons accepter le bon mais nous ne voulons pas accepter le mauvais.

Cependant, nous pouvons essayer de nous ouvrir à une compréhension plus large. Nous voyons bien que la vie est là pour nous «travailler», nous barater comme on barate la crème pour en faire du beurre. Elle barate la «matière» de l’homme pour qu’elle devienne plus fine, plus réceptive et pour qu’elle puisse vibrer à une fréquence plus rapide. Les outils de la vie sont les «chocs». Si nous coopérons, nous recevrons la force nécessaire même, et peut-être surtout, dans les difficultés. Et la compréhension jaillira.

A. : Mais les difficultés s’apaiseront-elles pour autant ?

J. G. : Nous commettons habituellement une erreur: nous nous disons «je travaille pour m’éveiller, pour comprendre» et «je devrai recevoir plus d’aide» alors qu’en fait, au fur et à mesure, les difficultés grandissent. C’est comme si on plaçait à chaque palier, la barre un peu plus haut.

Entre nos corps, il y a une dimension spatiale, une séparation, mais dans le champ de conscience de l’esprit humain qui est l’Esprit de la Vie Universelle, il n’y a pas de trous, d’intervalles. Nos aspirations pour le bien, pour le beau, sont aidées à ce moment là pour que tout dans ce champ de conscience, soit harmonisé. C’est une même longueur d’onde. Nous y sommes aidés pour tout ce qui procède de l’évolution de l’homme.

Aujourd’hui, pour servir une science avancée, des cerveaux très intelligents sont obligés de travailler en équipe avec des ordinateurs. Et chaque réussite est la réussite d’une ou de plusieurs équipes. Un seul savant dans sa discipline n’arrive plus à grand chose, alors que pour l’ascèse intérieure, c’est le contraire.

A. : Pouvez-vous dire aussi que cette possibilité d’accès à une plus grande conscience est conciliable avec nos activités quotidiennes, ou même, peut être une aide dans la qualité de nos relations avec les autres ?

J. G. : A partir d’un certain niveau, lorsque le témoin commence à apparaître en nous un regard est porté sur le moi psychologique, sur nos comportements, nos automatismes, notre monde de tous les jours. Il est certain que cet éclairage objectif nous guide positivement et qu’il favorise, par l’attention et l’observation, une compréhension de notre propre nature. Nous devons essayer de recevoir la vie sans la fragmenter; la laisser s’intégrer en soi et ne pas la transformer en vies différentes; être un dans la main, la parole, le regard, le ventre, etc …

A. : Pour celui qui en fait l’expérience, cet accès à une autre compréhension de lui-même est une chose extraordinaire ?

J. G. : Tout à fait. Lorsque l’on lâche, que l’on est à ce point étale dans le silence et l’immobilité intérieure, une troisième force apparaît et rien ne se fait sans elle. Entre un homme et une femme s’il n’y a pas d’attirance, si il n’y a pas cette troisième force entre eux, il n’y a rien. C’est la troisième force qui est la plus importante bien que ce soit celle qui ne se voit pas, ne se connaît pas. C’est vraiment l’Agir universel.

Pour les mystiques, c’est Dieu, pour les athées, c’est le bon, la justice; le mot importe peu. En fait, c’est une fréquence vibratoire. Quand cette fréquence vibratoire vous habite, vous êtes derrière votre regard, vous êtes dans votre poignée de main, vous êtes dans votre parole lorsque vous parlez et tout, à ce moment là, devient efficace, vivant. Mais naturellement votre personnalité, et tout ce qui est personnel en vous, est en sommeil, au service de cette présence. C’est vraiment une allégeance de la personnalité à cette grandeur qui peut venir l’habiter.

Alors, ceux qui comprennent la nécessité de cette présence, ceux qui en ressentent le besoin, cherchent tous les jours un moment de «ressourcement» dans une méditation qui est un appel à nous relier. Et si vous pratiquez cette ascèse volontaire dans une situation importante, grave, vous ferez face — non pas avec ce que vous avez — mais avec ce que vous êtes

A. : Alors, pour parler plus précisément de votre expérience, pouvez-vous dire que la reconnaissance de ce qu’il faut bien appeler un autre «état» est sans équivoque ?

J. G.: Bien sûr. Il y a une saveur … Seulement il est très difficile de l’expliquer ou même de donner une équivalence. On ne peut pas expliquer, les couleurs à un aveugle de naissance. Mais il n’y a aucun doute sur la nature et la reconnaissance de cette saveur très particulière; elle se manifeste dans une sorte de paix intérieure, de sérénité qui est sentie aussi solide qu’un bloc de granit.

Pour schématiser, je dirai que cet état pourrait être représenté comme un rayon vertical qui peut couper à tout instant le plan horizontal du déroulement du temps. A chaque instant du temps, l’ «intemporel» et le temporel se télescopent et, à ce moment précis, dans la lueur d’un éclair, dans cette foudre, il y a une révélation, une compréhension qui est insufflée dans les neurones du cerveau. Une compréhension viscérale de tout soi-même en même temps.

A. : Nous avons besoin d’une autre attitude pour cela ?

J. G. : Cette autre attitude, c’est un début d’éveil. Et quand il y a cet éveil, que la dualité se manifeste, et que la troisième force apparaît, le lien est établi; l’intellect traduit mais n’élabore pas. L’intellect a besoin d’élaborer pour découvrir l’énergie atomique par exemple. Mais pour cette ascèse, l’intellect doit se taire.

On comprend vraiment lorsque l’on se voit «double». D’abord c’est un, puis avec une division de l’attention c’est deux. Cette attention se pose sur l’autre mais en même temps sur la sensation de soi-même et, à partir de là, elle n’est ni ici, ni ailleurs; elle est dans ma relation entre les deux. Il faut vraiment réaliser cette troisième chose, ce troisième corps. Rappelez-vous la parole du Christ: «Lorsque vous serez deux en mon nom, je serai au milieu».

A. : Vous dites: «Je me vois double». Vous voyez alors, avec un certain recul, votre condition psychologique ?

J. G. : Habituellement, je ne vois pas mon moi psychologique; je suis dedans. Mais lorsque, dans des moments privilégiés, une présence apparaît, il y a comme un décollement et je prends du champ par rapport à lui. Dans ces conditions, je peux commencer à le connaître. Je vis avec ma petite conscience personnelle qu’il ne s’agit pas de détruire et simultanément, avec cette ouverture sur une conscience plus grande, plus globale.

Dans cette dimension, il n’y a pas de petit moi, et pourtant, c’est aussi moi. Rainer Maria Rilke a écrit:

«Je  ne serai jamais seul,

si nombreux étant ceux

Qui se mêlent à ce Moi qui est moi».

Toute créature dit «moi». Mais il n’y en a qu’un. On passe par des niveaux différents de la vie personnelle à la grande Vie Universelle.

Combien de personnes disent c’est bien beau de parler comme cela, mais vous savez «il faut avoir les pieds sur terre». Mais ce sont eux qui n’ont pas les pieds sur terre. Bien sûr, il faut gagner sa vie et celle de sa famille, assumer des responsabilités au niveau matériel.

Je ne tente pas de convaincre qui que ce soit: c’est inefficace et maladroit. Je propose simplement une interrogation sur le moi, sur l’être, sur les rapports secrets qui existent entre l’invisible et le visible.

Tous les humains jouissent des mêmes facultés sensorielles et tout est potentiellement en nous: L’Amour, la paix intérieure, la conscience. Non pas dans la rue, à l’extérieur ou comme des dragées dans une bonbonnière. Cela est en nous et généralement nous ne le savons pas. Nous avons toujours l’habitude de compter sur les autres, d’attendre que quelque chose arrive de l’extérieur. Il serait temps de «renverser la vapeur». Tout arrive de l’intérieur, de cet état étale où la tête ne parle plus, où l’émotion ne palpite plus…

A. : Qu’est-ce que vous appelez «moi psychologique» ?

J. G. : C’est l’ensemble de la personnalité qui s’est formé aux dépends de la conscience diffuse déjà là lorsque le bébé vient de naître. Le moi psychologique est une cristallisation d’une fraction de la conscience qui continuellement dit «Je» jusqu’à la fin de sa vie. Personne ne dit «toi» pour l’autre. Il y a quatre milliards d’individus qui disent, en ce moment, «moi», «je», mais il n’y a que le grand Moi qui est le moi de l’Homme.

A. : L’idée même de faire taire un instant les mouvements incessants de la pensée avec ses jugements, ses critiques, bref tout ce qui la constitue, est souvent envisagé par un occidental comme une chose épouvantable parce qu’elle touche à la personnalité.

J. G.: Oui, cela fait peur à beaucoup de gens. Il n’est pourtant pas question de détruire ce moi psychologique. Au contraire, il faut qu’un moi soit fort même si il a beaucoup de défauts. Parce que si il est fort, il aura de l’énergie et il pourra s’en servir alors qu’un moi faible ne pourra rien donner.

Seulement, il faudra l’amener à «se sacrifier» pour qu’il comprenne qu’il est limité, qu’il s’est trompé. Mais ce sacrifice est joyeux. La chenille qui est dans son cocon ignore qu’elle peut avoir des ailes de papillon et le moi c’est le cocon.

A. : Sur ce chemin spirituel, qu’elle a été votre principale difficulté?

J. G.: J’ai cru lâcher prise pendant des années, mais c’était seulement en pensée; je ne faisais pas le geste intérieur. Or le lâcher-prise est vraiment un geste comme si on lance une pierre. Là, on n’est plus dans ses pensées mais, avec un certain recul, dans une totale neutralité. Tout est étale, la dualité est toujours là et, à travers ces deux pôles tout peut apparaître: une énergie d’un autre ordre; d’une autre dimension, d’un autre monde, peu importe les mots. Mais pour réaliser ce lâcher-prise d’une façon abrupte devant un événement donné, cela m’a demandé plusieurs années.

Quelques livres

Le grand passage, Courrier du Livre, 1989

Le 7e sens ou le corps spirituel, Poche, 1991

Le 3e souffle, ou L’agir universel, Albin Michel, 1995

La conscience d’être, ici et maintenant, L’Espace Bleu, 1999

Le grand passage : Voyages hors du corps, L’Espace Bleu, 1999

La conscience d’être : Ici et maintenant, Poche, 2009