Robert Linssen
La Solitude suprême

Les compagnons les plus bruyants ne sont pas ceux que nous pensons généralement. Ils ne sont pas seulement extérieurs. Ils sont surtout intérieurs. Ce sont nos pensées, les images que nous avons déifiées, les croyances, les dogmes, les identifications multiples aux personnes et aux objets matériels ou spirituels.

(Revue Être Libre. No 104-107. Mai-Août 1954)

(Résumé d’une causerie faite à Gstaad en 1954)

Il n’y a pas de « chose » comme nous connaissons les choses. Il n’y a pas d’entité comme nous connaissons les entités. Il n’y a pas de « penseur » tel que nous nous éprouvons lorsque nous pensons.

Seul reste un « quelque chose » de fondamental que certains bouddhistes appellent le « Corps de Bouddha ». Le Zen le désigne par « Mental Cosmique » ou « Vide ». Krishnamurti l’appelle de différents noms : l’Eternel, l’Intemporel, etc.

Evitons surtout de nous préoccuper de ces étiquettes. Elles sont non seulement sans rapport avec la réalité que nous voudrions évoquer mais elles sont de vrais dangers pour ceux qui s’engagent dans le processus de l’expérience vivante du Réel.

Le Réel n’est pas du tout une « chose » que nous pouvons « connaître » comme généralement nous connaissons les choses. Plus aucun point de référence, plus aucune catégorie, plus rien de «  nommé » ou de « nommable »! « Je sais que je ne sais rien » s’écriait Socrate…

Aussi longtemps que nous n’aurons pas la lucidité suffisante, le courage de nous affranchir de nos habitudes mentales, des identifications avec nos mémoires accumulées, l’expérience vivante du Réel nous restera interdite.

Ne perdons pas de vue que si le Réel ne peut se « connaître » comme nous connaissons généralement les choses, il peut se vivre. La connaissance familière n’est qu’une fonction partielle. L’expérience vivante est une intégration au cours de laquelle s’évanouit la prééminence de toutes les consciences dualistes antérieures.

C’est alors que nous goûtons la solitude suprême qui n’est pas un isolement mais révélation de l’indicible homogénéité du Réel englobant les aspects visibles et invisibles, manifestés et non manifestés de l’Univers.

Mais avant d’en arriver là, il nous faut d’abord prendre conscience de nos contradictions, et ensuite pénétrer dans cette zone de silence intérieur que nous possédons en nos propres profondeurs.

Nous fuyons tous le silence et la solitude. Nous ne savons pas ce qu’ils signifient véritablement. Car, par silence et solitude vrais nous n’entendons pas l’absence de bruits ou de personnes extérieures.

Que nous le voulions ou non, nous devrons un jour affronter une solitude totale, un silence infiniment plus impérieux. Mais avant d’attendre ou de craindre cette éventualité pour nous hypothétique  nous pouvons la vivre actuellement.

Les compagnons les plus bruyants ne sont pas ceux que nous pensons généralement. Ils ne sont pas seulement extérieurs. Ils sont surtout intérieurs. Ce sont nos pensées, les images que nous avons déifiées, les croyances, les dogmes, les identifications multiples aux personnes et aux objets matériels ou spirituels.

Savons-nous nous tenir debout tout seul et que reste-t-il de nous lorsque nous sommes totalement seuls : sans la femme, le mari, l’enfant, les parents que nous adorons et que nul ne nous a d’ailleurs jamais demandé de ne pas adorer (on peut « adorer » mais être libre de l’attachement); seuls sans nos idéaux, sans nos « activités », nos images, nos mémoires; sans aucune distractions extérieures ni intérieures; seuls, sans vouloir « faire quelque chose » sur le plan de la matière ou sur celui de l’esprit. Certains d’entre-nous, eussent-ils dix ans ou cinquante ans de recherches intérieures se sont-ils une seule fois dans leur vie simplement « assis sans rien faire », ni matériellement, ni dans le « mental surtout » ? Sont-ils restés « seuls » totalement après avoir assisté au défilé de leurs propres créations et attachements mentaux inutiles ? Ont-ils compris que ce sont là les « compagnons bruyants du monde intérieur » qui leur interdisent l’accès à la zone du grand silence intérieur, de la solitude vraie ?

Lorsque cesse le vacarme des faux compagnons intérieurs engendrés par nos avidités de « devenir » au sens où Krishnamurti l’entend (« Tanha », pour les Bouddhistes) nous accédons à cette zone insondable de silence et de suprême solitude où se révèle le plus adorable, le plus merveilleux et le plus impersonnel des compagnons.

Lorsque nous libérons notre esprit de ses conditionnements nous sommes cette Réalité. Elle est nous. Elle est toutes choses. Solitude suprême qui est plénitude et souveraine simplicité.

Robert LINSSEN