(Revue Teilhard de Chardin. No 70. Juillet 1977)
Conférence donnée à Bruges, le 4 septembre 1976, lors du XVIe Symposium international Pierre Teilhard de Chardin.
La Bible dit que Dieu « sonde les reins et les cœurs » (cf. Jér. 17 : 10; 20 : 12; Apoc. 2 : 23), c’est-à-dire qu’il est le seul à connaître la vie profonde d’un être humain. Il paraît donc prétentieux de s’égaler à Dieu en voulant décrire la vie intérieure du Père Teilhard. J’essaierai de me garder de cette prétention en cherchant à deviner, à partir des faits et des témoignages que nous avons, la profondeur — je n’hésite pas à employer le terme — la profondeur mystique du sentiment religieux chez Teilhard. En tenant compte des limites propres au sujet, et des limites imposées dans le cadre d’une conférence, je vous propose le cheminement suivant : 1) quelques coups de sonde dans la vie du Père Teilhard; 2) les grands axes de sa spiritualité.
Teilhard mystique
Tout le monde connaît le célèbre début de son autobiographie, Le Cœur de la Matière (t. XII, pp. 19 et suiv.), dans lequel Teilhard raconte comment, étant encore enfant, il recherchait passionnément l’Absolu, ou comme il dit, le « Consistant », l’« Inaltérable », l’« Irréversible ». « La Consistance : tel a indubitablement été pour moi l’attribut fondamental de l’Etre. (…) jusqu’à maintenant (et jusqu’au bout, je le sens) ce primat de l’Inaltérable, c’est-à-dire de l’Irréversible, n’a pas cessé, ni ne cessera de marquer irrévocablement mes préférences pour le Nécessaire, pour le Général, pour le « Naturel », — par opposition au Contingent, au Particulier et à l’Artificiel… » (p. 26). Ce « sens de la Plénitude », comme il dit aussi, se concrétisait alors dans la passion des pierres et du métal.
Peu à peu, à mesure qu’il approfondit sa vie chrétienne, c’est le Christ qui va devenir pour lui le Sens de toute consistance, le Pôle de sa recherche passionnée de l’Absolu. Cette attitude, que l’on peut déjà qualifier de mystique, se concrétise au temps de son adolescence dans la vocation religieuse, motivée, selon ses propres termes, par « le désir du plus parfait ». Ce désir l’amènera au sacerdoce, le 24 août 1911. Il a 30 ans. « La passion de l’Absolu » qui l’animait depuis son enfance l’avait conduit à ce don total de lui-même à Dieu au service de l’Eglise au sein de la Compagnie de Jésus. Par la suite, même au milieu d’épreuves douloureuses, il restera fidèle et à son sacerdoce et à son Ordre. Ce passionné d’unité et d’absolu avait trouvé dans sa vocation de jésuite le moyen d’unir les deux hommes qui étaient en lui : le savant et le mystique, « l’enfant de la terre et l’enfant du ciel ».
Au cœur de la tourmente de la grande guerre, côtoyant la mort quasi quotidiennement, il écrit des essais dont le ton lyrique et mystique n’échappe à personne. Le courage qu’il témoigne, la force d’âme qu’il manifeste, se nourrissent d’une flamme intérieure qui n’est pas tant la ferveur nationaliste ou l’ardeur à défendre une juste cause, mais la recherche de l’Absolu, l’union passionnée à Celui en qui nous avons, comme disait saint Paul, « la vie, le mouvement et l’être » (Actes 17 : 28). Les témoignages sont multiples. J’en choisis deux. Le premier est de son ami Max Begoüen :
« Je demandai au Père, un jour : — Comment faites-vous pour garder cette sérénité dans la bataille ? On croirait que vous ne voyez pas le danger et que la peur ne peut vous atteindre…
Il me répondit avec ce sourire sérieux et fraternel qui donnait tant de chaleur humaine à ses paroles : — Si je suis tué, je changerai d’état et voilà tout… » (Cahier P. Teilhard de Chardin, n° 2, p. 16)
Le second est de Teilhard lui-même, et date de 1919. Il exprime l’approfondissement religieux que son âme mystique a réalisé au milieu des horreurs mêmes des combats. « Pour moi la guerre a été une rencontre (…) avec l’Absolu… » « J’ai vu clair dans un milieu où le monde a atteint pour moi une transparence qu’il ne retrouvera peut-être jamais plus. » Si, cette transparence, cette « diaphanie » du monde, cette sacramentalité du monde sauvé par le Verbe incarné, sera toujours la conviction première et le moteur de sa vie intérieure. Il faudrait citer ici l’admirable Messe sur le Monde, ou encore Le Milieu divin, qui est peut-être le plus beau livre de spiritualité du XXe siècle. Et il fut écrit — je devrais dire vécu — à l’époque la plus sombre de sa vie. Ses idées sont suspectées par les autorités religieuses; on lui retire son enseignement à Paris; on l’envoie en Chine; surtout on lui interdit toute publication d’allure philosophique ou religieuse. C’est sa vision chrétienne du monde qui est mise en cause. Et pourtant c’est à cela qu’il tient le plus, car c’est le message qu’il se sent la mission de porter. Et on lui demande de se taire…
Plus que jamais Dieu se manifeste à lui comme « le Seul Suffisant et l’Unique Nécessaire ». « Je vous avoue, confie-t-il à un correspondant, que si je ne L’avais pas comme une sorte de Lumière m’attirant au fond et au-delà de toutes choses, non seulement je ne garderais pas une minute de plus sur les épaules le fardeau de choses indéniablement caduques qui rendent parfois la discipline et la vérité chrétiennes dures à porter, mais je ne verrais plus aucune raison sérieuse de me livrer à un travail scientifique. »
Quand on connaît le contexte ecclésiastique du temps; quand on connaît le tempérament d’un Teilhard, il n’y a qu’une seule explication de son attitude : la profondeur de sa vie mystique. Et cette attitude durera jusqu’à sa mort. Je n’insiste pas sur d’autres détails puisque la chose est claire. J’ajoute une remarque personnelle. A notre époque de contestation religieuse, qu’elle soit traditionnaliste ou progressiste, Teilhard reste un exemple, dans la lignée des mystiques et réformateurs chrétiens, les vrais : ceux qui n’ont pas pris leur parcelle de vérité pour la Vérité, mais qui ont fait confiance à Dieu et à son Eglise pour que cette parcelle de vérité puisse germer et porter du fruit en son temps. Pour cela Teilhard a sacrifié son amour-propre et ses ambitions légitimes. Il l’a fait — et il n’a pu le faire que dans l’union au Christ. Il savait que le Ressuscité, le Pantocrator, le Christ-Oméga comme il l’appelle, était passé par l’anéantissement de la Croix. Et il vivait cette union au Christ mort et ressuscité. Si cette attitude ne relève pas de la mystique chrétienne la plus authentique, qu’on me dise alors ce qu’est la mystique chrétienne!
Les grands axes de sa spiritualité
Je n’insiste pas d’avantage sur la réalité et la profondeur de la vie intérieure du Père Teilhard. Elle est reconnue par tous, même par les adversaires de ses idées. Mais je voudrais maintenant souligner les grands axes de sa spiritualité, parce qu’ils nous permettront de mieux saisir ce qui a nourri sa vie intérieure. Je ne prétends pas être exhaustif (il y faudrait tout un gros volume ; voir G.-H. Baudry, Ce que croyait Teilhard, Mame, 1971). Je distinguerai deux niveaux dans la mystique teilhardienne : le premier, que je qualifierai de naturel ou encore d’œcuménique au sens large où tous les mystiques, quelle que soit leur inspiration, peuvent se reconnaître; le second niveau est spécifiquement chrétien et se greffe naturellement sur le premier dont il assume les valeurs.
Mystique naturelle
Le sens du Tout
L’axe principal du premier niveau me paraît consister dans la passion de l’Un ou, sous une autre forme, dans le sens du Tout. Teilhard parle quelque fois de « la religion du Tout » (cf. tome X, p. 81). (Voir dans Mon Univers de 1924 le paragraphe sur « La priorité du Tout », tome IX, pp. 71-72.) Comme les mystiques de tous les temps, Teilhard a été séduit par la fascination de la Totalité, de l’Universel, au point qu’il voit dans cette attitude le fondement de toute mystique. « Par Mystique, écrit-il dans Comment je vois (1948), j’entends ici le besoin, la science et l’art d’atteindre, en même temps et l’un par l’autre, l’Universel et le Spirituel. Devenir simultanément, et du même geste, un avec Tout, par libération de toute multiplicité ou pesanteur matérielle : voilà, plus profond que toute ambition de plaisir, de richesses et de pouvoir, le rêve essentiel de l’âme humaine » (§ 32).
La diaphanie de Dieu
Un second axe de ce premier niveau est constitué par ce que Teilhard appelle la « dia-phanie » de Dieu dans le monde, son « omniprésence » et sa « transparence » dans l’Univers (voir Le Milieu divin, pp. 159-164).
Le monde est un milieu divin si l’on perce la pellicule des choses pour atteindre l’Etre « qui est, qui était et qui vient » pour parler le langage de l’Apocalypse. La mystique de Teilhard est une mystique de « traversée » ou mieux encore de « la transformation créatrice » du monde. Il s’agit d’atteindre Dieu à travers la matière et surtout par la transformation du monde, car le but dernier de l’action humaine, dans l’économie de l’Incarnation, c’est de coopérer à la divinisation du monde qui se réalise sous l’attraction animatrice du Christ-Oméga.
Ce dernier point nous amène directement au niveau chrétien que je ne sépare du précédent que pour des raisons de clarification.
Mystique chrétienne
Le sacrement du Monde
La transparence du monde est une approche de ce que nous appelons en langage chrétien la sacramentalité du monde. Dire que le monde est le sacrement de Dieu revient à dire qu’il est à la fois signe et présence de Dieu. C’est donc beaucoup plus qu’une simple transparence, comme si le monde n’était qu’une pellicule à travers laquelle le divin se manifesterait; ce n’est pas non plus une équivalence : le monde n’est pas Dieu comme le pensent les panthéistes. Mais il est tellement lié à Dieu qu’on ne peut penser, de fait, le monde sans Dieu ni Dieu sans le monde. (Teilhard parle quelque part de « couple naturel ».) Pour comprendre sa position il faudrait expliquer la théologie sacramentelle qui repose sur deux données essentielles : une théologie de la Création et une théologie de l’Incarnation. Dieu a créé le monde. Par suite celui-ci en garde une empreinte indélébile. Mieux encore toutes choses ne subsistent qu’en Dieu, par Dieu. Dieu est immanent à sa création. Nous baignons dans un milieu divin. (Voir la belle prière du Milieu divin, pp. 77-78.) Du fait de l’Incarnation, l’immanence de Dieu prend un caractère singulier. En s’incarnant Dieu a assumé personnellement la nature humaine. Trop souvent on en reste là. Mais c’est insuffisant, remarque Teilhard. Car l’homme est un élément qu’on ne peut séparer du cosmos. Pour créer l’homme, il fallait que Dieu créât le Cosmos. L’homme est le couronnement, le but de la création. Par suite, en prenant la nature humaine, Dieu assumait le cosmos tout entier. Il est d’ailleurs traditionnel de dire que l’Incarnation est une nouvelle création. C’est en ce sens que Teilhard parle du Christ cosmique, des « prolongements cosmiques » de l’Incarnation et de l’Eucharistie. Ainsi le monde est-il devenu le sacrement de la présence du Christ. « En vertu de la Création, dit-il, et, plus encore de l’Incarnation, rien n’est profane, ici-bas, à qui sait voir. Tout est sacré, au contraire, pour qui distingue, en chaque créature, la parcelle d’être élu soumise à l’attraction du Christ en voie de consommation… » (Milieu divin, p. 56).
On comprend que la célèbre Messe sur le Monde exprime pour Teilhard le cœur de sa spiritualité. (Voir tome XIII, pp. 141 et suiv., et la prière de conclusion : « … Toute ma joie et ma réussite, toute ma raison d’être et mon goût de vivre, mon Dieu, sont suspendus à cette vision fondamentale de votre conjonction avec l’Univers. Que d’autres annoncent, suivant leur fonction plus haute, les splendeurs de votre pur Esprit. Pour moi, dominé par une vocation qui tient aux dernières fibres de ma nature, je ne veux, ni je ne puis dire autre chose que les innombrables prolongements de votre Etre incarné à travers la Matière; je ne saurai jamais prêcher que le mystère de votre Chair, ô Ame qui transparaissez dans tout ce qui nous entoure ! » p. 155 s.)
La personne du Christ
Il est clair que la mystique teilhardienne est toute centrée sur la personne du Christ. Son but, n’était-il pas de « faire le Christ aussi grand que possible » (Lettres de Voyage, p. 329) ? A ceux qui l’accusaient plus ou moins directement d’hérésie, il répliquait à juste titre que l’attitude des hérétiques « n’allait pas à grandir le Christ plus que tout, ce qui est au fond, disait-il, la seule chose qu’on puisse me reprocher » (lettre citée dans Szekeres, Le Christ cosmique, p. 336). Pour montrer à quel point le Christ (« le Christ cosmique », « total », « universel » selon sa terminologie) était la source et le but de sa vie, voici un extrait d’une prière qu’il composa en 1918 : « Je voudrais être, Seigneur, moi, pour ma très humble part, l’apôtre, et (si j’ose dire) l’évangéliste de votre Christ dans l’Univers » (« Le Prêtre », Ecrits du Temps de la Guerre, p. 298). Effectivement, c’est le message qu’il ne cessera de proclamer jusqu’à son dernier essai, Le Christique (tome XIII, pp. 93 et suiv.). Le titre est d’autant plus significatif que cet écrit constitue son testament spirituel.
Pourquoi cette prédominance du Christ dans sa vie intérieure ? Parce que pour lui, il était l’Alpha et l’Oméga de toutes choses ou, comme il aimait à le dire, « la plénitude, le principe synthétique de l’Univers » (t. IX, p. 60), Celui en qui tout subsiste et tout converge.
La divinisation des valeurs terrestres
Le Teilhard mystique n’est pas un évadé de la création ni de l’histoire des hommes. La création est inachevée et Dieu l’a remise entre nos mains pour que nous coopérions librement à son épanouissement. Ainsi toute action humaine, si elle est faite dans ce but, a-t-elle une portée profondément mystique, divinisante. Dans L’Atomisme de l’Esprit (1941) au paragraphe consacré à la mystique, nous lisons ceci : « D’une part, en vertu de la liaison dynamique de toutes choses en la Noogénèse, la moindre action, si humble et monotone soit-elle, se découvre comme un moyen de coopérer au Grand Œuvre universel. D’autre part, en vertu de la nature particulière synthétique de l’Opération en cours, coopérer signifie s’incorporer dans une réalité vivante. Agir sous toutes ses formes (pourvu que celles-ci soient positives, c’est-à-dire unificatrices) équivaut à communier » (t. VII, p. 61). A communier au Christ finalement, car, nous rappelle Teilhard, « le divin ne nous arrive jamais qu’« informé » par le Christ-Jésus » (cf. t. X, p. 25).
Le mois précédant sa mort, il écrivait que la vieille opposition Terre-Ciel devait disparaître (ou se corriger) dans la formule nouvelle : « Au Ciel par l’achèvement de la Terre » (t. IX, p. 289). La mystique de la Recherche et de la transformation du monde et de l’humanité fut certainement un des piliers de sa vie intérieure, car il y voyait le moyen de collaborer à la divinisation du monde par le Christ.
On serait tenté de croire qu’il s’agit là d’un pur activisme. Il n’en est rien, car l’énergie humaine est aussi à l’œuvre dans ce que Teilhard appelle les passivités de l’existence (l’échec, la maladie, la souffrance, la mort). Il y a, dit-il, « une énergie spirituelle de la souffrance » qui contribue à la montée de l’humanité. Au fond, pour le mystique qu’est Teilhard, rien n’est absolument négatif dans la mesure où ce qui arrive est vécu, assumé dans l’esprit de communion au Grand Œuvre de la création en gestation. Voici un texte particulièrement significatif : « Pour le chrétien voué à l’unification du Monde dans le Christ, le travail de la vie intérieure morale et mystique se ramène tout entier à deux mouvements essentiels complémentaires : conquérir le Monde et s’en échapper, les deux mouvements naissant naturellement l’un de l’autre, et représentant deux formes conjuguées d’une même tendance : rejoindre Dieu à travers le Monde » (Mon Univers, 1924, t. IX, p. 95).
La Vision eschatologique
Il manquerait un point important à cette esquisse si je ne signalais pas qu’un des axes essentiels de sa vie intérieure s’appuie sur sa vision eschatologique. L’Humanité n’est pas condamnée à basculer dans le néant, arrivée à un point zéro de son évolution. C’est le grand reproche que faisait Teilhard aux mystiques matérialistes et aux idéologies humanitaires du progrès : leurs doctrines impliquaient la mort totale et en même temps elles faisaient tout pour la masquer. L’humanité comme les civilisations, comme chaque individu, est mortelle. Mais la mort n’est pas un point final, c’est une métamorphose. Pour Teilhard comme pour les chrétiens, nous construisons dès ici-bas et dès maintenant le Royaume de Dieu; nous préparons la Parousie, la « grande Métamorphose » de la fin des temps. Autrement dit, « nous créons par notre vie, par nos actes, de l’éternel, de l’Irréversible » comme dit Teilhard. Pour lui il n’y a pas de vie intérieure qui tienne, pas d’action tout court, si on ne donne à l’Homme « la confiance stimulante (et indispensable) d’avancer en direction d’un objectif indestructible, au terme de ses activités » (Le Christique, t. XIII, p. 112).
La vie intérieure du Père Teilhard me paraît dominée, soulevée par l’immense espérance d’un avenir lumineux, indestructible, non seulement de chaque personne individuelle, mais aussi, au Terme, de l’Humanité en tant que telle. Permettez-moi de citer encore un très beau texte, qui servira de conclusion à cette trop brève évocation de la vie intérieure du Père Teilhard : « Je m’abandonne éperdument, ô mon Dieu, aux actions redoutables de dissolution par lesquelles se substituera aujourd’hui, je veux le croire aveuglément, à mon étroite personnalité votre divine Présence. Celui qui aura aimé passionnément Jésus caché dans les forces qui font mourir la Terre, la Terre, en défaillant, le serrera dans ses bras géants, et, avec elle, il se réveillera dans le sein de Dieu » (La Messe sur le Monde, t. XIII, p. 152).