Jacques Deperne, qui étudie depuis des dizaines d’années la calligraphie extrême-orientale, nous définit et l’histoire et les concepts philosophiques qui sous-tendent l’écriture de plus d’un milliard d’hommes : et, à notre surprise naît en ces pages l’énoncé d’une morale. Rigoureuse et ouverte sur l’infini…
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Affranchie des diversités d’époques et de lieux, la mystérieuse et fascinante écriture figurative chinoise a été l’instrument de culture de toute une civilisation et le véhicule d’une pensée que l’Occident semble enfin mesurer à sa juste dimension. Véritable expression concrète de la pensée, elle a donné naissance à l’art le plus subtil, un art qui fait participer le corps autant que l’esprit, un art qui donne au mot « maîtrise » sa véritable signification : l’art de la calligraphie.
Au commencement était le signe
La Chine possède une tradition scripturaire remontant à la plus haute Antiquité. Les commentaires du plus vieux livre du monde, le Yi Jing (Yi King) [1] — le Livre des Transformations —, attestent qu’au commencement « on gouvernait les peuples par le moyen de certains nœuds qu’on faisait avec des cordes ». Ensuite, le sage Fu Xi (Fo Hi), empereur légendaire qui aurait régné environ trente siècles avant notre ère, inventa les premiers signes pour fixer la pensée : les ba gua, les huit figures ou trigrammes, qui combinent en ternaire les deux principes antithétiques, complémentaires et alternants, du yin et du yang, véritable pouls de l’Univers en éternelle mutation.
La légende, qui ne prête qu’aux riches, a vu dans les trigrammes du premier des empereurs mythiques les premiers caractères tracés, opposant, dans un cercle, le ciel et la terre, le feu et l’eau, les nuages et la montagne, le vent et les séismes.
De nombreux textes antiques attribuent toutefois l’invention légendaire de l’écriture à Cang Jie, haut fonctionnaire de l’empereur Huang Di, l’empereur jaune, le père de la culture chinoise, dont le règne se situerait environ vingt-sept siècles avant notre ère. Un soir que Cang Jie méditait au bord d’une rivière, il observa les constellations, ainsi que les traces laissées par les oiseaux sur le sable. Il réalisa qu’on pouvait très bien faire des signes pour représenter des idées, et il reproduisit sur un bambou, en les simplifiant, quelques objets qui l’entouraient, en utilisant un bâton trempé dans du vernis.
Et cette nuit-là, disent les textes anciens, Les démons pleurèrent. L’écriture déchiffreuse du monde, fruit de l’union du Ciel et de la Terre, de l’intérieur et de l’extérieur des choses, annonçait le pouvoir des hommes sur eux ; aussi Cang Jie est-il toujours représenté avec un double regard, le premier observe l’intérieur des choses, le second est tourné vers l’extérieur.
Tout laisse supposer que les caractères chinois sont vieux de plus de quatre millénaires, bien qu’aucun tracé aussi lointain n’ait été découvert jusqu’à ce jour. Les écrits les plus anciens semblent être ceux qui furent gravés par les prêtres devins, il y a trente-deux siècles, sur les « os divinatoires », craquelés par le feu pour l’interprétation de l’oracle. Des millions de fragments ont été retrouvés à travers toute la Chine.
Étudiés très tôt par les lettrés chinois, dont Kong Fu Zi (Confucius), ils font encore l’objet de travaux, en Chine continentale, à Formose, et à l’étranger. En 1983, Pékin a publié en treize volumes un Recueil d’inscriptions sur os. Il s’agit surtout de carapaces de tortues, mais aussi d’omoplates ou de crânes de cervidés. Les inscriptions témoignent d’une longue pratique de l’écriture et comprennent souvent des phrases parfaitement structurées. Beaucoup de ces ossements, appelés « os de dragons », ont disparu au cours des siècles, broyés et utilisés dans la pharmacopée chinoise, en vertu de leur pouvoir magique. Gravés sur os, sur bronze, sur pierre, peints au vernis sur bois ou sur bambou, avant d’être tracés sur soie et sur papier, les caractères chinois ont été modelés, déformés, transformés au cours de l’Histoire par les outils, les supports et par l’imagination des scribes.
Les 40 000 caractères de l’empereur Kang Xi
Vers l’an 120 de notre ère, sous la dynastie des Han, un lettré du nom de Xu Shen entreprit de classer les caractères en usage à son époque. Il composa un ouvrage monumental de 9 353 caractères, le Shuo Wen Jie Zi, qui fit autorité à tous les siècles, et que le philosophe chinois consulte toujours dans ses doutes.
En 1716, seize siècles après Xu Shen, l’empereur Kang Xi, probablement aidé par les jésuites, passionnés par la culture chinoise, fait publier un dictionnaire de 40 000 caractères classés suivant 214 clés ou radicaux. Ces 40 000 caractères ont été décomposés par le sinologue Léon Wieger, S.J., en 4 000 caractères d’usage courant, 2 000 noms propres et termes peu usités, et 34 000 « monstres » de nul usage enfantés par les scribes et recopiés par la postérité. Ces « monstres » rendent souvent fort délicates les traductions des textes chinois anciens. En plus des difficultés de syntaxe, traduire le Dao De Jing (Tao Te King) ou le Yi Jing (Yi King) avec un dictionnaire récent ou moderne ne peut conduire qu’à des contresens fâcheux. Pour aboutir à une interprétation sérieuse, chaque idéogramme doit faire l’objet d’une étude étymologique permettant d’en dégager le sens à l’époque de la rédaction du texte.
Les formes de l’écriture
Au cours de l’histoire, les formes de l’écriture ont subi de nombreuses variations. Déjà Xu Shen pouvait écrire : « Depuis le temps des cinq empereurs et des trois souverains, les formes des caractères ont beaucoup changé. Durant les soixante-douze générations écoulées, chaque génération a élevé un monument gravé en l’honneur de la montagne sacrée Tai Shan, et, chaque fois, la forme des caractères a été différente. » Les maîtres et apprentis calligraphes de tous les siècles ont recopié les styles des différentes époques, comme les musiciens pratiquent des gammes.
On distingue généralement cinq styles principaux, majeurs et traditionnels.
— Le style kai shu, ou style régulier, est le style classique du pinceau, l’écriture dite réglementaire. Il est la norme depuis le IIe siècle de notre ère et le plus couramment pratiqué aujourd’hui encore.
— L’écriture cao shu, ou « herbiforme », qui date de la même époque, a été uniquement employée en calligraphie. Elle nécessite un long apprentissage, et ne peut être déchiffrée que par des spécialistes.
— Le style réglementaire kai shu et le style herbiforme cao shu ont donné naissance au style cursif xing shu, qui répond à des impératifs d’ordre pratique : il permet de tracer les caractères rapidement, en respectant tous leurs éléments. Facilement lisible et commode d’exécution, il était méprisé par les lettrés et les dignitaires qui ne s’en servaient que pour s’adresser à des subordonnés. Les examens administratifs interdisaient l’écriture xing shu.
— La première écriture composée de traits de pinceau correspond au style li shu. L’épaisseur des lignes varie. Les caractères sont larges et déployés. Créée pour simplifier le travail des fonctionnaires, elle est l’écriture officielle de l’impressionnante administration impériale, mise sur pied par Qin Shi Huang Di, le constructeur de la Grande Muraille de Chine, au IIIe siècle avant notre ère. Un Chinois du XXe siècle peut la déchiffrer sans mal.
— Auparavant, l’écriture en vigueur était du style zhuan shu. C’est elle qui a servi à la rédaction de tous les textes antiques, notamment sur les os divinatoires et sur les bronzes. Souvent gravés ou tracés au bâton enduit de vernis, les caractères sont très proches de l’image originelle. Le style zhuan shu a été vénéré par les Chinois, à toutes les époques de l’histoire de la Chine. Des affiches de la Révolution culturelle ont été écrites dans ce style. Zhuan shu signifie littéralement : écriture des sceaux, écriture sigillaire. Aujourd’hui encore, à Pékin, à Hong Kong, à Taiwan, à Singapour, ou à Kyoto, les sceaux sont gravés en écriture zhuan. En Chine, l’usage du cachet personnel, aux formes et motifs divers et variés, remonte à l’Antiquité.
La forme des traits des styles kai shu, cao shu, li shu et xing shu tient en grande partie à l’usage du pinceau. Les huit mouvements principaux sont renfermés dans le caractère yong, signifiant « éternel ». Chaque segment, plus ou moins long, est diversement orienté.
Le pinceau est toujours pratiqué dans les écoles à Taiwan et en Chine continentale, ainsi qu’au Japon. En mars 1981, 70 000 enfants chinois ont participé à un concours de calligraphie dans les différents styles.
Les mots vivants
Beaucoup plus qu’avec la convention alphabétique le mot chinois suggère une quantité d’images et d’émotions qui sont le reflet du réel. Le sens du mot est concrétisé, ce qui lui confère un pouvoir. L’écriture figurative engendre des mots vivants, qui deviennent des forces agissantes, à la puissance magique et quelquefois thérapeutique. La médecine traditionnelle chinoise utilisait des caractères anciens comme topiques pour guérir des plaies et des ulcères. Les prêtres taoïstes modelaient les caractères sigillaires dans les formes les plus diverses, en talismans destinés à chasser les influences néfastes.
Plus près de nous, ne faut-il pas interpréter comme des talismans les caractères géants signifiant « bonheur », portés par les Chinois de la Chine populaire, de part et d’autre du portrait du Grand Timonier, lors des défilés à travers les rues de Pékin ?
Dans le même esprit, ne dit-on pas que c’est Mao Ze Dong (Mao Tse Toung) qui aurait calligraphié le titre du Quotidien du peuple, le journal le plus lu de la Chine, à l’instar des empereurs qui récompensaient leurs sujets en leur offrant un rouleau de soie calligraphié de leur main ? En fixant les dénominations et les formes de l’écriture, l’empereur, médiateur et intercesseur entre les trois puissances de l’univers : le Ciel, la Terre et l’Homme, mettait les choses et les actions dans l’ordre et l’harmonie cosmiques. Comment dans ce cas discuter « la perle du dragon », la parole du chef, expression fréquemment employée par Mao Ze Dong lui-même ?
À tous les siècles de son histoire, la Chine a respecté et vénéré le signe écrit. On ne le brûlait que dans un temple dédié à Kong Fu Zi (Confucius). Alain Mac Kenzie cite, dans la préface de ses Mille Caractères, le tableau du code moral confucéen en vigueur sous les Ming, intitulé Mérites et Démérites : « Jeter un morceau de papier sur lequel on a écrit, lire en ayant les mains sales, laisser traîner des livres ou des éventails ornés de caractères, était considéré comme des actes irrévérencieux et blâmables. » Le même respect, la même vénération ont été observés envers « les quatre trésors de la chambre de littérature ». C’est par cette périphrase que les lettrés désignaient le pinceau, le papier, l’encre et l’encrier, qualifiés de « joyaux sans prix ».
Les quatre trésors
Le pinceau
Le pinceau de poils aurait été inventé par Meng Tian, général en chef de l’empereur Qin Shi Huang Ti, alors qu’il surveillait la construction de la Grande Muraille de Chine, pour rendre compte à son souverain de l’avancement des travaux. On écrivait auparavant avec des bâtons de bois ou de bambou effilochés.
Le pinceau est constitué de poils d’animaux fixés dans un bâtonnet de bambou, le bambou moucheté étant le plus apprécié. On a utilisé des poils de renne, de chèvre, de pattes de coq, de cheval, de bœuf, de daim, de mouton, de gorille, de renard, de lapin, de belette, de loup, de mangouste, et même de tigre. Les poils doivent être souples pour permettre des touches rapides. La pointe doit être molle et sensible, les poils étant quelquefois fendus en plusieurs brins. Ainsi les touches seront « … comme un vol d’oiseau jaillissant dans l’herbe ». Des textes anciens conseillent de prendre des poils de lapins blancs, aux sommets des montagnes, à la saison d’automne. Léon L. Y. Chang affirme dans son ouvrage La Calligraphie chinoise que le calligraphe Ou Yang Tong « n’aurait jamais utilisé un pinceau dont les poils n’eussent pas été de renard au centre et de lapin sur le pourtour », et que la célèbre préface du recueil du Pavillon des orchidées aurait été écrite par Wang Si Zhi avec un pinceau dont l’extrémité était faite de moustaches de souris ».
Chaque lettré a eu ses propres pinceaux, et les grands calligraphes les ont souvent fabriqués eux-mêmes. Il en est qui se firent enterrer avec eux. Prolongement du bras, des entrailles, de l’esprit, on le nommait aussi « l’empreinte du cœur ».
Le papier
C’est en Chine que le papier a été inventé. On a retrouvé en 1957 des fragments de papier de chanvre et d’écorce d’arbres, datant du 1er siècle de notre ère. Dans le Hou Han Shu, le livre qui relate l’histoire des Han orientaux, on peut lire : « Les anciens textes étaient écrits sur des planchettes de bambou ; comme ce procédé n’était ni commode, ni pratique, Cai Lun commença à fabriquer du vrai papier avec de l’écorce d’arbre, du chanvre, du chiffon et des fils usés. Sa fabrication fut offerte à l’empereur He Di de la dynastie des Han, la première année du Yuan Xing, nom du règne de l’empereur He Di, à la fin du 1er siècle de notre ère. Bientôt, tout le monde se servit de ce papier, connu sous le nom de papier du marquis Cai. »
La bourre de soie entrait très probablement dans sa fabrication, ce qui expliquerait la présence du radical mi, la soie, dans le caractère zhi, le papier.
Les calligraphes chinois et japonais ont le plus souvent utilisé un papier très fin, et légèrement absorbant. De ce fait, la quantité d’encre déposée dépend du temps de contact avec le support. Aucune retouche n’est possible.
L’encre
Dans le Wen Fang Si Kao, ouvrage du XVIIIe siècle étudiant les outils de l’écriture, il est dit que « dans l’Antiquité, on ne connaissait pas l’encre, on écrivait avec du vernis. Plus tard, on fabriqua de l’encre avec une sorte de pierre de Yan An. Ce ne fut que sous la dynastie des Wei qu’on commença à fabriquer des bâtons d’encre séchée ». La fabrication de l’encre remonterait donc au milieu du IVe siècle de notre ère. Les bâtons d’encre sont constitués d’un mélange de colle provenant du traitement de peaux d’âne ou d’écailles de poisson et de noir de fumée obtenu à partir de branches de pin calcinées.
Les proportions sont gardées secrètes. Elles se transmettent de père en fils ou de maître à disciple. On additionne quelquefois du musc, des perles finement broyées ou de la poussière d’or dont les particules scintilleront discrètement sous les caractères calligraphiés. La réputation de l’encre de Chine est universelle. Elle a toujours été d’une qualité telle que les documents les plus anciens sont restés en parfait état de lisibilité. Alain Mac Kenzie rappelle dans la préface de ses Mille Caractères que « les lettrés organisaient des « concours d’encres » où l’on comparait les différents crus, en admirant la qualité du lustre ». Certains calligraphes allaient même jusqu’à en boire régulièrement pour s’en imprégner et améliorer ainsi leur art. On en prescrivait d’ailleurs aux malades, pour ses vertus curatives dans le cas de saignements de nez ou pour lutter contre la fièvre rebelle.
L’ancienneté d’un bâton d’encre ne fait qu’accroître ses qualités et sa valeur. Les plus anciens échantillons en notre possession datent du XVIe siècle (dynastie des Ming). Ils sont recherchés par les collectionneurs chinois et japonais. Toujours moulés, gravés et dorés, ils portent le nom du fabricant ou du propriétaire, de courts poèmes, ou sont ornés de paysages et de dragons. Le dragon sous forme de caractère ou de dessin est souvent représenté sur les objets destinés à la calligraphie.
La légende raconte que Lu Dong Bin, l’auteur du célèbre Traité alchimique de la Fleur d’or, aurait vécu quatre siècles dans une grotte de la région de Shan Dong, à écrire des poésies. Chaque matin, un misérable dragon rampant venait se prosterner devant ses poèmes calligraphiés sur les rochers. Un jour, maître Lu le toucha de la pointe de son pinceau. Aussitôt, des ailes poussèrent au dragon qui s’envola, signe taoïste de l’immortalité. Maître Lu et le dragon devinrent les divinités protectrices des fabricants d’encre.
L’encrier
Le bâton d’encre séché est broyé dans un yan ou encrier. La forme des encriers peut être des plus diverses suivant l’emploi ou la destination. La forme classique est constituée d’un bloc rectangulaire, semblable à une petite piscine aux bords arrondis, comportant une partie profonde et étroite, et une plage peu profonde et plus large. Le matériau ne doit être ni trop rugueux ni trop lisse. Les encriers les plus réputés ont été taillés dans une pierre poreuse de couleur brune, extraite d’une carrière proche de Guang Zhou (Canton), au sud de la Chine, sous les Tang et sous les Song (aux environs de notre Moyen Age). Les encriers ordinaires sont en ardoise.
Une exposition des « quatre trésors » a été organisée début 1981 dans les villes de Beijing (Pékin), Shanghai et Guang Zhou (Canton). Elle a attiré un grand nombre d’experts et d’amateurs chinois et étrangers.
Un rite de concentration
Le calligraphe se doit de préparer lui-même l’encre nécessaire. La préparation est longue et minutieuse. Il faut appuyer avec force sur le bâton d’encre en le poussant doucement dans un mouvement circulaire, qui prépare ainsi au maniement du pinceau en échauffant l’épaule et le coude. Le mélange des pigments noirs et de l’eau pure versée goutte à goutte doit apparaître onctueux et bleuté à la lumière. L’opération demande de dix à trente minutes suivant la nature des encres et la quantité désirée. Un parfum d’aloès et de santal se dégage dans la chambre. Le moment est décisif pour la mise en condition de l’artiste. Véritable rite de concentration, totalement au geste accompli, ici et maintenant, dans une œuvre au noir, préambule évocateur d’une « opération alchimique » où sujet et objet vont être confondus. Seul le vulgaire emploie l’encre en flacon, ou la fait préparer par des apprentis. Dans le même esprit, un calligraphe consciencieux nettoie lui-même son yan et ses pinceaux. Le célèbre Mi Fei descendait pour cela jusqu’au torrent qui coulait non loin de chez lui.
Bien qu’aucune règle absolue n’ait été établie un certain nombre de principes ont été observés par les grands calligraphes. Ainsi le pinceau doit être tenu verticalement, en creusant la paume de la main. Le manche du pinceau doit être fermement serré entre les doigts. Si le maître tente de l’arracher par surprise, il ne doit pas être lâché. Le poignet doit être raide et non pas souple. La main doit être vide, c’est-à-dire disponible, afin de ne pas faire obstacle à l’influx qui lui est communiqué, qu’il s’agisse d’une légère impulsion ou d’un geste violent. La « bouche du tigre » (espace entre le pouce et l’index) doit être ouverte, paume creusée.
Toute la force des mouvements doit venir de l’épaule et du coude. Il faut faire corps avec le pinceau et puiser l’énergie de l’action dans l’abdomen, en écrivant sur l’expiration, d’un seul jet.
La fragilité du papier, l’extrême souplesse des poils du pinceau, l’obligation de le tenir sans prendre appui, exigent une parfaite maîtrise. La modulation, la vie et les nuances du tracé, dépendront de la pression et des temps d’arrêt du pinceau.
Un charme poétique
En Orient, une littérature abondante a été consacrée à la calligraphie. Quelques textes de commentaires célèbres, traduits en 1973 par Yang Yu Hsun, docteur ès lettres de l’université de Paris, expriment par des images infiniment poétiques les délicates subtilités de l’art du pinceau.
« Un trait vertical doit avoir l’apparence d’un sarment de vigne vieux de cent ans. Un trait horizontal doit ressembler à un nuage de mille li dans le ciel. »
« Pour bien manier le pinceau, on doit d’abord le tourner rapidement comme un aigle qui tourne sa tête dans l’air, puis le faire descendre vivement comme un vautour qui fonce sur sa proie, et le conduire jusqu’au bout d’une manière naturelle comme un poisson qui nage, à l’aise dans l’eau claire. »
« Il peut être rapide comme l’épée, ou lent comme le crapaud. Il peut tracer une ligne aussi fine qu’un fil de soie, ou poser une tache qui aura le poids d’un rocher. »
« Quand on veut tracer une ligne vers le bas, on doit commencer par diriger son pinceau un peu vers le haut, et le faire descendre ensuite. Une fois parvenu au bout de la ligne, on fait revenir un peu le pinceau sur ses pas. De cette façon, on donnera à l’ensemble du caractère de la force et de la vigueur, empreintes de finesse et de charme. »
« Les traits doivent être voltigeants comme issus d’une inspiration soudaine, ou lambeaux de brume couronnant un pin centenaire. »
« Parfois, c’est l’oiseau qui s’envole, l’épée qui se croise, la flèche qui se lance, parfois ce sont les orages qui éclatent, les volcans qui grondent, les nuages qui passent et les astres qui brillent. »
« On voit des signes droits comme des aiguilles pendantes et des points ronds comme des gouttes de rosée. On voit des signes recourbés comme un éclair qui jaillit, ou des blocs de pierre qui tombent ; des signes inclinés comme des oiseaux qui s’envolent, ou des fauves qui courent. »
« Certains caractères ressemblent à des phénix qui dansent, à des serpents qui rampent, à des rochers escarpés, à des sommets abrupts. D’autres sont lourds comme des nuages épais, d’autres légers comme des ailes de cigales. »
Les œuvres des maîtres en calligraphie ont été collectionnées avec passion par les lettrés et les empereurs de Chine et du Japon. Leurs critiques éclairées sont restées attachées à ces œuvres.
Su Jing nous a donné des caractères qui ressemblent « à des oiseaux de proie qui prennent leur essor dans un tourbillon de vent ».
Les caractères de Xiao Zi Yun ressemblent « à des cimes escarpées qui cachent le soleil ou à des branches gigantesques d’un vieux sapin ».
Ceux de Zhong You ressemblent à « des phénix qui planent dans les airs, ou à des mouettes qui survolent la surface de la mer. Ils sont d’une étonnante beauté qui semble venir d’au-delà de l’œuvre contemplée ».
Wang Xi Zhi, dont « l’habileté était telle qu’il pouvait tracer un caractère d’un seul coup de pinceau, un caractère vigoureux comme le tigre frémissant, et léger comme un nuage ».
Mi Fei, dont le style donne l’impression « d’un guerrier qui taille un chemin à coups d’épée à travers les rangs ennemis ou d’une volée d’arbalète que rien ne peut arrêter ».
La plupart des poètes et des peintres d’Extrême-Orient étaient aussi d’excellents calligraphes, les trois arts utilisant le même matériel.
Peinture, poésie et calligraphie ont été souvent étroitement liées dans une même œuvre. Le graphisme des peintres chinois et japonais, auquel se sont particulièrement intéressés nos impressionnistes, a été formé par l’écriture, pratiquée en tant que moyen d’expression d’un état de conscience, l’essentiel étant la qualité du style, beaucoup plus que la recherche d’un effet purement esthétique.
Devant une belle calligraphie, nous ne voyons pas la forme des caractères, nous nous laissons irradier par son esprit. » (Zhang Huai Guan, VIIIe siècle.)
Zen et calligraphie
Chaque idéogramme est l’image abstraite d’un élément du processus de la nature, du cours de l’Univers. Lorsque Su Dong Po manie le pinceau, il a le sentiment d’une possibilité infinie. Il lui semble qu’en lui coule un flot paisible qui bouge quand il faut, et qui s’interrompt quand il faut. »
Zhang Yan Yuan, à qui l’on demandait comment le maître Wu Dao Zi avait pu tracer des caractères aux lignes et aux courbes aussi pures, répondit que « ce grand artiste s’était identifié avec l’Univers, et avec toutes choses, de telle sorte que le pinceau n’était plus son pinceau, mais l’agent créateur de toutes les formes ». Un seul coup de pinceau suffit à un maître pour juger du degré de libération auquel est parvenu son élève. L’esprit du chan (le zen japonais) imprègne profondément l’art de la calligraphie. Les maîtres du bouddhisme zen de la Chine et du Japon, très influencés par le taoïsme, ont toujours été de grands calligraphes.
En transmettant aux Occidentaux l’expérience du vrai zen, la pratique de la méditation juste, zazen, le bodhidharma des temps modernes, maître Taisen Deshimaru, a initié ses disciples européens à l’art de la calligraphie. Ses œuvres sont de plus en plus recherchées par les collectionneurs. Elles illustrent, dans ce style si particulier au zen, le style dit « patte de tigre », tout ce que cet art contient d’essentiel au sens éminent du mot.
Le maître zen, concentré sur l’attitude juste du corps, totalement « ici et maintenant », sans intention de profit, sans but, ne voulant rien fuir, rien saisir, est en parfaite communion avec la totalité de l’Univers. Si la logique ou la réflexion se mettent entre le pinceau ou le papier, tout l’effet est gâché. Si l’effet est recherché, le caractère, aussi « beau » soit-il, n’exprimera rien de profond.
Aucune hésitation, aucune correction, aucun repentir, ne sont possibles pour le maître calligraphe. On ne rattrape pas la tâche d’encre. Le principe de la calligraphie, c’est celui du tao : la spontanéité. Qu’est-ce qui anime le pinceau du maître ? Cai Yong écrivait au IIe siècle : « Le calligraphe a la spontanéité pour origine. La spontanéité une fois posée, le yin et le yang se manifestent. Le yin et le yang s’étant manifestés, la forme apparaît. »
« Le vide est la forme, et la forme est le vide », répète le sutra de la suprême sagesse, psalmodié chaque matin par les moines dans les temples zen. La vacuité devient le réservoir de toute créativité, et c’est à cette source que le calligraphe puise son énergie. C’est en elle, pour ainsi dire, qu’il trempe son pinceau. Georges Rowley souligne « la nécessité de la méditation et de la concentration si l’on veut atteindre au plus haut état de « disponibilité créatrice » et au naturel spontané ».
L’attitude juste de l’esprit, le geste de l’écriture, issus naturellement, automatiquement, d’une conscience objective, cosmique, sont inséparables d’une attitude juste du corps. En faisant taire ses pensées conceptuelles et les émotions de son ego, le corps comme un arc tendu dont la flèche serait l’esprit, vigilant comme le tigre prêt à bondir, concentré sur l’expiration, poussant la terre avec les genoux et le ciel avec la tête, unissant Ciel et Terre avec le corps, le maître, en harmonie avec l’ordre cosmique, possède le pouvoir et le principe du tao, saisissant ainsi l’essence des 10 000 choses, au-delà des dualités, des contradictions, des catégories, l’esprit vraiment libre.
Or, « si vous n’avez pas l’esprit libre, nous dit Cai Yong, même avec les meilleurs pinceaux en poils de lièvre de la montagne de Zhong, vous ne ferez rien de bien ».
Au VIIe siècle, Yu Shu Nan exposait ainsi la philosophie de la calligraphie : « Celui qui va prendre le pinceau doit faire taire ses sens, écarter toute pensée et se concentrer sur la réalité spirituelle. Lorsque son esprit sera serein, et son souffle harmonieux, son pinceau se fera subtil. Si son esprit est agité, son écriture ne sera plus juste. Si son souffle n’est pas harmonieux, le caractère sera imparfait. »
La calligraphie contient l’essence de l’art. À l’aube du XXIe siècle, notre Occident découvrira peut-être cet art initiatique et sacré, émergeant du fond des âges, art royal et mercuriel, où sujet et objet sont unifiés, où le regard est tourné vers l’intérieur et vers l’extérieur, ce que les Orientaux appellent une Voie : LA VOIE DE LA CALLIGRAPHIE.
Bibliographie
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Léon Y. Chang, La Calligraphie chinoise, Club français du livre, Paris, 1971.
B. Tchang Tcheng Ming, L’Écriture chinoise et le Geste humain, Geuthner, 1937.
Yan Yu Hsun, La Calligraphie chinoise depuis les Han, Geuthner, 1937.
Viviane Alleton, L’Écriture chinoise, PUF, Paris, 1976.
Chang Chung Yuan, Le Monde du Tao, Stock, Paris, 1971.
Marcel Granet, La Pensée chinoise, Albin Michel, Paris, 1974.
Questions à un maître zen, Albin Michel, Paris, 1984.
(L’orient Intérieur. Collectif. Autrement 1985)
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1 Les transcriptions alphabétiques sont établies selon le système officiel pin yin, en vigueur en Chine continentale depuis février 1958. Les mots et noms les plus courants sont suivis entre parenthèses de la romanisation habituellement pratiquée en Occident.