Dr Jean Choain
Le YI KING : préhistoire de l'informatique ?

Le Dr Jean Choain, est un esprit éclectique. Il nous déclare que la pratique de la médecine sportive et les principes de lutte et d’effort l’ont dirigé vers l’homéopathie, mais dans un esprit rigoureusement rationaliste. L’homéopathie lui fait connaître alors l’existence de l’acupuncture… et les problèmes considérables qu’elle pose à la science médicale. La réflexion […]

Le Dr Jean Choain, est un esprit éclectique. Il nous déclare que la pratique de la médecine sportive et les principes de lutte et d’effort l’ont dirigé vers l’homéopathie, mais dans un esprit rigoureusement rationaliste. L’homéopathie lui fait connaître alors l’existence de l’acupuncture… et les problèmes considérables qu’elle pose à la science médicale.

La réflexion sur ces problèmes l’amène à écrire La Voie rationnelle de la médecine chinoise (Éd. Maloine) pour les exprimer et en proposer des solutions, ce qui le conduit à l’étude de la culture chinoise ancienne et principalement du Yi King, et à écrire son Introduction au Yi King (Éd. du Rocher).

Car, dit-il, « la médecine, en général, et la médecine traditionnelle chinoise, en particulier, sont choses très sérieuses, s’agissant de la santé des hommes… et c’est parce que j’ai découvert dans le Yi King des images modèles qui révèlent les structures de la médecine chinoise que j’en suis venu à m’y intéresser.

« Je ne suis donc pas venu à l’étude du Yi King par distraction ou par jeu culturel au sujet de son aspect et de ses pratiques divinatoires. C’est son aspect structurel, à la fois mathématique et cosmologique, et les modèles généraux qu’il propose qui m’ont amené à en rechercher et en élucider le système logique. »

* * *

Peut-être serait-il plus conforme à l’essentiel du thème développé dans ces quelques pages, de leur donner pour titre : « Le Yi King et la notion d’information » ? Cependant, la modernité percutante de ce mot d’informatique, aujourd’hui omniprésent, permet de mettre tout de suite en avant l’interrogation que l’on peut se poser au sujet de la rencontre de l’un des plus vieux livres du monde, un livre réputé ésotérique, divinatoire, en dépit de son titre d’ailleurs, avec les fondements du domaine sans doute le plus en mouvement de la recherche et de la technologie modernes.

Ce livre, le Livre des Transformations, des mutations, des changements, attribué à quatre sages plus ou moins légendaires, est l’un des « Cinq Classiques » de la Chine antique. Il est aussi et surtout un ouvrage absolument unique en son genre, et dès qu’on aura perçu la réalité et l’importance de ce caractère, l’interrogation posée apparaîtra certainement beaucoup moins incongrue.

Ceci étant, il n’en est pas moins vrai que l’usage qui en est fait traditionnellement et jusqu’à nos jours est essentiellement divinatoire : chacun des 64 hexagrammes, les dessins de six traits qui en forment l’armature, est suivi de commentaires qui constituent la réponse donnée par l’oracle à la question posée par le consultant, dès lors que, par le maniement quelque peu complexe des 50 baguettes d’achillée, ou le jeu plus rapide à pile ou face de trois pièces de monnaie : les sapèques, le choix de l’un des 64 hexagrammes aura été déterminé par le verdict du hasard… dirigé par l’intuition du pratiquant selon les fervents de la méthode.

Une telle pratique consacrée n’est sans doute pas faite pour rehausser le prestige de l’ouvrage aux yeux de certains, et notamment des sinologues, même si l’on sait que, tout au long de l’histoire chinoise, les puissants du jour n’ont pas manqué, à l’heure des décisions, de considérer le présage attaché à l’hexagramme révélé par le maniement traditionnel des célèbres 50 baguettes.

Origine et contenu du livre

Les origines du Yi King se perdent dans la légende, mais la structure de l’ouvrage atteste tout autant son extrême originalité que la pérennité de sa tradition. Ce qui caractérise le document, ce qui en fait la charpente, c’est en effet l’association de ces 64 signes, les hexagrammes, les gua, à des commentaires plus ou moins clairs et de ton prophétique le plus souvent, mais dont certains ont trait également à la structure générale et à l’établissement du système, ainsi que, par ailleurs, à des systèmes cosmogoniques, exprimés comme partout dans le monde sous forme légendaire.

La structure actuelle du Yi King est alors triple :

les 64 hexagrammes

les Commentaires antiques : le Jing

les Commentaires traditionnels : le Chuan

Elle peut s’étager sur quelques millénaires.

L’empereur légendaire Fu Xi et les 64 hexagrammes

Le noyau, la partie la plus ancienne, est donc constitué par les 64 hexagrammes, les gua. Il s’agit là des 64 figures différentes que l’on peut obtenir en superposant, de bas en haut, six traits horizontaux pouvant être, soit continus, entiers : —-, pour symboliser le Yang (positif, masculin, extérieur), soit discontinus, brisés : — —, pour symboliser le Yin (négatif, féminin, intérieur).

Souverain mythique de la Chine, quatre mille ans avant notre ère selon la chronologie légendaire, c’est à l’empereur Fu Xi, le premier des quatre sages, qu’est attribuée l’invention des huit trigrammes et des soixante-quatre hexagrammes qui les redoublent.

Portant un premier regard vers le Ciel, dit la légende, un second vers la Terre, un troisième enfin sur les êtres vivants qui en peuplent la surface et l’intervalle… il en aurait reçu l’inspiration des huit trigrammes, qui sont donc ainsi présentés comme les huit modèles fondamentaux de la relation réciproque des « trois pouvoirs » taoïstes (San Cai) : le Ciel, énergie et lumière, la Terre, matière et pesanteur, et leur intermédiaire ou médiateur : l’Homme, c’est-à-dire la Vie.

          

De la même manière, une double disposition, symétrique, des 64 hexagrammes, lui est également attribuée.

Une disposition octogonale et centrifuge des huit trigrammes, caractérisée par sa rigoureuse symétrie, est alors attribuée à Fu Xi, selon le commentaire traditionnel.

Un premier rangement, en cercle, caractérise le Ciel, à l’image du retour cyclique des saisons et du temps. Un second rangement, en carré, caractérise la Terre, à l’image de l’écartèlement des quatre directions de l’espace.

C’est pourquoi la pièce de monnaie chinoise ancienne, la sapèque, est ronde comme le Ciel, et percée d’un trou, carré comme la Terre.

Ainsi la Roue et la Croix, les deux supplices symboliques de l’Espace-Temps, maintiennent l’homme dans sa prison cosmique, et, selon les graveurs antiques, Fu Xi et son épouse mythique Nu Wa, le couple originel, enlacés dans leurs racines, brandissent l’un le Compas, et l’autre l’Équerre, pour en attester et témoigner ainsi de leur qualité de Grands Architectes du Cosmos. C’est pourquoi l’expression chinoise gui ju, « équerre et compas », a le sens de « correction » et « bonnes mœurs », comme le rappelle Marcel Granet (La Pensée chinoise. Éd. Albin Michel.).

Wen Wang et Zhou Gong : le « Jing », les Commentaires antiques

Si le règne de Fu Xi, le fondateur mythique de la culture chinoise, est assurément légendaire et symbolique, le second sage du Yi King, Wen Wang, fondateur de la dynastie des Zhou, à la fin du second millénaire avant notre ère, revêt de son côté la couleur d’un personnage semi-historique. C’est au cours d’une captivité de deux ans, imposée par le dernier souverain des Shang, qu’il aurait composé les courtes formules immédiatement annexées à chacun des 64 hexagrammes : les gua ci (formules sur les gua).

Tout comme pour Fu Xi, il lui est également attribué, selon le commentaire traditionnel, un arrangement particulier, cette fois asymétrique, des huit trigrammes, très en honneur en magie taoïste, mais dont la logique est restée une énigme insoluble pour les commentateurs. (Voir l’illustration.)

Enfin il lui revient également d’avoir institué l’ordre traditionnel selon lequel les 64 gua sont décrits dans le Yi King que nous connaissons : le Zhou Yi, le Yi King des Zhou. On notera toutefois que des découvertes archéologiques récentes semblent accréditer d’autres séquences de description qui seraient antérieures à celle du Zhou Yi, le « troisième livre Yi » selon la tradition. Quoi qu’il en soit, cet ordre est également resté une énigme, tout au plus discerne-t-on qu’il procède par retournement des hexagrammes, ou, en cas de symétrie, par leur mutation yin/yang, entre les rangs pairs et impairs. (Voir illustration ci-dessous.)

Zhou Gong, le troisième sage, fils de Wen Wang, et un moment régent de l’empire, serait l’auteur de la seconde partie du Jing : les formules commentant chacun des traits (yao) de chaque hexagramme, à la suite du commentaire de Wen Wang, les yao ci (formules sur les traits).

Confucius et le Chuan : le Commentaire traditionnel

En Chine comme partout ailleurs, on ne prête qu’aux riches. C’est pourquoi, sans doute, tout le reste du texte, le Commentaire traditionnel, le Chuan, est attribué en bloc à Confucius et à son école, une paternité qui est aujourd’hui quelque peu contestée. Le contemporain de Pythagore, de Lao Zi, et du Bouddha l’aurait composé en dix parties : les « Dix Ailes ».

Ce sont tout d’abord, pour chacun des hexagrammes, un commentaire de la formule de Wen Wang sur l’hexagramme dans son unité, suivi d’un commentaire des formules de Zhou Gong sur chacun des traits, distinctions que les traductions occidentales ne présentent pas toujours très clairement.

Mais deux commentaires particuliers se détachent très nettement de l’ensemble : le xi ci ou da chuan, le « Grand Commentaire », et le shuo gua, « l’Explication des Trigrammes », et ces deux commentaires apparaissent à de très nombreux érudits comme portant la trace de l’extrême début de la tradition écrite. Leur intérêt majeur est que s’y trouve attesté l’essentiel de la tradition attachée au Yi King : les attributs des trigrammes et leur cosmologie, ainsi que les arrangements de Fu Xi et de Wen Wang.

Les attributs de 8 trigrammes

Cet aperçu des différentes parties du texte du Yi King et de leur chronologie étant maintenant esquissé, il reste que, selon Marcel Granet, l’un de nos plus éminents sinologues, « soixante-quatre dessins, les hexagrammes, composent à eux seuls le véritable texte du Yi King, tout le reste n’est que commentaire, amplification, légende, pour aider au déchiffrement des emblèmes divinatoires. C’est dans ces 64 symboles graphiques qu’est contenu un savoir, un pouvoir total. » (La Pensée chinoise.)

Si l’on ajoute que, selon le livre lui-même, et selon toute sa tradition, les hexagrammes sont à considérer et à étudier comme la superposition de deux trigrammes, il en résulte alors avec évidence que la « substantifique moelle » de l’ouvrage est à rechercher dans l’organisation des trigrammes ainsi que dans leurs arrangements et multiples attributs traditionnels. C’est ici qu’intervient la rencontre du Yi King et de l’informatique.

Yi King et informatique

Leibniz et le Yi King. Numération binaire et notation binaire

La première approche logique du Yi King en Occident a sans nul doute été celle du philosophe et mathématicien Leibniz, qui, vers 1700, en avait eu connaissance par le R.P. Joachim Bouvet, missionnaire en Chine, avec qui il correspondait. Il ne pouvait pas, en effet, ne pas remarquer la similitude entre le système du vieux document et celui de la numération binaire qu’il avait imaginée et présentée à l’Académie des sciences.

Car, si le trait plein et le trait brisé sont pris pour des équivalents de 0 et 1, trigrammes et hexagrammes peuvent alors figurer les nombres de 0 à 7 ou de 0 à 63.

Néanmoins, si, à partir de là, on essaie d’aller plus avant dans la réflexion, on ne peut manquer de s’apercevoir très vite que cette interprétation s’arrête là et ne mène vers aucune solution pour ce qui est, notamment, de l’interprétation des attributs des trigrammes, c’est-à-dire le noyau véritable des problèmes que pose le Yi King.

Le Yi King et la numération binaire de Leibniz

Réduire la symbolique du trait plein, yang, et du trait brisé, yin, à 1 et 0 serait déjà fort contestable. Yin et yang sont essentiellement, on le sait, les chefs de file d’une double série d’analogies où s’opposent positif et négatif, continu et discontinu, impair et pair, etc., et, à ce titre, ils témoignent de l’existence d’une logique des contraires qu’exprime à merveille le célèbre symbole du « Faîte suprême » (tai ji), qui figure au centre des arrangements de Fu Xi et de Wen Wang. Selon l’expression de ce symbole, yin et yang se réunissent et s’opposent, s’interpénètrent, se transforment et se donnent naissance l’un l’autre… ce qui évoque directement le titre même du Yi King : le Livre des Transformations.

Les trois « informations » des trigrammes

Or le processus élémentaire de l’informatique, s’il présente une analogie certaine avec le système de numération binaire, évoque en fait tout autre chose avec la notion de l’unité d’information, qui est définie comme la résolution d’un choix binaire entre + et -, entre oui et non, et qui est exploitée techniquement au moyen de l’ouverture ou fermeture d’un circuit. Comme on le sait, la combinaison de ces choix binaires, selon les blocs logiques « et », « ou », et « non » (inverseur) de l’algèbre de Boole, permet alors l’élaboration des « programmes ».

On s’aperçoit alors que, selon les schémas traditionnels, la « genèse » de yin et yang, puis des trigrammes et hexagrammes, émanée d’une sorte de partition du Faîte suprême, l’unité primordiale, que nous pourrions appeler ici l’« Informel », est présentée en fait comme une suite d’unités d’information, car elle n’est rien d’autre que la représentation graphique, de bas en haut, d’une suite de choix binaires entre traits pleins et traits brisés.

Il s’agit bien ici d’une suite et non pas d’une combinaison, bien que, pour les hexagrammes, ce dernier terme puisse être évoqué puisqu’ils sont traités dans les textes et commentaires comme la combinaison de deux trigrammes, l’un inférieur (yin), l’autre supérieur (yang).

En considérant donc les 8 trigrammes (23 = 8) comme une suite de trois unités d’information, on constate alors que leur déroulement séquentiel fait apparaître des notions qui éclairent fortement tout le système des attributs de ces trigrammes et qui pourraient dès lors en apporter l’explication la plus simple.

La première information, la rupture de l’« unité primordiale » ou Faîte suprême (tai chi), oppose donc le yin et le yang, le oui et le non : —— et — —.

La seconde information peut alors :

— soit aller dans le même sens

yin succède à yin (vieux yin)

yang succède à yang (vieux yang)

— soit aller en sens contraire

yang succède à yin (jeune yin)

yin succède à yang (jeune yang)

Elle fait apparaître, avec ces quatre digrammes, la notion de permanence ou de mutation (alternance), dans le sens de l’information, une notion tout à fait capitale si on se réfère au titre même de l’ouvrage : Livre des Mutations. Les images des « vieux » et « jeunes » pour ces digrammes sont clairement parlantes de ce point de vue.

La troisième information pourra, à son tour, confirmer ou infirmer cette notion de permanence ou de changement.

On peut voir maintenant que cette séquence ternaire constitue en fait l’image d’une transformation élémentaire entre un terme initial, le transformable, un terme final, le transformé, et un terme médial, le transformateur (Voir l’illustration).

Par nécessité logique d’autre part, comme on peut le constater, ce troisième choix binaire se fait alors soit selon, soit à l’envers, de la règle de combinaison des signes algébriques.

Les huit trigrammes ne sont donc rien d’autre que la figuration des huit cas possibles pour une transformation élémentaire, sur les modes identique ou contraire, ce qui va déboucher sur la signification de leurs attributs.

Nous avons exposé par ailleurs (Introduction au Yi King) comment la « cosmologie » des trigrammes peut être retrouvée dans sa cohérence logique à partir de cette interprétation « informatique » des trigrammes. En voici simplement l’expression verbale condensée :

Qian : le Ciel = permanence de l’Énergie

Xun : le Vent = énergie du Ciel

Dui : le Nuage = matière du Ciel

Kan : l’Eau = mutation énergie-matière

Kun : la Terre = permanence de la Matière

Zhen : le Séisme = énergie de la Terre

Gen : la Montagne = matière de la Terre

Li : le Feu = mutation matière-énergie

On prendra pour seul exemple, dans ce court exposé, l’association traditionnelle du swastika et du « carré magique », dit de Saturne, avec les deux dispositions traditionnelles des huit trigrammes : celle de Fu Xi, le visible, la face extérieure, la permanence du réel, et celle de Wen Wang, l’invisible, la face cachée, la mutation, l’impermanence du réel.

On notera que ces deux dispositions, tout comme le carré magique traditionnel (luo shu), sont orientées selon les points cardinaux de la carte chinoise :

                                             Sud

Le luo shu                  Est 4 9 2 Ouest

ou carré magique     Est 3 5 7 Ouest

de Saturne                 Est 8 1 6 Ouest

                                           Nord

Disposition de Fu Xi

Cette disposition est entièrement symétrique trait pour trait, assimilant par ailleurs symboliquement la permanence de yin et yang à l’axe nord-sud (solsticial), et les mutations à l’axe est-ouest (équinoxial).

On peut alors proposer de « chiffrer » le caractère yin/yang, ou positif/négatif, de l’information représentée par chacun des 8 trigrammes.

Le sens positif ou négatif de ce chiffre étant le résultat de la combinaison de ceux des trois traits, il sera donné en fait par le signe du trait unique, d’où quatre gua positifs et quatre gua négatifs. C’est la traditionnelle « famille » des trigrammes.

Sa valeur résulte à son tour de l’« ancienneté » de ce trait unique, compte tenu du fait que le maximum, soit 4 positivités ou 4 négativités doit être attribué aux trigrammes totalement yin ou yang, puisque les trois informations aboutissent à 4 trigrammes positifs et 4 négatifs.

On découvrira alors, non sans quelque surprise sans doute, qu’il suffit de remplacer chacun des trigrammes par son correspondant numérique ainsi obtenu, et de supprimer les nombres négatifs en ajoutant 5 à chacune des cases, y compris la case centrale vide, pour retrouver le carré magique des 9 premiers nombres.

Les propriétés de ce carré magique (qui est notamment magique au carré) sont assez extraordinaires, mais on mentionnera ici seulement sa représentation symbolique par le swastika : le chiffre 5 central se trouve en effet rappelé en périphérie sous la forme des différences : 4-9, 3-8, 2-7, et 1-6, qui figurent les « branches » du swastika.

Disposition de Wen Wang

Cette disposition, entièrement asymétrique, sauf dans l’axe nord/sud, siège des alternances maximales, a toujours été la pierre d’achoppement des études consacrées au Yi King.

Il est pourtant facile d’observer :

— le groupement à l’étage supérieur et à l’étage moyen-droit des trigrammes négatifs, les filles, et le groupement inverse des fils à l’étage inférieur et à l’étage moyen-gauche ;

— les trigrammes (sauf dans l’axe nord/sud, déjà évoqué) ne s’opposent plus trait pour trait, mais diffèrent par un seul de leurs traits.

Si on applique alors à ces « différences » le même raisonnement que ci-dessus pour chiffrer la valeur, positive ou négative, de la mutation représentée par chacun de ces trigrammes, en considérant toutefois maintenant le trait supérieur, le troisième trait, comme le plus « jeune » (changeant), par rapport au premier et au second, on retrouvera encore une fois la disposition du carré magique et du swastika. (Voir illustration ci-contre).

Il semble alors permis de se demander si, à travers le carré magique, le swastika, et les arrangements des trigrammes, le Yi King ne désigne pas les lois d’une sorte de structure fondamentale, ou de genèse, de l’espace-temps, que semblent y rechercher certains physiciens en quête d’un langage et de concepts pouvant s’adapter au monde étrange des particules sous-atomiques qu’ils observent. Peut-être y aurait-il là une approche possible de la divination… Il ne nous appartient pas d’y répondre.

De même l’analogie des quatre digrammes avec les quatre lettres symboliques de la logique formelle (A E I O) a été remarquée. Il nous semble ici, cependant, que c’est bien plus vers la logique des contraires, la logique non-A (non aristotélicienne) qu’il faut résolument nous orienter pour espérer déchiffrer plus avant les trésors probablement encore enfouis dans les arcanes de ce vieux document hors du commun.

Yi King et médecine

C’est cependant en biologie que, dès maintenant, les modèles du Yi King trouvent une illustration particulièrement éclatante.

Tout d’abord, c’est François Jacob qui, dans un article sur « Le modèle linguistique en biologie » (Critique, mars 1974, pp. 204-205) peut signaler : « la ressemblance du code génétique avec le vieux système symbolique du Livre des Transformations ». On peut en effet considérer chacun des 64 hexagrammes comme la combinaison de trois (triplets) des quatre digrammes (correspondant aux 4 bases-codons) : 43 = 64. Dès lors « si l’on assimile convenablement chacun des quatre digrammes à l’une des quatre paires de radicaux chimiques composant l’ADN, chaque hexagramme équivaut à l’un des triplets génétiques. La structure de l’ordre naturel décrit dans le Yi King se trouve alors correspondre point par point à celle du code génétique ».

Néanmoins, comme on aura sans doute déjà pu le deviner, c’est dans le Yi King et, notamment, dans le système des trigrammes, que se trouvent enfouies les structures et l’architecture logique de la médecine traditionnelle chinoise. Car, tout comme le Yi King en effet, la MTC est fondée sur la logique duelle du yin et du yang, et tenter de la comprendre, c’est d’abord apprendre ce que sont les couples d’opposés yin et yang vis-à-vis du corps humain et de sa physiologie, et c’est discerner alors nécessairement comment le modèle des trigrammes permet d’en déchiffrer les formes et les fonctions, les constantes et les variables, qui en maintiennent la durée… combien éphémère cependant à nos yeux.

À ce titre, l’interrelation de yin et yang n’est autre que l’expression de la règle essentielle des fonctions de la vie : l’homéostasie, par laquelle, sauf accident, les variations entraînées par les échanges avec le milieu extérieur restent compatibles avec la permanence relative de l’organisme vivant.

Yin

Matière

Permanence de la forme

Fonctions de NUTRITION

Fermeture

Stabilité

FREINAGE DES RÉACTIONS

Volumes

Viscères

Sommeil

Flexion

Humide Froid

Sensation

Gauche

Féminin

Yang

Énergie

Échange de matières

Fonctions de RELATION

Ouverture

Variabilité

ACCÉLÉRATION DES RÉACTIONS

Surfaces

Membres

Veille

Extension

Sec Chaud

Action

Droite

Masculin

C’est ainsi que l’enchaînement des douze méridiens-organes-fonctions de la MTC au cours des vingt-quatre heures du nycthémère n’est rien d’autre que l’expression physiologique rigoureuse de cette loi de la transformation cyclique, caractéristique de la matière vivante, et par laquelle l’être vivant, à chacun de ses réveils journaliers n’est « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre ».

La découverte récente des rythmes biologiques, la chronopharmacologie, étaient ainsi déjà formulées dans les documents et pratiques de la MTC. La cosmologie des trigrammes recèle alors, comme on peut s’y attendre, des images modèles qui s’appliquent à merveille à sa physiologie. L’opposition du Ciel et de la Terre se retrouve dans celle du haut et du bas du corps… avant la station debout permanente :

— la face dorsale, avec les fonctions de relation : nerfs et muscles,

— la face ventrale avec les fonctions de nutrition : respiration et digestion.

De ce couple primordial émanent les six couples d’organes-fonctions-méridiens. Car l’homme, médiateur et produit du Ciel et de la Terre, est fait à l’image mythique de Ban Gu, le géant cosmique de la mythologie chinoise… que sans doute aujourd’hui nous appellerions l’écosystème.

De l’eau (kan), il tient son rein, couplé à la vessie, dont les méridiens gouvernent le pied, nos équilibres, et nos constantes.

Du feu (li), il tient sa circulation, couplée aux Trois foyers, dont les méridiens gouvernent la main, nos communications, et nos échanges.

Du séisme (then), il tient son mouvement et ses muscles, soumis au foie, couplé à la vésicule biliaire.

De la montagne (gen), il tient sa forme et sa chair, soumises à la rate, couplée à l’estomac.

Du vent (xun), il tient son énergie et son souffle, soumis au poumon, couplé au gros intestin.

De la chaleur des nuages (dui) enfin, il tient la vie de son sang, liée au cour, couplé à l’intestin grêle, le sang et le chyle qui se mélangent et qui l’animent.

Ainsi se répartissent, opposés à la main et au pied, opposés à la tête et au tronc, les méridiens yin et les méridiens yang, animés par une énergie qui circule entre viscères et muscles, entre organes des sens et système nerveux, entre fonctions de nutrition et fonctions de relation, et sur le trajet desquels se situent les points-réflexes de l’acupuncture où, par l’aiguille, on peut diriger cette énergie, c’est-à-dire en fait essentiellement l’énergie nerveuse.

C’est ainsi que sur le plan du Ming Tang, le Palais symbolique de l’empereur, orienté selon les trigrammes de Fu Xi, les organes-fonctions-méridiens, en accord parfait avec le modèle de leur trigramme, se placent aux trois niveaux des trois pouvoirs du Ciel, de la Terre, et de l’Homme.

Au niveau du Ciel et du du mai, le vaisseau gouverneur, le dos, et le haut du corps, les méridiens de la main : poumon/gros intestin, le vent, l’énergie du Ciel, et cœur/intestin grêle, le Nuage, la matière du Ciel.

Au niveau de la Terre et du ren mai, le vaisseau de conception, le ventre et le bas du corps, les méridiens du pied : rate/estomac, la Montagne, la matière de la Terre, et foie/vésicule biliaire, le séisme, l’énergie de la Terre.

Au niveau de l’Homme enfin, le médiateur, se partagent les méridiens sexuels, générateurs, les transformateurs, par qui communiquent le Ciel et la Terre : la chute de l’eau sur la Terre, la pluie, avec le rein/vessie, gouvernant le pied et les équilibres, l’ascension du feu et des nuées de vapeurs vers le Ciel, avec la circulation/trois foyers, gouvernant la main et les échanges, l’accélération et le frein de cette homéostasie qui est la VIE.

Au terme de ce parcours quelque peu accéléré dans l’univers du Yi King, il nous semble utile de rappeler encore une fois le caractère tout à fait particulier du vénérable document. S’il est indéniablement évident que les textes et commentaires ont pu subir au cours des siècles maintes altérations, il est tout aussi évident que le noyau, le système des trigrammes et hexagrammes, de forme quasi algébrique, est resté préservé de par son unité cohérente.

Le réexamen des textes, particulièrement de ceux qui concernent leurs attributs traditionnels, est alors possible à partir d’une reconstruction de la logique du système.

Il nous a semblé que l’approche « informatique » des trigrammes et des structures de base du Yi King se révélait d’une extraordinaire fécondité. La cohérence rigoureuse de l’interprétation qui en découle avec le système des attributs traditionnels nous révèle, sous-jacente à l’apparent simplisme des correspondances analogiques, la trace indiscutable de l’existence, dans la Chine des premiers âges, d’une pensée cybernéticienne, créatrice de modèles généraux pouvant s’appliquer à l’Homme comme au Cosmos.

Ainsi, dans une sorte de « préhistoire de l’informatique », le Yi King nous renvoie, depuis les aubes de la civilisation, comme l’image en miroir des prémices des conquêtes les plus exaltantes de la pensée moderne.

Bibliographie sommaire

Traductions

LEGGE James, The I Ching, the Book of Changes, Dover Publications, New York, 1963.

PHILASTRE P.L.F., Le Yi King ou le Livre des Changements de la dynastie des Tsheou, Annales du Musée Guimet, Paris, 1881, tomes 8 et 23. Réédition : Librairie d’Amérique et d’Orient, J. Maisonneuve, Paris, 1975.

WILHELM Richard, Yi King, (trad. Étienne Perrot), Médicis, Paris, 1968 (2 tomes). Réédition en un seul tome.

Études

CAPRA Fritjof, Le Tao de la physique, Tchou, 1979, Paris.

CHOAIN Jean, Introduction au Yi King, éd. du Rocher, 1983.

GARDNER Martin, Mathematics of the I Ching, Scientific American, jan. 1974.

MAROLLEAU Jean, La Galaxie Yin-Yang, Robert Dumas, Paris, 1975.

SHCHUTSKII Iulian, Researches on the I Ching, Routledge et Kegan, London, 1975.

(L’orient Intérieur. Collectif. Autrement 1985)