(Revue Question De. No 47. Avril-Mai 1982)
Chamane(De Michaël Harner, éd. Albin Michel) nous introduit au cœur du plus ancien système méthodologique de guérison connu de l’humanité, aux racines mêmes du combat magique millénaire contre la maladie. Qu’est-ce que guérir ? Qui guérit ? ou, comme le disait superbement Artaud, ne s’agit-il pas surtout de « guérir la vie » ?
Depuis l’aube du lent chemin de l’hominisation, certains êtres, dotés de pouvoirs, les chamanes,« spécialistes de l’âme humaine » (Eliade), sont les gardiens de l’équilibre psychique de leurs communautés. Par leurs expériences initiatiques, leur libre randonnée à travers les différents plans cosmiques, ils connaissent les forces qui menacent l’esprit humain et cherchent à rétablir l’unité de l’homme et du cosmos dans le berceau de l’énergie. Partout où l’on rencontre le chamanisme, deux conceptions quant à l’origine de la maladie prédominent ; soit le « rapt de l’âme » ou le vol du pouvoir, soit la possession ou l’intrusion d’entités malfaisantes dans le corps du malade. La cure chamanique se fonde donc soit sur un rappel, une chasse au pouvoir enfui, que le chamane rejoint en extase et rend au corps « despiritualisé », soit sur une expulsion/extraction du pouvoir perturbateur. Quel que soit l’objet de la cure, celle-ci est subordonnée à une technique ancestrale qu’on retrouve à travers toute la planète, dans le temps comme dans l’espace : le voyage chamanique. Qu’il soit sibérien, javanais, népalais ou mexicain, le chamane se déplace librement entre les réalités. « Athlète magique des états de conscience engagé dans une geste mythique » (comme le définit si justement Harner), il accède à un univers qui le place au cœur de la totalité de toute existence. Là, comme le dit l’Indien Hopi « toute vie est une et même ».
Le concept d’imaginaire
Car le concept d’imaginaire, tel que nous l’entendons, n’existe pas en chamanisme. Autrement dit, et pour reprendre l’interrogation du vieux maître taoïste, le papillon est aussi réel que Tchouang-Tseu. Le chamane entre, par la transe, en intimité étroite avec un réel autre (la réalité non-ordinaire, telle que la définit Castaneda). Il sort du temps horizontal pour un passage dans ce que les aborigènes australiens appellent « le temps du rêve », comme perpendiculaire à la réalité immédiate, espace où le mythe est directement accessible, monde des pouvoirs et des synchronicités. L’univers cède la place au multivers que le chamane voit en extase. Il est le voyant originel, celui dont « l’œil existe à l’état sauvage ». Son illumination est littéralement la capacité à éclaircir l’obscurité, à voir dans le noir des choses. Et c’est bien parce qu’il voit que le chamane guérit. À vision du monde différente, thérapeutique différente. Intercesseur entre le visible et le caché, le chamane se fonde sur une stratégie d’apprentissage dont le donné majeur est celui de l’expérience. Quels sont les éléments de cette stratégie ? Michael Harner, chamane blanc initié lui-même chez les Jivaros et les Conibos, nous les révèle avec la plus grande simplicité et nous montre comment les pratiquer : voyage vers le monde d’En-Bas, vision de la pierre, danse de l’animal de pouvoir, chasse à l’esprit gardien, rêves majeurs, extraction des entités malfaisantes, etc. Fondamentalement, ces techniques sont simples, mais comme le remarque non sans humour l’auteur, elles ont été éprouvées depuis un temps incommensurablement plus long que les méthodes psychothérapeutiques qui fleurissent depuis quelques dizaines d’années. Assurément, comment expliquer la permanence et l’unité planétaires de cette connaissance si le chamanisme ne fonctionnait pas, si ses effets de réel n’avaient pas été testés millénairement ? En outre, au moment où une certaine médecine braquée sur l’analyse chimio-biologique des symptômes est remise en cause, l’antique connaissance chamanique nous rappelle qu’il n’y a pas de cure sans cœur, sans don du don, sans donner sa chance au médecin intérieur. Il ne s’agit de rien moins, dans l’esprit de l’auteur, que d’introduire le lecteur à la pratique alternée et simultanée de deux dimensions de l’existence, qu’il nomme état de conscience ordinaire et état de conscience chamanique (ECO et ECC) et dont il dresse avec force et clarté les relations dialectiques. Un tel type de travail pose avec insistance la question de savoir ce qu’il en est de la nature du réel. À cet égard, deux ensembles de phénomènes ont modifié l’approche moderne de l’existence, et, en quelque sorte, préparé le terrain à un réinvestissement de la conscience occidentale par l’esprit chamanique. D’une part, en effet, il nous faut maintenant prendre en considération les acquis considérables et toujours croissants des sciences de la nature et des sciences de l’homme : les premières dressant l’état d’un cosmos en expansion, daté et limité, où de nouvelles énigmes se profilent sans cesse, tels les trous noirs, ou la consistance du plasma fondamental, analysable en termes de vide ou d’énergie, comme l’on veut, et les secondes dessinant la figure d’une humanité qui rêve depuis Marx de réinstaurer le communisme primitif des grands ancêtres, et sonde depuis Freud le réservoir de fantasmes de l’espèce. Bien évidemment, l’expérimentation raisonnée des substances psychédéliques s’est trouvée placée à cheval entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme, et a dressé un pont entre l’ultra-modernité et la vie dite sauvage. D’autre part, la recherche parapsychologique ou les travaux de la nouvelle histoire et de l’ethnologie sur notre propre terrain nous indiquent que la réalité chamanique n’a pas disparu de nos potentialités psychosomatiques ni de nos sociétés post-industrielles, mais a été recouverte, refoulée, occultée sans pour autant cesser d’agir. À prendre l’exemple de nos terres celtisées, on nous permettra de choisir pour emblème de la maîtrise du réel chamanique la figure semi-légendaire de Merlin l’Enchanteur, dernier chamane traditionnel d’Occident et artisan de l’occultation volontaire de la science magique ; en tant qu’il transmet l’éthique du guerrier aux chevaliers d’Arthur autour de la Table Ronde, et, simultanément, la pratique des charmes à une jeune fée, dans la forêt de Broceliande.
L’expression parapsychique
Pendant près de deux millénaires, les femmes, comme l’avaient très bien vu l’historien Michelet avec la Sorcière, ou le poète André Breton dans Arcane 17, ont donc conservé la connaissance intime des secrets de l’« autre réalité », malgré les persécutions des clercs et des juges. Le réel chamanique, à certains égards, se présente comme l’humour, on le partage ou on le craint, mais on ne peut le discuter sérieusement, dans la mesure où, au terme d’une série d’initiations, l’individu est amené naturellement à tout vivre, voir, et penser dans cette perspective vivifiante, qui double, relativise et éclaire des catégories de l’expérience dite ordinaire. On peut en dire ce que le Christ disait du royaume divin, si nous ne redevenons semblables à de petits enfants, l’accès nous en est fermé. En même temps, et cela nous est maintenant intelligible dans la mouvance einsteinienne des travaux d’un Fritjof Capra ou de la gnose de Princeton, la parole des sorciers bouddhisés du toit du monde, les maîtres tibétains, selon laquelle on ne peut savoir si le cosmos est une réflexion de notre propre esprit, ou notre esprit une réflexion du cosmos, s’avère être un programme d’expérimentation mobilisateur pour tout un chacun, à une époque où il est possible à la fois de recueillir précieusement les messages de sagesse des ultimes primitifs, et de capter les ondes radio venues de galaxies lointaines. Lorsque nous devenons capables de prendre des photographies de la planète Terre dans son ensemble, nous nous apercevons que sa survie même est menacée. Et ce n’est certes pas un hasard si certains des esprits les plus éveillés parmi nos contemporains ont ressenti l’extrême urgence de réactiver en eux et autour d’eux la source prodigieuse que représente la conscience chamanique, origine de l’art, de la religion et de la science planétaires. À l’heure où un penseur comme Kostas Axelos décrète close l’histoire de la philosophie comme entreprise de détermination des conditions d’établissement d’un « savoir absolu », et achevée la philosophie de l’histoire comme messianisation aventureuse de la violence érigée en système, son mot d’ordre d’harmonisation avec le jeu du monde, comme errance planétaire, nous semble ouvrir – à son insu ? – les portes des laboratoires au sorcier de toujours. Les mythes de Prométhée et de Sisyphe nous ont montré leur splendeur et leur échec, nous en sommes le produit, il nous appartient d’exorciser les terreurs de l’an 2000 avec une reviviscence authentique de la voie de Dionysos, d’Orphée (et d’Icare !) en refusant le génocide déguisé en fraternisation et la robotisation sous le masque du progrès technique, au profit d’une ronde joyeuse et parfois cruelle, mais qui respecte en l’homme l’animal et le dieu.
« La vie remue
La vie nous meut tous
Et un aigle s’élève vers le soleil
Sur les frémissements de notre éveil. »