Pierre D'Angkor
La Volonté

C’est donc le développement de la Volonté qui donnera à l’homme la force de réaliser ce que son intelligence comprend et ce que son cœur désire. Tant qu’il n’a pas développé en lui cette Volonté active, l’homme n’est pas libre, il demeure enchaîné par ses passions, contraint de leur obéir, incapable de réaliser ce triple idéal du bien, du beau et du vrai, auquel tout son être aspire.

(Extrait de Pierre d’ANGKOR – AU TERME D’UN LONG VOYAGE. Édition Être Libre 1962) 

LA FAUSSE QUERELLE ENTRE PARTISANS
DU DÉTERMINISME ET CEUX DU LIBRE-ARBITRE

L’homme est créé à l’image de Dieu, nous dit la Bible. Le microsome humain est un miroir, une réflexion du macrocosme-univers, commente la Sagesse antique. On sait que la théologie traditionnelle reconnaît en Dieu trois personnes divines, qu’elle nomme le Père, personnifiant la Volonté, le Fils, personnifiant l’Amour incarné dans le Monde et le Rapport entre le Père et le Fils, le Saint-Esprit, l’Intelligence créatrice. L’inversion étant la loi de toute réflexion, cette trinité de qualités se réfléchit en ordre opposé dans la personne humaine. Nous trouvons ainsi en l’homme la primauté de l’intelligence (l’esprit) sur le sentiment (amour) et sur la volonté (désir). Ayant traité aux chapitres amour précédents de l’intelligence et de l’amour, il me faut dire un mot de la volonté dans l’homme.

Mais, encore une fois, en parlant de l’homme, de qui parlons-nous ? Est-ce de son âme immortelle ou de sa personnalité mortelle, c’est-à-dire de notre « moi mental », qui est la conscience de notre corps ? C’est évidemment de cette dernière qu’il s’agit, car de notre âme immortelle il n’est que trop certain que nous n’en atteignons pas encore la conscience. Mais alors, quel est le juste rapport entre les deux ? Et d’abord, qu’est-ce en nous que l’âme immortelle ? L’âme, nous dit-on, est une modalité transcendante, individualisée de l’Unique, une modalité manifestée de l’Unité de l’Être. Mais comme cette âme divine de l’homme ne peut s’exprimer telle quelle sur notre plan inférieur d’existence, elle s’y manifeste par le truchement d’une projection d’elle-même, d’un substitut, qui est notre moi mental, notre intelligence cérébrale. Mais alors quel est le rapport entre ce moi mental, personnel et éphémère et notre âme elle-même ? Un Maître nous en donne une image concrète, originale, trop suggestive, pour ne pas être ici soulignée : « La personnalité », dit-il, « est comme le sucre. Quand vous le mettez dans le lait, il se dissout et disparaît. Ainsi la personnalité est dissoute dans l’âme, mais il faut que la douceur de la personnalité se répande dans l’âme. Ne laissez pas l’âme s’aigrir en la privant de cette douceur et ne blessez pas la personnalité avec ce que vous pensez être l’âme. La personnalité et l’âme ne font qu’un ensemble. Rien n’est plus grand, rien n’est plus petit. Le personnel et l’impersonnel sont le Tout. » Et un autre Maître ajoute : « Quand une âme quitte le corps, elle va vers la Paix. Personne du monde inférieur ne devrait la rappeler. »

L’âme de l’homme en effet se nourrit du suc spirituel de ses personnalités successives dans le temps; le résidu de chacune devant être éliminé purgativement après la mort; c’est à proprement parler ce qu’on nomme l’évolution de l’homme. Évolution implique croissance et progrès, et ceci implique aussi que l’homme doit aller de l’obscurité à la lumière, de l’ignorance à la connaissance, de la matière à l’esprit, de la conscience du corps à la connaissance de son âme. La Trinité divine étant inversée en l’homme, ainsi que je l’ai dit, l’ordre des facultés est donc aussi inversé dans la personne humaine. Il s’ensuit que la volonté en l’homme demeure subordonnée à ses facultés supérieures de l’intelligence et du sentiment (amour). En fait, la volonté en nous se manifeste sous sa forme inférieure du désir. Et il importe essentiellement à notre bonheur ici-bas que ce désir-volonté, qui est le moteur de toutes nos actions, demeure strictement fonction de notre intelligence et de notre cœur, et ne reste pas l’esclave de notre égoïsme et de nos instincts inférieurs, ce qui nous apparaîtrait comme la contre-évolution : d’où nous vient la distinction entre le bien et le mal.

Mais, nous dit-on, la libération ne consiste-t-elle pas précisément à transcender le « moi » et ses dualités opposées, et ne doit-on pas conclure que dans l’absolu, celles-ci n’existent pas, qu’elles sont équivalentes et que c’est seulement notre ignorance qui nous donne cette illusion de leur opposition radicale ? D’accord tous les grands Instructeurs nous ont enseigné que la libération pour l’homme est de transcender son moi et ces dualités opposées qui n’existent pas dans l’absolu; mais, entre l’enseignement et sa réalisation par l’individu est un écart que, seule, une minorité infime, dans la suite des générations, parvient à surmonter. La quasi totalité de notre humanité continuera durant des millénaires à évoluer dans le cycle du « Samsâra » et, pour cette humanité, le bien et le mal continueront à s’opposer en fait, comme le chaud et le froid, le sec et l’humide, comme s’opposent en chacun l’âme et le corps. Et cela, je l’ai dit, parce que le monde même où nous vivons est tissé entre les forces contraires, est fait de cette opposition entre deux pôles opposés, et pareillement nécessaires. Dès lors, si le bien et le mal n’existent pas du point de vue divin ou cosmique, ils n’en demeurent pas moins réels du point de vue des êtres qui y évoluent et qui, tout en respectant leurs justes rapports, doivent aller d’un pôle à l’autre, de la matière à l’esprit, de l’égoïsme à l’altruisme, de la haine à l’amour, et non dans un sens inverse, sous peine de rétrograder sans retour. « Mais pourquoi rétrograder », objectera-t-on, « puisque les deux pôles sont pareillement nécessaires ? » Parce que du point de vue des êtres particuliers, les deux pôles n’ont pas cette équivalence qu’ils ont dans l’absolu. En marchant dans le sens de l’évolution, les hommes se préparent dans l’avenir des existences heureuses qui les rapprocheront du but final, la libération, tandis qu’en suivant la route inverse, la loi naturelle de cause à effet (Karma) leur prépare des vies de malheur et de perversion grandissante, qui aboutiront à leur annihilation finale dans le présent cycle évolutif. Dante nous l’a dit au seuil de son enfer : « Par moi, on va à la ville de douleur; par moi on va dans la douleur éternelle; par moi on va au milieu des damnés ! »

Tant qu’il vit en ce monde, l’homme doit donc respecter la hiérarchie des puissances ou facultés maîtresses qui sont en lui : l’intelligence (raison) et l’amour régentant sa volonté-désir. Cette hiérarchie doit présider à tout son comportement dans la vie. Lamennais, dans son « Esquisse d’une philosophie », souligne que la raison, la sympathie (amour) et la volonté sont trois puissances inséparables en l’être humain, pareillement nécessaires à son équilibre, la moindre lacune en l’une d’elles entraînant des conséquences désastreuses dans son comportement : un manque d’intelligence menant ses victimes à des absurdités ou d’irrémédiables erreurs; un manque d’amour créant des tyrans sanguinaires ou ces savants au cœur froid, inventant des engins capables de détruire toute vie sur la terre; un manque de volonté produisant ces beaux parleurs à l’esprit clair et précis, mais frelons inutiles, incapables de traduire en actes leurs brillants discours ! Tout être humain en lequel une de ces trois puissances vient à faiblir, ou manquer, contient donc en lui un principe de ruine et de mort.

Si dans la hiérarchie des valeurs humaines, l’intelligence, la raison, est en nous la faculté maîtresse pour discerner la vérité, si le sentiment est ce mouvement du cœur qui nous porte à désirer et à aimer, cette Vérité comme l’idéal, auquel il nous faut atteindre, il n’en demeure pas moins qu’au stade actuel d’évolution de notre humanité, cet ordre hiérarchique est renversé et que ce soit, en fait, nos sentiments qui apparaissent bien plus que notre raison, constituer les mobiles déterminant de nos actes.

Et parmi ces sentiments mêmes, pour l’immense majorité, ceux qui prédominent sont ceux qui sont centrés sur l’individu lui-même : son égoïsme, son ambition, la satisfaction de ses instincts de jouissance et d’intérêt personnel. Mais le problème pour nous est ailleurs. Laissant le gros de l’humanité à ses appétits, comment se fait-il, nous demanderons-nous, que pour l’homme dit évolué, c’est-à-dire l’homme auquel la vérité est apparue et qui a suffisamment la maîtrise de son égoïsme, comment, dis-je, cet homme-là, lui-même, se montre-t-il si souvent impuissant à réaliser dans ses actes ce triple idéal du bien, du beau et du vrai, qu’il comprend et qu’il désire ? Même instruit bien des fois par l’expérience douloureuse, on voit cet homme récidiver dans son erreur, défaillir et succomber à nouveau à ses tentations ? Cette faiblesse même de l’homme qui, dans la pratique journalière de la vie, trahit en lui ses plus nobles aspirations du cœur, les plus puissantes suggestions de sa raison, sont la preuve pénible, mais impérativement contraignante, qu’il doit développer en sa nature même un aspect opposé à sa faiblesse, c’est-à-dire la puissance, la force, la volonté.

Mais cela est-il possible à l’homme ? Peut-on développer en soi des qualités, des facultés, dont on ne posséderait pas au moins les germes, les prémices ? L’éducation et l’effort sont-ils capables de les créer ? Et, dans ces conditions, l’homme a-t-il encore la liberté de combattre et de vaincre des puissances, des instincts, qu’il sent dominants en lui-même ?

J’ai suffisamment insisté dans les précédents chapitres sur le grave problème que pose en l’homme son écartèlement entre deux natures opposées qui le tirent à hue et à dia, une nature supérieure, dont témoignent ses aspirations élevées, les appels de l’Esprit qu’il entend résonner en lui, et, d’autre part, une nature égoïste, dite inférieure, qui le retient fortement à la terre par ses instincts profonds et ses désirs sans cesse renaissants. Cette opposition qui existe en chacun serait de nature à prouver que l’homme n’est pas un être libre, mais le champ de bataille de deux déterminismes opposés, dont c’est le plus fort qui l’emporte. On a souvent comparé ces sentiments opposés qui déterminent le comportement humain à des poids mis sur les deux plateaux de la balance. Cette comparaison, juste du point de vue d’un observateur extérieur, présente néanmoins cet inconvénient de faire croire que la force, la volonté déterminante de nos actes, n’est qu’un élément passif, une simple résultante du manque d’équilibre des forces en présence. Or rien n’est plus faux. La volonté est essentiellement une force active, la plus puissante même de l’univers, l’essence de toute force. Dans l’homme, la volonté doit devenir la force active de son évolution : elle doit se manifester en lui comme une énergie supérieure, s’opposant victorieusement à la force inférieure des passions. Quand viendront en opposition sur les plateaux de la balance, d’une part les sentiments égoïstes de l’homme, ses passions, ses instincts, et de l’autre, le sentiment du devoir, du sacrifice et les élans supérieurs de son âme, il se peut que fréquemment encore l’aiguille, par faiblesse, penche dangereusement en faveur des premiers. La Volonté est alors la puissance supérieure qui, développée en l’homme, peut modifier l’équilibre de la balance et remédier à l’insuffisance de poids qu’y représentent nos intérêts véritables. Ce qu’on appelle la liberté humaine est donc parallèle à notre degré d’évolution. A la question, l’homme possède-t-il son libre arbitre – question sur laquelle nos philosophes continuent à disputer depuis des millénaires – il importe donc de répondre : Oui, en principe, parce que l’étincelle de l’Esprit cosmique ou divin, demeurant cachée au tréfonds de sa propre nature, tous les germes, toutes les potentialités, sont par la suite latentes en lui, comme des possibilités que l’effort persévérant de l’individu pourra donc développer en lui-même.

Oui, parce que, en fait, la vie prouve que les hommes possèdent, à des degrés divers, cette puissance de réagir contre les impulsions de leur sensibilité ou de leur égoïsme, en faisant prédominer, à la lumière de leur conscience, la force de la volonté sur celle de leurs passions ou de leurs intérêts, alors même que cette dernière, pesant plus lourd sur l’un des plateaux de la balance, il en résulte pour eux une lutte terrible et une grande souffrance. Par exemple quand l’idée du devoir les retient, seule, de commettre un acte vers lequel tout les attire ! Preuve manifeste que l’homme évolué fait pencher la balance du côté où il veut.

C’est donc le développement de la Volonté qui donnera à l’homme la force de réaliser ce que son intelligence comprend et ce que son cœur désire. Tant qu’il n’a pas développé en lui cette Volonté active, l’homme n’est pas libre, il demeure enchaîné par ses passions, contraint de leur obéir, incapable de réaliser ce triple idéal du bien, du beau et du vrai, auquel tout son être aspire.

Et voilà aussi pourquoi il doit, comme le dit Lamennais, déjà cité, développer parallèlement, et en pleine harmonie, ces trois aspects de lui-même, car s’il ne développe que sa seule volonté, sans développer en même temps son intelligence, il n’aboutira qu’à un entêtement, à une obstination stupide; s’il développe son intelligence et sa volonté, en négligeant les sentiments du cœur, il deviendra peut-être un homme d’action remarquable, mais dur et sans scrupules, ne laissant derrière lui que des larmes, du sang et des ruines; ou si, au contraire, mystique de nature, il cultive exagérément les aspirations du cœur, s’adonne aveuglement à la dévotion religieuse, sans cultiver en même temps une volonté d’intelligence, il n’aboutira au mieux qu’à un bigotisme étroit ou à un fanatisme odieux, sans même parler d’autres aberrations mystiques, trop fréquentes, hélas !

Néanmoins les adversaires du libre arbitre de l’homme ne désarment pas et demeurent nombreux parmi les tenants de la philosophie classique. Les partisans du déterminisme invoquent comme principal argument à l’appui de leur thèse, l’universelle loi de causalité dans la nature. Il n’y a pas d’effet sans cause. Il n’y a donc pas d’acte sans motif déterminant. Il n’y a dès lors pas d’acte libre, d’acte spontané. L’acte est conséquent à un motif qui détermine la volonté. Le motif n’étant pas libre, la volonté et, partant, l’acte, ne peuvent l’être. Quant à la nature de ce déterminisme, on l’envisage sous plusieurs aspects.

Le déterminisme mécanique, qui considère la Volonté et tous les actes de la vie mentale comme des forces purement matérielles, produites par l’organisme physique et soumises aux lois universelles de la mécanique des corps. Un acte libre, spontané, apparaîtrait en opposition avec la loi de la conservation de l’énergie. C’est cette doctrine que Taine résumait en disant : « le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre ».

Le déterminisme physiologique qui assimile nos actes libres à de simples réflexes. Dans notre corps physique, nos actes dits volontaires seraient sous la dépendance de notre système cérébro-spinal, tandis que nos réflexes inconscients et les fonctions automatiques de notre corps sont réglés en nous par le système sympathique. Il semble même y avoir ici une curieuse confirmation de la doctrine ésotérique, esquissée plus haut, de l’inversion dans le microcosme, c’est-à-dire dans la personne humaine, des trois facultés du macrocosme divin, puisque l’intelligence qui n’occupe que le troisième rang dans la hiérarchie des trois facultés divines, occupe le rang le plus élevé, le plus noble, dans le corps humain, y ayant comme organe la tête, le cerveau, tandis que l’amour, c’est-à-dire le sentiment, y est représenté par le cœur, logé dans la poitrine, la partie moyenne de notre corps, et que la volonté, l’aspect le plus élevé du macrocosme, la Puissance créatrice, se trouve reflétée dans la partie la plus inférieure du corps humain, les organes de la génération sexuelle, le pouvoir créateur de l’homme et de la femme sur notre plan terrestre.

Le déterminisme psychologique (Stuart Mill), selon lequel nos actes prétendument libres sont en réalité déterminés par un ensemble d’influences, tant intérieures qu’extérieures, à nous-même et que nous subissons consciemment ou inconsciemment. Ces influences informant notre état mental, celui-ci se traduit dans des actes que nous croyons poser librement, c’est-à-dire en dehors de toute contrainte extérieure. Or ces influences déterminantes résultent, d’une part, du milieu familial et social en lequel nous vivons (race, religion, convenances mondaines, idées reçues et conventionnelles, etc.) et, d’autre part, de notre nature propre et personnelle (goûts, sentiments et tendances naturels, âge, caractère, éducation, etc.) Toutes ces causes agissent de concert et nos actes ne sont que la résultante nécessaire et symbiotique de leur coexistence en nous. C’est toujours, on le voit, l’hypothèse de la balance, la volonté n’étant que la résultante, à moment donné, du déséquilibre des forces en présence et dont la plus puissante l’emporte. L’homme se croit donc une cause libre, alors qu’en réalité ce sont des influences internes ou externes qui le dirigent, consciemment ou inconsciemment. Il arrive fréquemment d’ailleurs que la cause qui a déterminé l’acte ne soit pas apparente et que des influences opposées, s’équilibrant et se contrebalançant, il faille apporter à certains actes de notre vie mentale ou morale une attention minutieuse pour discerner clairement quelle fut la raison prépondérante d’une attitude prise. Et ceci aussi contribuerait à l’erreur que nous agissons librement, d’autant plus qu’il y a souvent une part de notre inconscient qui intervient dans le déclenchement de notre volonté, et également ce qu’on peut appeler l’influence des impondérables. De même qu’il suffit d’une minuscule goutte d’eau pour faire déborder un vase, de même une cause minime, parfois même indiscernable, suffira pour déterminer l’acte. Et c’est ainsi qu’il peut suffire de l’addition d’une simple pensée mauvaise, venant s’ajouter à des milliers d’autres pour déterminer un acte criminel. Il y a enfin des causes réellement infimes, subconscientes, mais qui, à notre insu, n’en agissent pas moins sur notre comportement quotidien. Ce sont les petites perceptions de Leibnitz : par exemple une rencontre, un rêve oublié, partir du pied gauche au lieu de pied droit, etc. À l’époque scolastique, on en avait inféré une doctrine appelée la liberté d’indifférence (Duns Scot, au XVIIIe siècle, Thomas Reid). Mais une analyse plus poussée de ces petits faits nous permettrait toujours d’y découvrir la cause des actes qui s’en suivirent et Stuart Mill en conclut que tout acte, si minime qu’il soit, procède toujours de sa cause déterminante et que, partant, la liberté morale de l’homme n’est qu’une illusion seulement il reconnaît que cette analyse est fort complexe et finalement inépuisable.

4° Mais il est encore une dernière forme de déterminisme, que l’on pourrait nommer le fatalisme théologique. L’homme, livré à lui-même, ne peut accomplir que le mal, nous disent les théologiens, et cela en raison de sa déchéance par le péché originel. Seule, une grâce surnaturelle, gratuitement envoyée du Ciel, peut lui permettre de sortir de sa condition et lui rendre son libre arbitre, c’est-à-dire sa liberté de choix, la liberté de faire le bien et de se réconcilier avec Dieu.

Le déterminisme religieux fondamental a deux formes : la monothéiste et la panthéiste. La première est la catholique, dont je viens de parler. L’homme déchu ne peut accomplir que le mal, si une grâce surnaturelle ne vient soutenir son effort vers le bien, transformant ainsi ce déterminisme initial en libre arbitre. Cette doctrine est issue de la nécessité où s’est trouvée l’Église de trouver une conciliation nécessaire entre deux dogmes contradictoires. D’une part le dogme de la déchéance originelle et, de l’autre, celui de la prescience divine, de la prédestination des élus, qui, selon Saint-Paul, aurait présidé à toute la création. Les élus par prédestination divine, rédimés par le sang du Christ, recevraient seuls la grâce nécessaire à leur salut. Bien entendu, les discussions sur la Grâce, sa nature, son efficacité, ont fait l’objet d’innombrables disputes au sein même du monde Chrétien.

Le fatalisme panthéiste trouve sa plus claire expression chez un disciple de Descartes, le philosophe Spinoza. Dieu est l’Être et le seul Être. Tout ce qui est, est en Dieu et est conçu par Dieu. La substance divine est unique, mais elle apparaît sous deux aspects. Elle peut être envisagée en effet comme étant le tout des corps (l’existence) et comme le tout des pensées (essence). De là le double attribut de Dieu : l’étendue et la Pensée. Les choses particulières que nous connaissons comme existantes, sont donc des modes de l’étendue divine, comme par exemple : un homme, une pierre, un arbre, etc. Quant à l’âme humaine, elle est une idée éternelle en Dieu et, comme telle, un mode de la Pensée divine. Mais si, en tant qu’idée, elle fait partie intégrante de l’essence éternelle de Dieu, elle est aussi une idée actuelle en Dieu, c’est-à-dire idée d’un corps existant actuellement, lequel corps est un mode de l’étendue divine. « L’âme et le corps sont unis dans l’homme de la même manière qu’en Dieu les attributs pensée et étendue sont liés, c’est-à-dire sont les attributs d’un seul et même Être. » Cet Être étant une substance unique, « l’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses ». De ce qu’il n’est qu’un seul Être résulte nécessairement qu’il ne peut y avoir qu’une seule Volonté, la Volonté divine. L’âme humaine n’est donc pas libre. Étant un mode de la Pensée divine, elle est un développement régulier et nécessaire en Dieu même, et la fin de l’homme ne peut consister que dans l’union parfaite de sa volonté particulière avec la Volonté divine. Le prétendu libre arbitre de l’homme est donc une illusion. Il ne peut dépendre de volontés particulières et des caprices de l’individu de déroger au cours des événements qui, nécessairement et selon des lois éternelles, dérivent de la Volonté divine. L’homme est comme toutes choses dans l’ordre universel : il ne peut le troubler ni en sortir. Les actions sont donc soumises à la loi universelle de causalité, qui est le fondement de cet ordre universel, voulu par Dieu, et l’expression même de sa nature. Mais l’homme se croit libre. Son erreur provient de ce qu’il croit agir librement quand en réalité il est mené par ses passions. Il se croit actif, alors qu’il n’est que passif, parce qu’il se sent comme cause et non pas comme effet; ainsi l’homme ivre croit agir librement, alors qu’en réalité il est poussé par le poison qui circule dans ses veines. Ainsi donc les actions humaines sont soumises à un déterminisme rigoureux : la voie du mal est suivie nécessairement par l’homme en qui les passions dominent (passion, de pati = souffrir) ; la voie du bien est suivie nécessairement aussi par l’homme qui a développé en lui sa nature raisonnable. Par la passion l’homme demeure donc passif, n’agit pas : par la raison, l’homme est actif et le devient dans la mesure où il se rapproche de Dieu, qui est l’activité et la raison suprêmes. C’est donc uniquement par l’effort et la culture de sa raison que l’homme peut s’affranchir de ses passions et éviter le mal. Le criminel est donc l’être humain, encore incapable d’agir, un enchaîné par ses passions, un irresponsable. Mais qu’est-ce donc alors qui est action, qu’est-ce qui est passion en notre âme ? Il est clair qu’il ne peut y avoir dans l’âme que des idées. Or il y a dans l’âme des idées adéquates et inadéquates. Les idées adéquates sont des actions; ce sont celles qui dépendent de l’âme seule, qui procèdent de sa nature, ne dépendent de rien d’extérieur à elle-même. Les idées inadéquates, au contraire, sont les passions; ce sont celles qui lui sont inspirées par les événements, les êtres et les choses de l’extérieur. Les passions ne sont donc que les réactions de l’âme aux influences du dehors, « ce sont des répercussions de tout l’univers en elle ; l’âme n’en est que la cause partielle.

C’est en tant que l’on dépend des événements que l’on a des passions. L’homme ne peut rien changer aux événements; il ne peut non plus supprimer les passions, car « les affections des corps, dont les passions sont les idées, dépendent des corps extérieurs et de tout l’univers », mais il peut comprendre que sa vie véritable est au-dessus des événements transitoires, au-dessus des passions, dans la Pensée divine, dans l’Éternel. Est-ce à dire que l’homme ne possède aucune puissance sur ses passions ? Non, Spinoza traite au contraire de la puissance de l’homme sur ses passions. Mais cette puissance est d’un ordre spécial : l’homme ne peut détruire ses passions puisqu’il ne peut agir sur les événements qui les provoquent. Mais il peut diminuer progressivement la passivité de sa nature en éveillant son activité dans une direction supérieure : « la puissance de l’homme est non sur les corps et sur les faits, mais sur les idées, dans l’ordre des essences; elle est dans la raison. Et la liberté est encore d’un autre ordre; elle est dans la connaissance de tout cela par Dieu et en Dieu, dans la contemplation immédiate du vrai » [1]. Il n’y a donc des degrés successifs dans la connaissance : connaissance par ouï-dire et par expérience, connaissance déductive ou raison, connaissance intuitive; celle-ci percutant les essences éternelles des choses particulières (rappel manifeste des archétypes de Platon) ; enfin la troisième est la contemplation de l’essence éternelle de Dieu, est en même temps amour de Dieu, « car en tant que l’âme a une telle connaissance et qu’elle en prend conscience, elle se réjouit, puisqu’elle contemple sa propre puissance d’agir ». Elle comprend qu’elle est éternellement en Dieu et que sa pensée est la Pensée divine. Cette connaissance s’accompagne donc d’un épanouissement intérieur, d’un sentiment de béatitude et de plénitude, hors d’atteinte de l’emprise des passions. On peut donc conclure que la Vertu ne consiste pas à lutter contre les passions, mais à développer, au-dessus d’elle, en nous, la voie intuitive de raison et d’amour.

On voit à quel point, sans pourtant pouvoir les connaître, Spinoza s’est rapproché des grands enseignements de l’Inde antique, et il serait difficile de ne pas voir en lui un initié de la Sagesse éternelle.

Ce n’est pas à dire toutefois que de graves erreurs ne se sont pas glissées dans sa doctrine. C’est ainsi que de ne voir dans les passions de l’âme qu’un élément passif, mû uniquement par l’influence extérieure des événements, apparaît de nos jours à notre psychologie comme une erreur évidente. Les passions sont en nous des forces positives, plus positives, hélas, encore chez la plupart des hommes, que les aspirations élevées et rationnelles susceptibles de les diriger. Les passions sont donc des forces aussi positives et actives que la pensée elle-même, quoique de nature plus grossière. La Sagesse de l’Inde enseignait que les passions constituent des défauts et des vices quand ces énergies de l’âme se manifestaient dans des corps ou véhicules de conscience insuffisamment purifiés et maîtrisés. L’activité de l’âme serait donc conditionnée par l’état de pureté ou d’impureté du véhicule dans lequel elle agit. Sous ce rapport, on pourrait donc, dire qu’elle demeure sous l’influence de ce véhicule et quelle est jusqu’à un certain point passive. Dès lors, on peut trouver ici une certaine analogie avec les idées inadéquates ou les passions de Spinoza.

Par contre, il nous faut rejeter à tous égards la thèse de Spinoza, quand il énonce que le cours des événements extérieurs est à ce point réglé par la Volonté divine, que la volonté humaine n’y entre pour rien et n’y peut rien changer. La sagesse universelle nous a toujours enseigné le contraire. C’est-à-dire que la volonté humaine, individuelle et collective, est prépondérante dans le cours des événements humains. Ceux qui nous surviennent ne sont que la conséquence de nos activités passées (Karma, loi de cause à effet), tandis que l’usage actuel que nous faisons de notre liberté déterminera nécessairement notre avenir, bon ou mauvais selon le cas. Sans doute la Volonté cosmique dirige, bon gré, mal gré, vers le progrès les individus et les collectivités, mais dans des limites déterminées, peuples et individus, demeurent libres d’accélérer ou de retarder cette marche en avant par leurs activités propres.

En fait, ce qui aggrave le conflit toujours ouvert entre les déterminismes et les partisans de la liberté humaine, c’est la conséquence sociale redoutable qu’entraînerait logiquement l’adoption de la doctrine déterministe, celle de l’irresponsabilité humaine. Comment en effet l’homme pourrait-il être considéré comme responsable de ses actes, s’il y est irrésistiblement poussé par des forces qui échappent à l’emprise de sa volonté ? Aussi la plupart des partisans du déterminisme intégral reculent-ils devant cette conséquence extrême. Ils ne refusent pas à la société humaine le droit de se défendre contre les criminels, ce qui est logique, mais ils prétendent encore pouvoir juger de la responsabilité de ceux-ci et, partant, au droit de les punir, ce qui va à l’encontre de la logique même de leur système. Spinoza est un des seuls qui proclame contradictoirement et l’irresponsabilité des individus et, pourtant, la légitimité des sanctions contre le crime. Quoiqu’irresponsable, le criminel s’est placé en dehors de l’ordre; il doit donc être puni, supprimé même quand le rétablissement de l’ordre exige qu’il périsse. Par sa mort, il rentre dans l’ordre universel. Mais une telle conception révolte la conscience moderne qui, éprise de justice, n’admet pas qu’un irresponsable puisse être puni. D’ailleurs l’ordre universel ne peut être basé sur des injustices particulières. Comment pourrait-il dès lors se justifier lui-même ?

En fait, ainsi que je l’ai dit dans un précédent chapitre, déterminisme et libre arbitre sont fonction du degré d’évolution atteint par les individus. La liberté croît progressivement au fur et à mesure que l’homme évolue. L’opposition radicale entre déterminisme et liberté est donc un faux problème. Pour l’homme libéré, ses actes ne sont plus ni déterminisme, ni libres, puisque les notions du bien et du mal sont dépassés. En dépassant son « moi », l’homme libéré transcende toutes les dualités opposées entre lesquelles son « moi » mental devait choisir. En effet, le choix entre le bien et le mal, la vérité et l’erreur, l’obscurité et la lumière, prouve encore soit l’ignorance et l’incertitude de l’homme, soit sa faiblesse s’il ne parvient pas à réaliser librement son choix. Mais comment pourrait-il y avoir encore hésitation ou liberté de choix pour celui qui est immergé dans la lumière de la Vérité, pour celui qui s’est unifié avec le suprême ? Le libre arbitre est donc la preuve même d’une évolution inachevée, le signe même de la misère de notre condition humaine, qui doit être dépassée par chacun.

En terminant ainsi ce long travail, je voudrais reproduire à nouveau l’humble parole de Fogazzaro, à la fin de son beau livre « Les Ascensions humaines ». Cette parole, je l’ai déjà citée au terme d’un précédent ouvrage. Si j’aime à la redire ici, c’est que son application me parait convenir bien plus à moi-même qu’à l’illustre écrivain catholique italien, lequel, en ses vieux jours, eut la douleur de voir son livre principal poursuivi et condamné par l’anti-modernisme de Pie X, pontife persécuteur, en dépit de sa sainteté privée et de sa canonisation officielle : « Aucun germe ne peut dire : je ne donnerai pas ma tige d’herbe, je ne donnerai pas mon témoignage, parce que je ne suis pas un palmier, ni une rose, parce que je ne vivrai qu’une saison. Il y a une loi et un devoir pour l’herbe comme pour les roses et les palmiers, de donner son témoignage à la vie; il y a une loi et un devoir pour les esprits les plus faibles et les plus puissants de donner leur témoignage au vrai et tout ce qui obéit à une loi, tout ce qui accomplit un devoir a, par là même, sa dignité. »

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1 Toutes nos citations sous guillemets sont tirées de la brochure « Spinoza », par E. Chartier. (Collection « Les Philosophes »)