Carlo Suarès
La fin du grand mythe IV

Cette dualité, non pas entre l’homme et le monde extérieur, mais entre un principe intérieur à l’homme et un principe extérieur à lui, est, lorsqu’elle s’exprime à elle-même en créant l’inconscient, à la fois l’origine des hommes et l’origine des temps, elle est le thème initial du Grand Mythe que tous les hommes de tous les temps ont joué. Or les grands cycles que nous avons appelés Orient-Occident se caractérisent à leur origine suivant la façon dont l’inconscient a vécu au sein de cette équation. L’équation sous la forme « cela-je » c’est l’Orient; l’équation sous la forme « je-cela» c’est l’Occident…

(Extrait de Carnet No 4. Avril 1931)

L’histoire de l’inconscient

Nous n’avons décrit le Mythe Orient que dans une de ses représentations seulement, la tradition hindoue, mais comme celle-ci est la plus austère et la plus caractéristique du Personnage mythique que d’une façon générale l’Asie représente, nous nous en tiendrons à elle. Notre exposé ne prétend pas traiter toute l’Histoire de l’humanité, mais voudrait donner quelques indications propres à illustrer notre point de vue. Ce point de vue concerne à la fois l’individu humain et les hommes considérés dans leur masse. La nécessité où nous sommes de ramener constamment l’attention sur ces deux aspects nous défend de trop insister sur l’un de crainte que l’on en fasse un jeu intellectuel en oubliant l’autre. Cette nécessité nous oblige aussi à de fréquentes répétitions, car nous sommes dans la position d’un marteau qui doit donner un son continu en vibrant entre deux timbres.

En nous plaçant à la fois dans les deux aspects historique et psychologique du Mythe nous avons dit que de tous les événements de l’Histoire humaine le plus important est la réconciliation des deux Personnages Orient et Occident, à la suite d’un enfantement, et que l’homme nouveau est celui qui a résolu toutes les antinomies. Nous avons dit que cet enfantement a déjà eu lieu. C’est cette affirmation que nous essayerons de justifier, mais en ne nous servant de son aspect historique et géographique que pour l’illustrer, car la véritable Histoire du Grand Mythe est celle de l’inconscient. Nous répétons que chaque individu porte en son inconscient le thème non résolu du Mythe auquel il appartient. Les Mythes Orient et Occident dureront par conséquent aussi longtemps que la puissance hypnotique de l’inconscient non résolu sera plus grande que la force de la Vérité, et cela par définition puisque, ainsi que nous l’avons déjà expliqué, l’inconscient c’est le temps.

Il est évident que le passage de l’inconscient au conscient est une affaire purement individuelle, et que de ce point de vue là on ne saurait considérer la collectivité que comme une réunion d’entités individuelles. En effet, les individus n’appartiennent à une entité collective que dans la mesure où ils participent à l’inconscient collectif. Dès qu’un individu est en quelque mesure conscient, il s’affranchit du groupe dans la mesure où il est devenu conscient. Ce n’est que lorsqu’il parviendra à la conscience suprême qu’il sera prêt à reconnaître l’universel. A ce moment là sa réalisation sera de nature à pouvoir amener un déclenchement et une transformation dans l’inconscient collectif. Mais cette transformation sera très lente, non pas par la faute de celui qui s’est réalisé, et qui, lui, s’est placé en dehors du temps, mais à cause de la nature de l’inconscient des autres, qui est essentiellement de fabriquer un temps collectif. Par conséquent la transformation n’apparaîtra sur la scène du monde qu’avec beaucoup de retard, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’ait pas véritablement eu lieu avant de devenir historique.

Les passages successifs de l’inconscient au conscient se font sous une forme symbolique et dramatique, et, à travers les âges, les individus qui ont été les porteurs des symboles nouveaux les ont joués, représentés, parfois même d’une façon fort dramatique. Que ces individus aient été légendaires ou qu’ils aient existé en chair et en os, qu’ils aient véritablement joué le symbole ou qu’on leur ait attribué les gestes qui les identifiaient au Mythe, cela ne fait aucune différence. Jésus a été crucifié à la sixième heure, et le soleil s’est obscurci jusqu’à midi. Voilà un fait qui existe dans la conscience humaine. Que s’est-il vraiment passé? Des événements mais d’une nature si particulière qu’il leur a été possible d’endosser la totalité de la représentation mythique. S’il faut donc que l’Histoire soit arrangée pour les besoins du Mythe c’est que l’Histoire est secondaire par rapport à lui : elle en est une projection, mais incomplète et déformée, comme les illustrations d’un livre. Nous préférons considérer comme des faits historiques véritables toutes les représentations qui nous sont transmises, puisqu’après tout, elles ont toutes été vécues. Un poème a été vécu par son auteur au même titre que tout le reste, et a même souvent un caractère de plus grande réalité que des événements dits réels, et cela non seulement pour lui, mais parfois pour les autres. Si Paul a eu une hallucination sur le chemin de Damas cette hallucination est venue rencontrer le Mythe dans sa représentation, et ses conséquences historiques sont indéniables. La vision de Paul est donc un fait historique dont la valeur réside entièrement dans son résultat. Ce fait ne dépend en aucune façon du problème suivant, accessoire et impossible à établir matériellement : « le Christ s’est-il vraiment présenté à lui? »

Tous ceux qui démontrent que tel événement dont on dit qu’il a eu lieu n’a pas vraiment eu lieu, ou que tel texte sur l’authenticité duquel sont basés des dogmes est en réalité apocryphe, se livrent à des travaux qui sont inutiles du point de vue de la réalité mythique, et la seule base féconde que l’on puisse donner à l’étude de l’Histoire humaine est cette réalité mythique inconsciente dont les hommes n’ont été jusqu’à ce jour que des instruments.

Par contre certains faits historiques indéniables peuvent sembler n’avoir aucun rapport l’un avec l’autre, certaines coïncidences peuvent avoir toute l’apparence du hasard, il n’en sera pas moins vrai que du point de vue du Mythe ces rapports et ces coïncidences, matériellement indéniables, pourront assumer une valeur réelle absolue. Par exemple le phénomène psychologique qui a remplacé à un moment déterminé « la loi par la foi » a eu un déroulement inconscient à travers environ une douzaine de siècles de foi chrétienne. Cette phase est née, s’est développée, puis est morte suivant un développement biologique particulier. Au moment de sa mort il est arrivé à cette entité mythique un phénomène naturel : elle a eu la vision de sa naissance. C’est ainsi que St. François d’Assise a représenté avec une exactitude unique dans l’Histoire certaines correspondances avec le Christ, sur le registre foi-amour. Cette mort de la foi pure correspondait à un déroulement mythique que nous exposerons plus loin. Mais les données du mythe Intellect-Amour nous permettent déjà de comprendre que le but des deux personnages séparés était de se retrouver et de s’unir. Cette nouvelle phase est représentée par St. Thomas d’Aquin. Or St. Thomas d’Aquin est né l’année où est mort St. François d’Assise. Ce n’est pas un jeu que de le constater, mais voilà un cas où l’Histoire «joue» le Mythe d’une façon parfaite.

Ces correspondances sont infiniment nombreuses. Pythagore et le Bouddha ont été, à un même moment historique, un seul ferment qui s’est appliqué à deux pôles opposés, et qui de ce fait s’est exprimé de deux façons complémentaires : à l’Orient métaphysique le Bouddha a apporté plus d’amour et de sentiment moral, à l’Occident émotionnel Pythagore a apporté plus d’intelligence. Au moment de l’avènement de l’ère chrétienne qui détruisit le monde antique, des poussées formidables venues de l’Asie centrale réduisirent en poussière tout le monde indo-grec, sans que l’on puisse attribuer une même cause historique à ces deux phénomènes, dont la cause mythique est cependant la même. Pour en revenir à St. Thomas d’Aquin, l’encyclique Aeterni Patris de Léon XIII qui définitivement établit l’Église catholique sur la foi et la raison, si elle n’était pas venue à son heure dans le déroulement mythique, aurait créé un schisme Christianisme-Catholicisme. Aux Chrétiens qui avaient dit « nous avons remplacé la loi par la foi », les Catholiques répondirent « nous avons remplacé la foi par la foi-raison ». Les étapes sont semblables, les distances sont les mêmes.

Il a fallu sept siècles pour asseoir l’édifice de l’Église sur le thomisme, mais cela n’a pu se faire qu’à un moment où cette étape se trouvait déjà dépassée dans la conscience mythique, de même qu’il avait fallu douze siècles à François d’Assise pour asseoir le Christianisme sur la foi, au moment précis où la foi mourait.

Or en cette même année 1879 où Léon XIII recommandait la philosophie thomiste, Ramakrishna aux Indes groupait autour de lui les premiers disciples d’un évangile d’amour passionné. L’Occident essayait enfin de marquer la réconciliation du cerveau et du cœur, à l’instant précis où la hautaine tradition intellectuelle hindoue assistait avec Ramakrishna à un essai de réconciliation du cœur et du cerveau [1]. De part et d’autre les deux traditions complémentaires s’étaient réconciliées sans le savoir, et, à la suite d’un dialogue inconscient, s’étaient mises à représenter sur la scène du monde le dernier acte à leur façon. Cette représentation a tout de suite dégénéré. Des Catholiques uniquement cérébraux, pas même métaphysiciens, lancés à toute vitesse dans des raisonnements perdent le sens de l’humain, cependant que d’innombrables missions Ramakrishna se consacrent à de bonnes œuvres. Ces rapides décompositions prouvent que la vie n’est plus là : le Mythe est partout comme une inondation, et aucune valeur ne parvient plus à le représenter.

Caractère du Mythe Occident

L’Occident-Ève ne s’est jamais appuyé comme l’Orient sur une tradition immuable. Sa courbe biologique a été la même que celle des organismes de chair et d’os qui se succèdent par procréation. La procréation de la chair symbolise en effet l’aspect matériel féminin du Mythe, et les civilisations méditerranéennes et occidentales, essentiellement féminines (par rapport à l’Asie), se sont succédées par conséquent suivant le processus qui appartenait à leur nature. Il y a toujours eu en Occident prédominance d’une seule civilisation sur les autres, ou des luttes formidables pour dominer, ou la prétention de dominer alors que c’était impossible. L’Occident se caractérise par cette volonté de domination et par l’impossibilité d’établir plusieurs civilisations à la fois, tandis qu’en Orient peuvent au contraire coexister plusieurs civilisations.

L’Équation du Mythe

Nous avons tout au début de cet exposé établi l’origine primordiale de tous les problèmes humains, à la fois individuels et sociaux, à la fois physiques et métaphysiques, sur la notion d’une incompatibilité irréductible entre le « je » individuel et le « cela », réduits jusqu’à être indécomposables, réduits jusqu’à leurs principes.

Cette dualité, non pas entre l’homme et le monde extérieur, mais entre un principe intérieur à l’homme et un principe extérieur à lui, est, lorsqu’elle s’exprime à elle-même en créant l’inconscient, à la fois l’origine des hommes et l’origine des temps, elle est le thème initial du Grand Mythe que tous les hommes de tous les temps ont joué. Or les grands cycles que nous avons appelés Orient-Occident se caractérisent à leur origine suivant la façon dont l’inconscient a vécu au sein de cette équation. L’équation sous la forme « cela-je » c’est l’Orient; l’équation sous la forme « je-cela» c’est l’Occident.

L’ordre dans lequel nous écrivons les deux termes indique que l’inconscient peut établir et centrer sa vie sur « cela plus important que je » ou sur « je plus important que cela ». Le terme sur lequel il convient à l’inconscient d’appuyer, nous dirons de lui, par commodité, qu’il apparaît comme étant plus réel que l’autre, ou, d’une façon encore plus simple, qu’il est réel et que l’autre est irréel, ceci indiquant simplement leur relation.

Dans la forme « cela-je », orientale, le « je » individuel s’efface, cède la première place à « cela », au « non-je-individuel » qui est la seule réalité, puisque le « je » individuel est irréel. Le « je » n’a d’autre ressource que de se détruire au bénéfice de ce qui est réel. Dans la forme « je-cela » occidentale au contraire, le « je » individuel se sent réel, et quoi qu’il fasse refusera de se détruire. En d’autres termes, le « je » individuel qui dans les deux cas se sent le plus faible, se sent irréel par rapport à l’autre terme dans l’équation hindoue, donc doit se perdre en lui pour être lui, tandis que se sentant réel dans l’équation occidentale, il cherche à ramener l’autre terme à soi pour le connaître.

Dans un cas comme dans l’autre, ce qui est irréel ou inconnu est projeté dans ce qui est réel ou connu : dans le cas « Orient » le « je » individuel se projette dans le principe réel supra-individuel; dans le cas « Occident » le « je » individuel projette en lui l’objet de sa recherche, sans quoi il n’y aurait pas de recherche. Nous reviendrons plus loin sur le caractère masculin et féminin de ces deux mouvements. Voyons quel est le résultat commun aux deux : nous observons un phénomène très simple, dont les conséquences sont cependant incalculables, et que nous pouvons appeler la loi du renversement de réalité. Voici, en reprenant l’équation, comment agit la loi.

1° des deux termes de l’antinomie non résolue « je-cela » ou « cela-je », celui qui est irréel se précipite dans l’autre dans l’espoir de résoudre l’équation. (Le terme réel ne peut le faire puisqu’il sait qu’il ne connaît pas l’autre).

2° aussitôt arrivé à l’intérieur de l’autre, le terme irréel croit avoir résolu l’antinomie en ayant réuni les deux termes.

3° par contre l’élément qui se sent réel n’a vu arriver à lui qu’une irréalité : l’antinomie n’est pas résolue, l’élément réel demeure inchangé dans son ignorance de l’autre.

4° fort de sa pseudo-résolution de l’équation, l’élément irréel affirme une réalité finale qui s’oppose à la réalité évidente initiale, et qui finit par la déposséder.

En résumant, nous pouvons dire que l’élément irréel se projette dans l’autre, et de ce fait tend à devenir réel parce qu’il croit réunir les deux termes de l’opposition.

Cette comédie, cette pseudo-solution, est le Mythe lui-même, auteur, acteur et spectateur de sa propre représentation, et le subterfuge au moyen duquel aussi, il trouvera la seule issue qui soit. C’est le subterfuge grâce auquel l’inconscient non résolu calme sa terreur de vivre dans l’inconnu. En faisant semblant d’avoir résolu l’équation, il établit ensuite la manière de vivre qui s’adapte le mieux à sa nature (active ou passive) tout en apaisant sa peur. Ainsi la peur est ce qui alimente le Mythe.

Or il est évident que les individus soumis à l’un des deux Mythes ne sont pas allés jusqu’à mettre en présence les deux termes de l’équation dans leurs principes, puisque les mettre ainsi en présence, complètement dépouillés, c’est résoudre l’équation et sortir du Mythe. Donc puisqu’ils n’ont pas réduit « je » et « cela » à leur essence ils participent en gros à deux univers, l’un est celui de l’entité qui dit « je », l’autre celui de « cela » qui est le monde extérieur.

Comment fonctionne l’équation

Dans le cas « Orient » le « je » individuel qui désire vivre soumis dans un monde rigidement organisé invente tout ce qu’il faut pour satisfaire son désir, tout en se donnant l’illusion de partir d’une équation résolue : le « je » irréel projeté dans le principe « cela » est censé devenir le Soi impersonnel, seule réalité, pour qui le monde n’est qu’une illusion, Maya, illusion qui doit recevoir d’en haut son organisation. Le stratagème serait facilement démontable si l’inconscient n’avait intérêt à s’envoûter de la sorte : il suffirait de se dire que toute organisation d’une illusion est une illusion. Mais il reporte au contraire l’illusion sur tous les objets qu’il n’a pas envie de conquérir puisqu’il veut vivre en paix, tandis que la « Maya » se fait plus lourde que le plomb sous la forme d’une « application » de l’équation soi-disant résolue : doctrine traditionnelle, organisation des castes, systèmes cosmologiques, ontologiques, etc… ce qui donne la paix à l’individu dans le monde qu’il avait rêvé d’avoir.

Dans le cas « Occident », par contre, le « je » individuel est actif et ambitieux. Il veut à la fois conquérir le monde, vivre en état de guerre, et apaiser la terreur où il se trouverait s’il sentait que l’équation n’est pas résolue. Il fait donc semblant de résoudre l’équation en ramenant à soi-même le principe « cela », qui devient le Dieu personnel. Aussitôt, le « je » individuel, bien que se sentant seul réel, attribue la réalité aux objets afin de satisfaire son sens possessif et son désir de conquête. Ce procédé est identique à lui-même sur tous les plans, depuis le plus grossier, jusqu’au plan extrêmement subtil de la théologie, qui « objectivement » dégage l’être de l’objet, et pour qui la connaissance est encore une possession, mais déguisée par l’intelligence.

Ici comme dans l’autre équation, l’inconscient refuse de s’avouer son stratagème, malgré l’insuffisance finale de sa philosophie devant tous les mystères dits « surnaturels » : il a trouvé le moyen d’apaiser sa peur de l’inconnu en utilisant son désir de conquête et de possession. L’artifice est trop admirable pour qu’il ne s’y attache d’une façon qu’il voudrait définitive. Nous ne reviendrons que beaucoup plus loin sur cette sublimation mythique, mais nous devions la situer par rapport à l’équation primitive. Celle-ci dans son application la plus simple fait que les individus sont des « créatures » de « Dieu ». Dieu fait semblant d’avoir résolu l’équation, et de ce fait, bien qu’il soit irréel, il cherche à imposer sa solution qui n’est que virtuelle. Les « créatures » au contraire se sentent tout à fait réelles, et c’est pour cela que « Dieu » a terriblement besoin d’elles. Elles cherchent à connaître Dieu, mais Dieu cherche à se réaliser en elles, ce qui est infiniment plus dramatique. De ce drame a surgi tout le cycle judéo-chrétien.

Ainsi les hommes jouent constamment leurs rôles dans des situation renversées, et c’est en cela que réside l’emprise sur eux de l’inconscient : les Hindous dans un « cela » objectivement réel et tout puissant, dans une tradition formidable qui commande leurs moindres gestes et qui est l’édifice total de toute leur vie individuelle et sociale, affirment que « cela » est une illusion; tandis que les Judéo-chrétiens dans un « je » subjectivement réel et tout puissant, dans une civilisation entière qui n’est qu’une formidable affirmation d’égotisme, affirment la réalité du monde extérieur.

Ces deux aspects d’un même thème initial nous révèlent les caractères fondamentaux du Grand Mythe dans sa double représentation orientale et occidentale, et nous donnent la clé commune aux domaines social et individuel, puisque, ainsi que nous l’avons dit plusieurs fois, chaque individu porte en son inconscient l’équation non résolue de toute la civilisation à laquelle il appartient. Toute la question sociale et individuelle sera donc résolue par celui qui s’affranchira de cette équation en se plaçant résolument hors du Mythe. C’est pour cela que nous identifions le problème de la race humaine au problème individuel.

Le fait que l’équation inconsciente n’est pas résolue s’appelle en termes hindous du « cela-je » l’ignorance, en termes chrétiens du « je-cela », le péché originel.

Ces deux termes ignorance et péché originel sont la façon dont le « je » individuel et égoïste est stigmatisé par le « cela». Le « cela » hindou qui est réel reproche au « je » insuffisamment évolué de ne pas le connaître, le « cela » judéo-chrétien qui est irréel reproche au « je » de l’avoir oublié. De là l’idée de faute et de châtiment, qui s’adapte au besoin de dramatiser, mais qui n’aurait que faire en Orient où le « je » étant irréel ne saurait être châtié, dans le sens judéo-chrétien, par un Éternel en colère.

Une histoire dramatique

Les civilisations qui à travers les âges ont représenté l’équation en termes du « je » individuel ont eu tous les caractères de ce « je » qui est égocentrique donc essentiellement féminin. Le « je » individuel est une succession d’états de conscience. À un instant déterminé il n’y a qu’un état possible. De là l’impossibilité occidentale d’avoir plusieurs civilisations à la fois. L’état de conscience, l’état d’âme, où le « je » n’a jamais encore été, où il ne sera jamais plus, est la résultante de tous les états passés, la synthèse de leurs morts successives. La vérité de ce mythe passe de l’inconscient au conscient au moyen de révélations, d’images, de mouvements de l’âme, et ses symboles établissent un contact psychologique émotionnel entre le Mythe et l’individu. La rencontre prend l’aspect d’un drame vécu, d’une expérience personnelle, où le personnage central est l’être humain. L’individu, emporté par l’inspiration prophétique, ou identifié comme Jésus au Mythe lui-même, devient l’acteur de sa propre passion, cependant que le déroulement historique représente l’autre inconnue de l’équation, le « cela » matériel qui enferme et étrangle la réalité du « je » dans des automatismes qui s’efforcent de durer.

Le « je » individuel étant par définition une succession d’états ne pourra sortir de cette contrainte que voudrait lui imposer la durée qu’en la secouant de toute son énergie révolutionnaire. Les forces traditionnelles ne sont plus que des forces de réaction qu’il doit détruire afin d’accomplir sa vraie tradition, la marche en avant, la conquête, le progrès, la révolution que comporte l’équation primordiale. Dans sa force aveugle le Destin historique se conforme au Destin mythique, de sorte que chaque étape du Mythe s’accompagne d’étapes historiques correspondantes, et catastrophiques dans la mesure où au contraire le Mythe s’est accompli. La fin, qui doit être la glorification de l’accomplissement, ne peut se produire historiquement que par l’abomination des désolations apocalyptiques, la ruine, les guerres, et l’écroulement du monde.

On voit combien l’histoire de l’équation « je-cela » du Grand Mythe a été nécessairement différente de l’histoire orientale du « cela-je » au cours de laquelle le « je » soumis, enchaîné, complètement privé de liberté, a attendu, en maintenant intact l’éternel absolu, que s’accomplisse le drame occidental. Le drame Orient était centré sur l’immuable impersonnel, le drame Occident sur le personnel en perpétuelles métamorphose. L’un pendant des millénaires n’a pas bougé, pendant que l’autre a fait toutes les expériences. Mais aujourd’hui le monde entier est pris dans l’Apocalypse de la nouvelle naissance. Le Japon occidentalisé avait paru pendant quelques années être une exception en Orient. Les Indes et la Chine, l’Islam et la Russie, l’Europe et les Amériques, participent aujourd’hui à une seule révolution mondiale, à la fois politique, économique, morale, religieuse, scientifique, bref à la révolution totale.

Nous verrons plus tard quelles sont les nouvelles valeurs apocalyptiques qui un jour ou l’autre serviront de base à la civilisation de l’humain intégral dont nous disions que pour lui tout ce qui se passe à l’intérieur du Grand Mythe n’est pas humain mais sous-humain. Mais nous n’avons encore posé que quelques données élémentaires du Mythe. Nous ne tenterons en aucune façon d’épuiser un point de vue inépuisable, mais il est nécessaire que nous exposions quelques unes de ses possibilités, avant d’aller plus loin.

Origines historiques de L’Occident

Les origines du Grand Mythe se perdent par définition dans la nuit des temps. Nous ne pourrons donc pas savoir où le Mythe a commencé. Cependant l’équation que nous avons appelée l’Occident était déjà posée en Égypte. Ainsi que nous le verrons tout à l’heure le Sphinx est le sceau de l’origine des temps, et l’affirmation indestructible du thème initial du Mythe dont notre civilisation actuelle n’est que l’expression finale. Le germe de cette connaissance est vraisemblablement d’origine atlante, ainsi que tendraient à le prouver différentes considérations, entre autres certaines analogies architecturales entre l’Égypte et le Mexique. Ce fait, et le témoignage irrécusable du Sphinx confirmeraient la légende suivant laquelle les pharaons étaient d’origine divine, à condition naturellement de donner au mot divin son sens mythique qui est celui-ci : dans l’ancienne Égypte vivaient des personnes qui connaissaient le thème initial du Mythe, cependant que la foule vivait ce thème inconsciemment. Ces initiés venus probablement de l’Atlantide redonnèrent la vie à une civilisation africaine fort importante et que l’on ne fait que découvrir aujourd’hui. Cette découverte recule au moins de dix ou douze mille ans les légendes et les symboles primordiaux de l’Occident. Cette origine africaine de l’Occident expliquerait le fait qu’au moment de sa mort notre civilisation subisse si violemment l’attrait de l’Art nègre, danses, jazz, sculpture, peinture, poésie, etc… elle se souvient de son enfance.

Les individus et le Mythe

Lorsque nous pénétrons consciemment à l’intérieur de l’envoûtement du Mythe, tel Orphée qui pénètre vivant dans les Enfers nous sommes frappés de voir à quel point les individus ne sont que des ombres. Or ces ombres à l’intérieur de leur Mythe ne se sentent pas désespérément malheureuses pour la raison suivante : leur affreuse solitude individuelle, qui est l’essence même du Mythe et sa moelle, ne leur apparaît pas trop, parce que le Mythe l’habille, la déguise, la transforme en une nourriture illusoire, mais assimilable, (traditions, croyances, religions, philosophies, etc…). En somme du fait que l’individu est une ombre illusoire il ne trouve nourrissant qu’un pain illusoire. L’ombre ne peut que se nourrir d’ombres.

Cette situation serait désespérée si l’individu lui-même n’était précisément le symbole de sa propre déchéance. En tant que symbole, il est la projection du Mythe, c’est-à-dire, d’une séparation. Or là où il y a séparation, il y a recherche, et où il y a recherche et désir d’union, il y a la Vérité en puissance. Ainsi le Mythe qui est une séparation et l’affirmation d’une dualité irréductible, n’a qu’un but : c’est que cette séparation prenne fin. Et puisque la séparation a commencé dans le temps, en le créant, elle doit finir dans le temps, en cessant de le créer. La séparation s’étant produite il est inéluctable qu’un jour la réconciliation se fasse, mais cette réconciliation ne peut se faire qu’à une heure déterminée, comme les aiguilles d’une montre ne peuvent marquer le même signe qu’à la douzième heure. La course une fois commencée, ne peut plus être arrêtée, car elle a provoqué son propre déterminisme.

Ce déterminisme, qui à l’origine, a créé une civilisation, crée au fur et à mesure du déroulement de ses phases (comme des actes d’un drame) de nouvelles périodes de l’Histoire. Lorsque le Grand Mythe total, le Mythe primordial parvient à sa fin, le déterminisme historique cesse aussi, et l’humain libéré en dehors des temps, devient soudain beaucoup plus grand que ne l’a jamais été Dieu.

Phénomène admirable et unique dans l’Histoire de la planète, épanouissement total de la Vie, l’humain qui n’a plus rien de commun avec le « je » isolé, est devenu la vie totale complètement libérée de la conscience.

Donc l’individu-ombre, à l’intérieur du Mythe, a toujours été une pseudo-entité soumise au Destin, une entité frappée dès son origine d’une possibilité, mais portant en soi le thème initial du Mythe, qui est la séparation primordiale, la recherche absolument douloureuse au sein du temps que cette séparation a elle-même créé, et la réussite absolument certaine, le triomphe certain, l’union promise par le temps, au-delà du temps.

Au sein du temps, l’individu-temporel a toujours virtuellement la liberté de s’affranchir du Mythe, d’être le destructeur du temps. Nous montrerons comment cette liberté, il n’a pu l’exercer qu’en « représentant » le Mythe tandis qu’à l’expiration du Mythe l’homme peut se délivrer en dehors du temps, de Dieu et de toutes les représentations.

Les deux pôles

Afin de ne pas donner une apparence abstraite à ce qui n’est pas abstrait nous donnerons tout de suite des exemples de la façon dont le Mythe transmet ses symboles, et dont les hommes en sont les représentations. À la séparation, les deux éléments qui deviennent étrangers l’un à l’autre et dont le seul but désormais est de se rejoindre, prennent des aspects et des noms très différents : ils s’appellent Brahma et Maya, Divinité et Création, Osiris et Isis, Esprit et Matière, Dieu et Adam, Adam et Ève, etc… Un des pôles est positif et mâle, l’autre est négatif et femelle. Adam est créé par Dieu, il est donc négatif par rapport à lui, mais il est positif par rapport à Ève qui à son tour surgit de lui. Créature de Dieu, l’homme se fait en quelque sorte le démiurge de la femme. Dans leurs rapports les hommes et les femmes assument ces rôles de la façon la plus inconsciente : depuis l’ancienne Égypte en passant par les Hébreux et la Grèce, jusqu’à nos jours, ces rôles ont été les mêmes, avec quelques variations. Ces variations ont toujours été déterminées par l’évolution du mythe. C’est-à-dire : à l’origine, les deux pôles ont été tout à fait séparés; aujourd’hui ils se rejoignent. Les mœurs, les coutumes d’un peuple à un moment donné représentent la distance qui à ce moment-là sépare les deux pôles.

Osiris et Isis étaient complètement séparés par un drame irréductible. Osiris était mort, et Isis en cherchait partout les morceaux sans parvenir à les trouver tous. Isis pleurait la mort d’Osiris et avait institué les mystères pour le faire renaître : les hommes et les femmes étaient séparés par ce même drame. Nous suivrons ce drame millénaire dans quelques-unes de ses péripéties, jusqu’au dernier acte qui nous fut représenté, où la femme (ou la matière), non fécondée par l’homme donna naissance à l’homme, et où celui-ci après s’être fait crucifier ressuscita.

Ce déroulement du drame fait beaucoup plus que de nous intéresser intellectuellement : lorsque tout d’un coup nous nous arrachons complètement de son emprise, nous nous apercevons avec stupeur, avec effroi, que presque chaque geste de ceux qui nous entourent est commandé, déterminé par lui. Nous nous apercevons que nous sommes pris dans une civilisation dont les fondements sont dans le Mythe, et qui nous étreint : tout est mythique, jusqu’aux rôles d’hommes ou de femmes que nous jouons (car la Vérité, nous le répétons, n’a pas de sexe), jusqu’à la nécessité d’avoir de l’argent pour vivre (car la Vérité n’a pas de possession).

On veut bien d’habitude, étudier le Mythe comme on étudierait l’histoire des religions, d’une façon théorique. Mais lorsqu’il s’agit de constater que toute pseudo-existence est mythique et que le mythe est la racine-même de ce que nous appelons notre être, on refuse d’aller si loin dans le jeu : on n’y croit plus.

Le Mythe tue

Pour évaluer la puissance homicide du Mythe il n’est point nécessaire d’aller chercher dans le lointain passé des exemples d’assassinats rituels. Le sacrifice des rois absolus, qui, quelques années après leur avènement au trône, étaient massacrés sans rémission, l’assassinat que devaient commettre certains prêtres de Diane pour prendre la place de ceux qu’ils avaient assassiné, la coutume hindoue qui naguère contraignait la veuve à se faire brûler avec le cadavre de son mari, toutes ces représentations extrêmement réalistes du Mythe marquaient une telle puissance hypnotique des rôles que les individus y mouraient le plus aisément du monde.

Mais si la préhistoire et l’histoire sont pleines d’exemples de cet envoûtement, au fur et à mesure que l’on se rapproche de notre époque on constate que l’envoûtement s’étend à des masses de plus en plus énormes. L’assassinat rituel a pris des proportions de plus en plus grandes, à côté desquelles les Croisades et l’Inquisition n’étaient que des jeux d’enfants, et il est allé jusqu’à faire s’écrouler toute la civilisation mythique dans le plus grand massacre que le monde ait jamais vu. En 1914 l’immonde femelle occidentale, par le service obligatoire, commença à massacrer rituellement tous les mâles qu’elle put massacrer, ce qui fit grand plaisir à Dieu, ainsi qu’en témoignent ses bénédictions et ses Te Deum. Personne ne sait pourquoi ce massacre fut ordonné, personne sauf le Mythe qui est devenu l’ennemi irréconciliable de l’humain, qui pousse aujourd’hui à de nouveaux massacres, qui massacrera tout le genre humain, qui accumulera ruines sur ruines, qui détruira le monde, à moins que l’humain à son tour ne se réveille pour tuer le Mythe. Pour le moment, repu de sang, n’a-t-il pas offert à toutes les dévotions nationales de l’Occident le symbole de ce cadavre inconnu, de ce mort que personne ne connaît, de ce mort qui ne sait pas pourquoi il est mort, de ce mort qui contrairement à tous les Dieux s’est fait massacrer sans aucun espoir de résurrection? Comme ces insectes femelles qui dévorent leurs mâles, le Mythe agonisant a dévoré des millions de vies humaines, pour des questions d’argent, de possessions, de papier-monnaie, pour des questions de ventre.

Peut-être, au début du Mythe, les hommes avaient-ils raison de s’y soumettre, mais aujourd’hui l’humain se révolte, il sent la fraude. Les innombrables fleurs artificielles que des pantins en costumes officiels déposent hypocritement sur la tombe de ce mort dont on sait qu’il ne peut plus hurler de rage, et tous les compromis diplomatiques des égoïsmes capitalistes et religieux n’y feront rien : le Mythe aujourd’hui nous empêche de vivre, et les foules, bien qu’inconscientes, refuseront un jour de se faire homicides pour obéir à des ordres qu’elles ne comprennent pas.

Œdipe et le Sphinx

Chacun de nous porte au plus profond de soi les thèmes non résolus du Mythe, comme une graine porte le germe de l’espèce. Sortir du Mythe c’est détruire en nous-mêmes, intérieurement, cet inconscient. Nous n’avons pas d’autre travail à faire que ce travail intérieur individuel.

Œdipe, dont on retrace la légende en Afrique aussi loin qu’il est possible de remonter dans le temps, Œdipe est bien ce premier homme, que nous portons en nous, devant qui la séparation originelle s’était présentée pour la première fois sous sa forme la plus tragique et la plus fatale.

Il avait véritablement arraché son secret au Sphinx, un secret qu’aujourd’hui seulement nous pouvons connaître consciemment, et qui jusqu’à nos jours, demeuré dans l’inconscient, nous a gouvernés tyranniquement pendant des millénaires en nous imposant notre Destin. Le Sphinx est l’instant où la Dualité se manifeste à elle-même. Mais au point de départ, déjà l’arrivée est fatale. Le Sphinx, parce qu’il est le commencement connaît aussi la fin, de même que nous, parce que nous sommes la fin, nous comprenons aussi le commencement. Le Sphinx est donc éternel. Il est le point précis où l’homme et la nature se séparent. Il est homme par la tête, par la compréhension, au moment où le « je » se sépare de l’univers. Son corps est celui du roi des animaux, du lion, il incarne donc l’esprit. L’esprit prisonnier dans le lion a conscience de lui-même : il est l’humain. Ce symbolisme se retrouve dans les époques les plus reculées. Une légende africaine aussi vieille que l’humanité, dont on ne peut pas retracer l’origine, nous parle d’un roi qui fut transformé en lion en entrant dans un lac, et que seule sa sœur et épouse put tirer de là, ce qui lui restitua son entité humaine. Or l’eau est symbole de la femme et de la matière. Cette légende est celle de la descente de l’esprit et de sa résurrection. L’esprit ressuscite dans le Sphinx par le même symbole : le lion se métamorphose en homme. Le « commencement des temps » c’est l’instant précis où la métamorphose se fait. Le Sphinx a dû attendre ainsi, patiemment, jusqu’à la « fin des temps », en gardant son secret qu’Œdipe avait arraché en vain.

Voici le secret qu’Œdipe arracha au Sphinx : « Homme, lui dit le Sphinx, tu es fils de la dualité surgie de moi. Tu es constitué de ses deux germes irréductibles et tu portes au plus profond de toi les deux ennemis afin pourtant de les réduire. Mais tu t’es identifié à l’un d’eux, ta Mère, après avoir étouffé l’autre, ton Père. Tu t’es donc condamné à indéfiniment tuer d’abord ton père et à épouser ta mère, jusqu’à la fin des temps. »

Si l’on se souvient que pour le Méditerranéen la dualité dont il est le fils est sous l’équation « je-cela », et qu’il s’est dès son origine, identifié au « je » individuel, féminin, égocentrique, en tuant en lui l’Éternel masculin, on comprendra ce que le Sphinx voulait dire.

L’individu humain n’a pas de réalité propre, mais il n’est que la représentation symbolique d’un thème initial extrêmement simple, qu’il est obligé de « jouer » sur la scène du monde jusqu’à la fin du « temps » que le thème lui-même a créé.

Alors le personnage humain, l’acteur de son propre Mythe, Œdipe est allé vers son Destin. Il a véritablement tué son père, et véritablement épousé sa mère, car en toute réalité, depuis l’origine des temps son père joue le rôle de l’éternel et sa mère joue le rôle de la matière qui procrée. Depuis, chaque être humain est un personnage dont il joue le rôle en s’identifiant à lui si bien qu’il n’a pas la notion de sa propre identité.

Aucun secret n’est si bien gardé que lorsque nous le portons en nous dans notre inconscient : depuis des milliers d’années que les hommes et les femmes jouent leurs rôles mythiques, il n’a été « révélé » à personne que le secret du Sphinx est précisément le thème que joue Œdipe et que chacun joue. Ainsi se dénouent tous les Mystères : lorsque tombe le dernier voile d’Isis il y a, et c’est tout, la conscience totale, invisible, présente, des gestes que l’on a toujours faits.

Mais l’individu à travers les âges a été pris dans le « temps » que créait la séparation. Il a donc été contraint de représenter son propre drame. Cette contrainte était le Destin. Œdipe n’était pas libre. Nous ne comprendrions pas si bien son histoire aujourd’hui si la psychanalyse ne nous avait révélé que les enfants qui naissent dans le Mythe portent en eux le complexe d’Œdipe. Ils n’ont pas été libres de choisir car ceux qui naissent dans le Mythe en portent en eux le germe. C’est de ce germe inconscient que nous devons aujourd’hui nous libérer. La psychanalyse a découvert la distribution, dans la famille, des différents rôles; mais ces rôles sont mythiques et ont une signification par rapport à l’équation primordiale du genre humain. Cette équation, la psychanalyse ne pouvait pas la découvrir, de sorte qu’elle n’a vu le père, la mère, le fils, qu’en leur qualité d’acteurs d’un drame métaphysiquement inconnu.

Le schéma de la pièce « Occident »

Ce drame, dont le thème initial est extrêmement simple, puisqu’il se réduit à deux éléments, « je » et « cela », a fini par être extraordinairement complexe. Voici des millénaires que l’équation marche vers sa solution. L’histoire des hommes n’est pas autre chose que ce déroulement. Les deux éléments séparés doivent se rapprocher, et se rapprochent en effet. Nous les verrons plus loin sous leurs noms Dieu, Adam, Ève, Caïn, Abel, etc… puis sous d’autres noms encore, et d’autres, indéfiniment. Nous n’avons choisi le symbole Œdipe que parce qu’il est pour ainsi dire, à une seule dimension, ce qui peut d’ores et déjà nous donner la clé du drame occidental sous sa forme la plus simplifiée : le fils après avoir tué en lui l’éternel masculin son père, et épousé la matière sa mère, ne pourra plus abandonner la matière, la considérer comme une illusion, puisqu’il s’est associé à elle en s’identifiant à son « je » individuel. Il devra donc la féconder indéfiniment, mourir indéfiniment en elle, et ressusciter indéfiniment (thème fils ou Christ). La matière fécondée par lui, graduellement lui redonnera naissance jusqu’à être complètement « spiritualisée », jusqu’à redevenir vierge (thème mère qui devient vierge pour ensuite devenir l’épouse céleste apocalyptique). Le père est l’Éternel, éternellement absent, qui ne pouvant se faire représenter que par ce fils qui l’a tué, l’incite à aller jusqu’au bout de son aventure.

Une fois que la « matière », fécondée par « l’Esprit » a donné naissance au fils de l’« Homme » (de l’Éternel) elle est purifiée et dès lors se prépare aux « Noces Spirituelles ». Le fruit de ces « Noces » est la synthèse humaine définitive.

Tout le drame gréco-judéo-chrétien est la représentation symbolique de cette transmutation féminine. Cette transmutation s’effectue au moyen d’un plan clair et rigoureux, où chaque individu a son rôle à jouer. Chaque victoire est marquée d’un signe, chaque signe marque une phase de la civilisation, et les rapports humains entre l’homme et la femme se modifient conformément à la nouvelle situation où les deux personnages se trouvent l’un par rapport à l’autre. Pour n’en donner qu’un exemple nous voyons qu’après l’enfantement spirituel de l’acte chrétien la femme est purifiée et devient, pour la première fois dans l’Histoire, la Dame qui inspire et exalte toute la chevalerie. Cette « représentation » chrétienne n’est que le développement au ralenti du thème mythique, dans le temps que crée dans le rêve la multiplicité des personnages.

Mais si nous ne considérons le Mythe que sur une seule dimension nous ne parviendrons pas à en arracher toutes les racines. Il serait relativement facile d’en faire une espèce de roman. Mais alors chacun, pour une raison quelconque se mettrait hors de cause, et ne voudrait pas admettre qu’il n’est qu’un des pantins de ce roman. Il voudrait sortir du jeu, lui avec sa famille, son argent, son intelligence, ses systèmes philosophiques, sa divinité, son art, et tout ce qu’il croit être. Nous tâcherons donc de voir comment la dualité primitive se métamorphose jusqu’à être parfois méconnaissable.

Les gestes du passé

Ceux qui, au sein d’une tradition, sont parvenus à une certaine réalisation spirituelle, sont ceux qui auront le plus de difficulté à troquer leur victoire mythique contre la Vérité qui en apparence n’est rien. C’est que dans leur soif de se délivrer ils se seront déjà conformés à des modalités appartenant au passé, sans comprendre que ces modalités à une époque déterminée, étaient conformes à la situation mythique qu’occupaient les personnages du Mythe à ce moment-là. Ainsi, pour « jouer » la transmutation de la femme (matière, chair, etc…) par la fécondation spirituelle (ou divine) ou, en d’autres termes, la « pénétration de Dieu dans la chair », le peuple élu s’est fait circoncire et le Christ s’est donné à manger. Ces gestes (que nous étudierons plus loin en détail) ont correspondu à leur époque à des phases du déroulement mythique, tandis qu’à la fin du Mythe ces gestes, circoncision ou communion, deviennent aussi inutiles que les Mystères d’Osiris, que les sacrifices préhistoriques des rois absolus, ou que le geste d’Œdipe de se crever les yeux. Nous verrons que tous ces gestes marquent, à travers l’Histoire, une progression, une étape vers l’accomplissement, vers la scène finale. Mais s’ils ont marqué des délivrances véritables, il est inutile, lorsqu’on est arrivé au dernier acte de la pièce, de jouer « la grande scène du premier », et encore plus inutile quand la pièce est finie, de vouloir la prolonger derrière le rideau.

Le mythe ordonne le Geste

Œdipe au début du Mythe, bien que connaissant le Mythe, n’a pu que le jouer en tuant son père et en épousant sa mère, il s’est ensuite crevé les yeux pour ne pas voir ce qui était inéluctable, puis il a erré sur la terre en se faisant conduire par sa fille (son œuvre). Ainsi se complète admirablement le symbole de sa libération. De même les rois absolus des civilisations africaines qui représentaient l’Esprit et s’identifiaient au Mythe au point de se faire massacrer, jouaient ainsi leur délivrance à cause de cette identification. Et Jésus qui lui aussi s’est identifié au Mythe s’est fait crucifier pour la même raison. Ce sont en vérité les mêmes personnages mythiques qui ont successivement joué des rôles différents dans un drame toujours le même, mais qui exigeait au fur et à mesure de son déroulement que les rôles fussent transformés. La libération de l’individu est le geste qui l’identifie à l’heure où il se trouve. Œdipe au minuit de l’humanité est aussi « divin » lorsqu’il est parricide, inceste, et qu’il s’aveugle, que sont « divins » Moïse et Jésus à leurs heures.

La différence entre la connaissance totale et une connaissance approximative est que celle-là donne le geste exacte de l’heure exacte, et que celle-ci répète, lorsque l’heure a passé, des gestes du passé.

Libérations dans le Mythe

Nous verrons donc à travers toute l’Histoire se produire un phénomène qui a tout l’aspect d’une loi : lorsqu’à une époque déterminée un individu s’est libéré, c’est-à-dire s’est affranchi de l’inconscient, la façon dont il s’est libéré a été la représentation exacte de la position où se trouvaient les personnages du Mythe à ce moment-là. Le Mythe, nous l’avons déjà vu, se déroule dans le temps, dans le temps que la séparation crée continuellement, et il se transmet à la conscience normale au moyen de symboles. Ainsi les différentes phases de la recherche sont comme une succession d’actes dramatiques dont l’ensemble constitue la représentation. À la fin d’un acte déterminé certains individus voient, comme un changement de décor, surgir le nouveau symbole d’où découlera tout l’acte suivant. Mais pour que ce nouvel acte se joue il faut que s’écoule du temps et précisément le temps que toute la foule inconsciente fabrique littéralement du fait qu’elle est inconsciente. Par exemple l’Apocalypse a été vue il y a deux mille ans, et n’apparaît qu’aujourd’hui sur la scène historique, ainsi que nous le verrons plus loin. Les individus humains qui voient et expriment le nouveau symbole en sont conscients. Ce symbole est pour eux comme une fenêtre qui déchire le voile du temps. Ces individus sont véritablement des médiateurs entre l’inconscient et le conscient, entre le temps et l’éternité. À la fois « humains » et « divins » ces individus sont, dans l’Histoire, ceux qui ont fondé les Grands Mystères et les religions, ou plutôt ceux qui malgré eux ont été le point de départ des religions et des mystères.

De même qu’une trajectoire verticale qui s’élance d’un train en marche n’est pas vraiment verticale, mais est animée malgré elle de la vitesse horizontale du train, les Médiateurs surgis du Mythe ne se sont totalement libérés qu’en représentant la marche du Mythe. Après qu’ils ont vu et représenté un symbole nouveau, toute la vie du rêve (celle des hommes et des femmes) s’organise autour de cette représentation afin de « digérer » le symbole. Comme des cellules qui vibrent sous l’influence d’un courant électrique, les individus se mettent à vibrer; en d’autres termes ils imitent et ils déforment; ils se conforment à cette nouvelle vie dans la mesure où leur masse le leur permet, c’est-à-dire en lui résistant.

Une fois ce symbole complètement assimilé, l’inconscient transmet un nouveau symbole à un nouvel Initié dont c’est la libération. Et il faudra encore des siècles de « temps collectif » pour que ce symbole soit à son tour assimilé, et ainsi de suite, jusqu’à « la fin des temps ».

Cette « fin des temps », nous le répétons, est arrivée, de sorte que pour la première fois depuis que le Mythe existe l’homme peut se libérer sans la moindre représentation. Le Mythe s’étant arrêté de créer le temps collectif n’a plus aucune vitesse en aucune façon, de sorte que la verticale qui s’élance de ce train au bout de sa course est très véritablement une verticale.

1 Le rôle primordial qu’a joué « la Mère » pour Ramakrishna montre d’une façon très claire l’avènement de cet aspect féminin.