Henri Bortoft
L’acte de distinction

Traduction libre Note de l’éditeur : Pour apprécier la grande profondeur de « Taking Appearance Seriously » (Floris Books, tr fr Prenons l’apparence au sérieux), le commentaire suivant d’Henri, dans ses propres mots, surgit spontanément à la lecture de la page 21, paragraphe 3 — page 27 fin du chapitre 1. L’idée de ce commentaire est d’indiquer plus fermement la profondeur du […]

Traduction libre

Note de l’éditeur : Pour apprécier la grande profondeur de « Taking Appearance Seriously » (Floris Books, tr fr Prenons l’apparence au sérieux), le commentaire suivant d’Henri, dans ses propres mots, surgit spontanément à la lecture de la page 21, paragraphe 3 — page 27 fin du chapitre 1. L’idée de ce commentaire est d’indiquer plus fermement la profondeur du livre dans lequel Henri a senti que ses idées avaient trouvé leur ultime forme d’expression. Le commentaire n’est pas censé représenter quelque chose de définitif en dehors du contenu du livre lui-même.

Transcrit et édité par Philip Franses avec sa permission.

J’ai commencé à reconnaître l’importance de la distinction en travaillant sur le sujet de la description dans les années 1960. Cela remonte donc à 1964, 1965, lorsque nous travaillions sur un moyen d’essayer de décrire l’expérience de manière directe, sans introduire certaines notions de temps. Ainsi, vous pouviez décrire la façon dont l’expérience apparaît si vous pouviez simplement le faire dans le moment présent — comme un exercice philosophique. La description était pour moi une activité pratique (et très difficile). Nous pensons que lorsque nous décrivons quelque chose, nous regardons ce qui est là et nous le mettons en mots. Lorsque vous arrivez à ce niveau dont je parle, ce n’est pas du tout comme cela, car ce n’est pas là. En fait, vous ne le trouverez là jusqu’à ce que je le décrive. Le décrire fait en sorte de le distinguer et il apparaît. En 1963, 1964, 1965, nous avons travaillé sur la description et nous avons vu qu’il y avait beaucoup de choses cachées dans la description. Les gens disent, « c’est simplement une description, ce que nous voulons c’est une explication ». Le mystère était la description. C’était la chose remarquable. Une fois que vous aviez une description, vous pouviez inventer des explications à dix sous.

Personne ne devrait avoir l’impression qu’il ne peut pas le faire. Chacun doit avoir la certitude qu’il peut aussi le faire. Même s’il s’agit d’une activité à laquelle vous n’êtes pas habitué, ou si vous êtes plutôt tenté d’envisager l’idée suivante : « Je ne suis pas ce genre de personne, je ne peux pas faire ce genre de chose, d’autres le font, ce genre de chose ne m’intéresse pas, je préfère aller creuser la terre ou autre chose. » Qui que vous soyez, quel que soit votre parcours, tout le monde devrait sentir qu’il peut faire ce genre de choses. Ce qui nous inhibe, ce qui nous donne l’impression de ne pas pouvoir le faire, c’est l’ensemble des suppositions que nous apportons, les présuppositions que nous apportons d’ailleurs quant au type d’activité que cela représente. Et il s’avère que ce n’est pas du tout ce genre d’activité. Nous devrions donc tous être sûrs de pouvoir le faire : moi y compris !

Je peux penser à ces choses directement parce que c’est ce que l’on fait dans le travail philosophique. En anglais, on dit que l’on pense à quelque chose. Ce n’est pas ce que vous faites. Vous le pensez, vous n’y pensez pas. Vous pensez la distinction, vous ne pensez pas à la distinction. Et en le faisant, vous pouvez développer tout cela. C’est la base de l’idéalisme allemand, de Hegel et d’autres. C’est ce que vous faites : vous le pensez. Et particulièrement pour l’esprit anglo-saxon — et je suis anglais — vous essayez de trouver des cas concrets qui servent d’exemples pratiques à partir desquels vous pouvez apprendre et ensuite vous travaillez de manière plus imaginative. Il est donc très utile pour nous de faire cela. Vous devez trouver des exemples. Et quand vous en trouvez un, c’est vraiment une merveilleuse opportunité. Cela apparaît chez Oliver Sacks dans un essai intitulé « Ray, le tiqueur blagueur » dans son livre « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau » et je me suis dit « Oh oui ! ».

« En 1885, Gilles de la Tourette, élève de Charcot, décrivait le surprenant syndrome qui maintenant porte son nom. Le “syndrome de Tourette”, comme on le surnomma tout de suite, se caractérise par un excès d’énergie nerveuse et une précipitation exagérée de mouvements et d’idées étranges : tics, saccades, maniérismes, grimaces, bruits, jurons, imitations et compulsions involontaires de toutes sortes, s’accompagnant d’un humour espiègle et d’une tendance à la bouffonnerie et aux incongruités.

Pour Tourette et ses pairs, il était clair que ce syndrome était une sorte de possession par des impulsions et poussées primitives ; mais aussi que cette possession avait une base organique — un trouble neurologique bien précis, quoiqu’inconnu. Il y avait toujours, comme Louriia le notait au sujet de son “mnémoniste”, un conflit entre un “ça” et un “moi”.

Charcot et ses élèves, dont Freud, Babinski et même Tourette, furent parmi les derniers de leur profession à voir le corps et l’âme, le “moi” et le “ça”, la neurologie et la psychiatrie, comme un tout. Au tournant du siècle, la rupture se fit entre une neurologie sans âme et une psychologie sans corps, et avec elle disparut toute la possibilité de compréhension du syndrome de Tourette. En fait, le syndrome de Tourette lui-même semblait avoir disparu, et il ne fut presque pas mentionné durant la première moitié de ce siècle. Certains médecins le considéraient même comme un “mythe”, un fruit de l’imagination pittoresque de Tourette ; la plupart n’en avaient même jamais entendu parler. Il était tombé dans l’oubli au même titre que la grande épidémie de maladie du sommeil des années 1920.

En 1969, je commençai à parler de “tourettisme”, bien que je n’aie encore jamais vu de patient atteint du syndrome de Tourette.

Au début de 1971, le Washington Post, qui s’était intéressé à l’“éveil” de mes patients postencéphalitiques, me demanda comment ils allaient. Je lui répondis : “Ils ont des tics”, ce qui l’incita à publier un article sur les “tics”. À la suite de la publication de cet article, je reçus une foule de lettres, que je passais pour la plupart à mes collègues. Mais il y eut un patient que j’acceptai de voir — c’était Ray.

Le lendemain du jour où je vis Ray, il me sembla voir trois tourettiens dans les rues du centre de New York. J’en restai confondu, car le syndrome de Tourette avait la réputation d’être excessivement rare. Sa fréquence, avais-je lu, était d’un cas sur un million et je venais d’en voir trois en moins d’une heure. J’en fus profondément troublé et déconcerté : se pouvait-il que je sois passé à côté de ces patients depuis toujours sans les voir ou en les rejetant vaguement dans la catégorie des gens “nerveux”, “timbrés”, “bourrés de tics” ? Se pouvait-il que tout le monde soit passé à côté d’eux sans les voir ? Se pouvait-il que le syndrome de Tourette ne soit pas rare, mais courant — mille fois plus courant que je n’aurais pu le supposer jusque-là ? Le lendemain, sans faire particulièrement attention, j’en vis deux autres dans la rue. Une idée bizarre, une sorte de blague secrète me vint alors à l’esprit : suppose (me dis-je en moi-même) que le syndrome de Tourette soit très courant, mais ne soit pas reconnu, et que, une fois reconnu, on le voie facilement, tout le temps. » (Sacks, p.89)

Une fois que c’est reconnu, vous pouviez voir quelqu’un au coin d’une rue et le reconnaître. Vous ne pouvez pas dire que c’était toujours là. C’est la difficulté. Les gens pensent que c’était toujours là. Ce n’était là que lorsqu’elle a été distinguée. Ce n’est là que dans l’apparence. Ça ne veut pas dire que c’est sorti du néant. Cette maladie n’existait pas avant. Bien sûr qu’elle existait. Mais elle n’était pas apparue. Et donc elle n’était pas là.

Toutes ces choses s’avèrent être des instances de ce qui apparaît. Cela nous amène à ce qu’est vraiment la phénoménologie. C’est l’étape phénoménologique fondamentale de ce qui apparaît à l’apparition de ce qui apparaît. Il est important de reconnaître que c’est l’apparition de ce qui apparaît, nous n’avons pas séparé l’apparition de ce qui apparaît.

Nous déplaçons le centre d’attention au sein de l’expérience de l’issue vers l’événement qui aboutit à l’issue. La déclaration suivante se trouve dans les conférences de 1907 de Husserl intitulées L’idée de la phénoménologie. Husserl a écrit d’une manière telle que l’on pourrait s’attendre à ce que personne ne puisse comprendre quoi que ce soit aujourd’hui. À son époque, parce qu’il travaillait dans un contexte, les gens de cette époque pouvaient le comprendre. Et c’était une chose extraordinaire qu’à son époque les gens venaient de toute l’Europe pour écouter ses conférences.

Les gens ont compris qu’il faisait quelque chose d’extraordinaire. Maintenant, si vous vous tournez vers ses écrits, vous aurez un tel choc. Parce que vous n’y verriez rien d’extraordinaire, vous ne les comprendriez pas — je ne les comprends pas. Mais ils ont vraiment touché les gens, il a eu beaucoup d’adeptes. Ils ont réalisé que c’était une façon de voir et qu’il est possible d’aller dans de nombreuses et différentes directions. Cela a enflammé les gens. C’était une véritable révolution dans la philosophie, c’est la révolution inconnue du vingtième siècle. Son premier ouvrage était les Recherches logiques.

« Le mot phénomène a ce double sens en vertu de la corrélation essentielle entre l’apparaitre et ce qui apparait. Phénomène signifie proprement ce qui apparait, mais pourtant est employé de préférence pour designer l’apparaitre lui-même, pour le phénomène subjectif (s’il est permis de se servir de cette expression qui risque d’être entendue à sens grossièrement psychologique). » (Husserl, 1907 : p. 116)

Il capture l’ensemble. Il apparaît comme une apparition. Il n’apparaît pas seulement. Il y a le choc de ce qui apparait. Un phénomène n’est pas seulement quelque chose qui apparaît. C’est quelque chose qui apparaît comme une apparition. Et cela n’est pas compris. Quand les gens parlent de phénomène, ils parlent de quelque chose qui apparaît, ils ne parlent pas de quelque chose qui apparaît comme une apparition. Donc ce dont parle la phénoménologie n’est pas compris. C’est cela le phénomène — l’apparition de ce qui apparaît. Le mot apparence a un double sens. Il peut signifier l’allure de la chose. Mais il peut aussi signifier son apparition. Il faut faire le déplacement : ce n’est pas seulement son apparence. Pour la phénoménologie, c’est l’apparition de ce qui apparaît — c’est l’élément clé.

L’événement de ce qui apparaît, l’apparition de ce qui apparaît, est une manifestation de la chose elle-même. Elle est réellement là. Ce n’en est pas une représentation. C’est direct, parce que c’est ce qui apparait. Si cela apparaît, cela doit être la chose elle-même. C’est une chose étonnante. La phénoménologie vous éloigne de l’image représentationnelle qui dit que tout ce que nous avons est une représentation des choses, nous ne pouvons pas avoir les choses elles-mêmes. Non, nous pouvons avoir les choses elles-mêmes. Elles apparaissent directement. Elles peuvent apparaître dans certaines circonstances, elles peuvent ne pas apparaître totalement, complètement, il peut y avoir plus à venir, mais c’est néanmoins la chose qui apparaît, pas quelque chose de subjectif. Subjectif dans le sens subjectif, c’est-à-dire enfermé dans notre conscience.

La conscience a la connotation d’une boîte avec des choses dedans. Ce qui se passe en phénoménologie, c’est que le terme de conscience n’est plus utilisé. Nous sommes allés au-delà de la conscience, jusqu’à ce qui apparaît lui-même, donc nous n’en avons plus besoin. C’est vraiment extraordinaire. Si vous vous concentrez sur l’apparence, vous ne pouvez pas dire que c’est la chose elle-même. Mais si vous en faites l’expérience comme étant une apparition, alors ce doit être la chose elle-même. C’est le grand pas en avant du vingtième siècle, mais on ne l’a pas remarqué. Ce qui nous amène directement à une citation assez remarquable de l’Introduction à la métaphysique de Heidegger.

« Être veut dire apparaître. L’apparaître n’est pas quelque chose d’accidentel qui parfois rencontre l’être. L’être este (déploiement de l’essence vebale ou « este ») comme apparaître. » (Heidegger)

« Être veut dire apparaître. » (L’apparence est la chose elle-même.) « L’apparaître n’est pas quelque chose d’accidentel qui parfois rencontre l’être. » (Il y a un être, qui peut apparaître ou non. L’être et l’apparaître ont été séparés tout au long de la tradition philosophique. Ce que nous comprenons maintenant quand nous nous déplaçons à l’apparaître, l’apparaître est l’être, la chose elle-même. Ce n’est pas qu’il y a de l’être qui traîne quelque part là et que soudain il apparaît.) « L’être este comme apparaître ».

Cela cause quelques difficultés. Parce que les gens disent, « Eh bien, la chose doit avoir été là ». Eh bien, les choses sont là, bien sûr. Les choses existent, mais elles ne sont pas apparues. Il y a une profondeur dans les apparences et cette profondeur est l’apparition. L’événement de l’apparition est la profondeur de l’apparition. Si vous partez de l’apparition, alors la profondeur de celle-ci est l’apparition de l’apparence. Il y a donc une profondeur où l’être est maintenant un trait d’union avec naître (ou venir à l’existence, Be-ing), non pas une entité derrière — un être qui apparaît ensuite. Naître (Be-ing), c’est apparaître. C’est maintenant verbal. C’est la profondeur dynamique de la venue à l’existence. En anglais, le mot being (être) est à la fois un nom et un verbe. Il n’y a pas une ontologie à deux mondes, mais elle ne se réduit pas à un terrain plat, il y a une profondeur. La profondeur, c’est l’apparition elle-même, qui est dynamique. C’est un miracle, le monde est totalement dynamique. Il ne peut être compris d’aucune autre manière. C’est remarquable.

Cela dépend de nous. Ian McGilchrist écrit à ce sujet :

« Il y a un processus d’évocation réactive, le monde “appelle” quelque chose en moi, qui à son tour “appelle” quelque chose dans le monde. » (McGilchrist, p.230)

Et j’aime le dire de cette façon :

« Il existe un processus de communication réactive, qui est réciproque. Quelque chose dans le monde appelle quelque chose en moi qui, à son tour, appelle ce qui dans le monde l’a appelé en moi. »

Ça apparaît. C’est ce qui apparaît.

Maintenant, c’est parfait. Maintenant je suis heureux. Maintenant nous pouvons arrêter.

Références

Husserl, Edmund (1970) L’idée de la Phénoménologie (PUF)

Heidegger, Martin (1967) Introduction à la métaphysique (Gallimard)

McGilchrist, Iain (2009), The Master and his Emissary. The Divided Brain and the Making of the Western World, New Haven, Yale University.

Sacks, Oliver (1986) Ray, le tiqueur blagueur dans l’homme qui prenait sa femme pour un chapeau (Points, Seuil)

Texte original : Holistic science journal Volume 2 issue 2 Dynamic wholeness 2013