Georges Becker
L'Âme de la forêt

Mais les plus intéressants sont ceux qui ont réalisé avec les arbres une symbiose, en enveloppant leurs racines du feutrage léger de leurs mycéliums. Il ne s’agit pas du tout d’un parasitisme, mais d’une association à bénéfices réciproques. En effet, les champignons qui sont dépourvus de chlorophylle sont contraints de trouver des hydrocarbones tout faits dans la nature, puisqu’ils ne peuvent pas les synthétiser. Ce sont les arbres qui les leur fournis­sent par leurs déjections, ou par la cellulose de leurs débris. Mais les arbres de leur côté, sont incapa­bles de fabriquer les nitrites dont ils ont besoin absolument pour vivre, et justement les mycéliums des champignons savent les faire et en font profi­ter leurs hôtes.

(Revue CoÉvolution. No 15. Hiver 1983-1984)

Il y a quelque temps, j’ai traversé le boulevard Montparnasse, et j’ai dû m’arrêter devant une de ces bornes lumineuses qui règlent la circulation. Mon œil de botaniste a été tout de suite attiré par la végétation qui s’était établie au pied de cette lanterne, et grande a été ma stupéfaction d’y voir, installés dans la poussière amassée là, outre quelques graminées, un lai­teron et une bourse à pasteur, un saule marceau, un saule blanc et un bouleau. Ces trois arbres n’avaient encore que vingt centimètres de haut, mais c’étaient déjà des arbres et le commence­ment d’une forêt. Ils étaient là comme un signal, et nous avertissaient que si par malheur la capitale était abandonnée, en moins de rien, tous les espaces disponibles seraient occupés par les arbres dont le vent ou les oiseaux auraient apporté les graines.

Car la forêt est à la fois un prélude et un terme. Nos premiers ancêtres, après la dernière glaciation, ont vu, sans doute — les pollens fossiles en font foi — se développer d’abord une forêt analogue à la toundra sibérienne, où dominaient les bouleaux et les saules, comme au boulevard Montparnasse, puis avec le réchauffement progressif, ont pu remonter du sud où ils s’étaient maintenus, les arbres que nous connaissons aujourd’hui et qui constituent nos forêts familières.

Et cette forêt primitive était tellement foison­nante que nos aïeux ont dû se battre contre elles, la défricher, et l’écarter de leurs terres cultivées. Tant qu’ils furent seulement chasseurs et cueilleurs de fruits, la forêt leur était hospitalière. Mais quand au néolithique ils ont su labourer un champ et semer leurs céréales, elle ne fut plus pour eux que la réserve de bois conservée sur les terrains trop pau­vres ou trop inclinés pour pouvoir être cultivés.

On pourrait dire que notre pays actuel est un immense défrichement, où ne subsistent que 25 à 30 % (dans les années 1980) du paysage forestier primitif. Et encore, cette forêt d’aujourd’hui n’a plus rien de commun avec celle qui épouvantait les légionnaires de César quand il conquit la Gaule. Car elle a été sans cesse exploitée sans merci, tant pour le pacage du bétail que pour le chauffage ou pour la fonte des mine­rais. Avec le temps, sa situation était devenue si misérable, et les besoins se faisaient si forts, que Colbert eut l’idée de génie de la réglementer pour la maintenir et en tirer tout le profit désirable sans l’exterminer. Ce n’est qu’avec l’utilisation du char­bon de terre qu’elle put connaître quelque répit.

Pour le promeneur de nos jours, qui ne voit en elle qu’un prétexte à saucissonner le dimanche, elle n’est qu’un décor dont il ne voit jamais les coulis­ses. Elle lui semble immuable, et les poètes la con­sidèrent toujours comme un asile de paix propice à leurs méditations. Quelle erreur grossière ! Une forêt est un drame continu, mais qui se joue sur une échelle de temps qui n’est pas le nôtre. Mais le drame est là, sous nos yeux, et il suffit de les ouvrir pour en saisir les actes successifs et les péripéties.

Quand aujourd’hui un paysan laisse en friche un pré trop en pente pour pouvoir être fauché par des moyens mécaniques, on le voit rapidement se transformer. Il se bossèle de fourmilières, et çà et là apparaissent des ronces, des églantiers, des genièvres, et surtout des épines noires, qui au bout de quelques années forment un tapis continu et impé­nétrable. Mais ce n’est là qu’un stade transitoire. Car à l’ombre de ces ronciers va se former une cou­che d’humus fraîche, dans laquelle germeront les graines d’arbres venues souvent de très loin. Qu’un moineau y recrache un noyau de cerise, et il ger­mera au printemps suivant, et il mettra toute son énergie à percer la couche des arbrisseaux qui lui font obstacle, s’il le peut. Il en ira de même pour d’autres arbres de croissance rapide, saules et bou­leaux — toujours eux ! — trembles, fruitiers divers qui vont dépasser les ronces et peu à peu les étouf­fer, car ces rampantes ont absolument besoin de soleil, et l’ombre d’arbres plus grands les fait périr.

Peu à peu, le sol sera nettoyé par les grands frères et la scène sera prête pour les grands seigneurs qui profiteront d’un sol régénéré pour s’y établir à leur tour. On verra un jour qu’un gland arrivé là par hasard jette une pousse qui sera un jour un chêne, et tout près aussi un jeune hêtre lancera sa jeune flèche à l’assaut de la lumière. Les charmes se mettront de la partie. S’il y a dans le voisinage quelques pins, naturels ou plantés, il serait bien rare que leurs graines volantes n’atterrissent pas dans un point ou un autre, et en montagne ce seront les sapins et les épicéas qui voudront jouer leur rôle, que personne ne pourra leur disputer.

Et quand ces grands seigneurs auront atteint leur taille, ils feront mourir sous eux tous les pre­miers occupants. Dans la course au soleil, leur puis­sance est telle, et ils forment un couvert si épais qu’il n’y a plus de place que pour eux. De là ces hêtraies magnifiques où le sol est nu comme si on l’avait balayé. Les hêtres donnent ce qu’on appelle une ombre absolue, et ils ne supportent aucun rival. Pas même les herbes qui arrivent à subsister sous les chê­nes, dont l’ombre est un peu plus claire.

Et le cycle recommencera. Comme ce cycle peut durer deux ou trois siècles, il est évident que le passant d’un jour ne se doute de rien et ne com­prend rien à cette espèce de civilisation végétale, dont la seule morale semble se résumer dans cette formule vulgaire : « Ôte-toi de là que je m’y mette ».

Mais ce n’est pas tout. Le chercheur de cham­pignons pour la casserole en cueillant des cèpes ou des chanterelles trouve tout naturel de les voir là où ils sont. Il n’imagine pas que leur rôle est déci­sif, et que la présence de ces champignons et de tous les autres est un phénomène nécessaire et fonda­mental. Il y a d’abord tous ceux qui consomment les feuilles mortes et les réduisent en terreau, que ceux-là soient microscopiques — et ce sont les plus nombreux — ou qu’ils atteignent la taille des pieds-bleus ou de divers clitocybes. Sans eux, la couche des feuilles mortes, sans rien pour la consumer, atteindrait bientôt le sommet des arbres et les étoufferait.

Mais les plus intéressants sont ceux qui ont réalisé avec les arbres une symbiose, en enveloppant leurs racines du feutrage léger de leurs mycéliums. Il ne s’agit pas du tout d’un parasitisme, mais d’une association à bénéfices réciproques. En effet, les champignons qui sont dépourvus de chlorophylle sont contraints de trouver des hydrocarbones tout faits dans la nature, puisqu’ils ne peuvent pas les synthétiser. Ce sont les arbres qui les leur fournis­sent par leurs déjections, ou par la cellulose de leurs débris. Mais les arbres de leur côté, sont incapa­bles de fabriquer les nitrites dont ils ont besoin absolument pour vivre, et justement les mycéliums des champignons savent les faire et en font profi­ter leurs hôtes.

Il y a là une association qui n’a été découverte qu’il y a fort peu de temps, et qui porte déjà des fruits intéressants. Les forestiers maintenant savent que les arbres qu’ils plantent ne croîtront au mieux que s’ils sont accompagnés des champignons com­mensaux qui leur sont nécessaires. C’est ainsi que les pins par exemple, ne peuvent se passer d’une série de bolets et de gomphides qui font partie inté­grante de leur cortège. Et en laboratoire on prépare maintenant de jeunes plants « mycorhizés », comme on dit, par les espèces dont ils ont besoin, et qui varient avec chaque espèce arborescente.

Nous sommes là dans les coulisses de la forêt, et si on veut bien y penser, elle prend une dimension toute différente, et un sens inattendu. Elle n’est pas seulement une réserve de bois, de verdure et de rêverie, mais elle forme un tout avec ses rameaux dressés vers le ciel, et ses racines invisibles qui mènent sous nos pieds une activité débordante et presque inimaginable. Les arbres ne tirent pas seulement du sol les minéraux dont ils ont besoin, mais aussi des substances que la nature toute seule ne leur donnerait pas.

Quand on est dans le secret, une promenade en forêt devient intelligible. Elle n’est plus seulement une joie pour les yeux, mais aussi un plaisir illimité pour l’esprit. Chaque arbre rencontré, chaque plante, chaque champignon sont des amis qu’on salue au passage, qu’on connaît, qu’on reconnaît, et qui nous disent quelque chose. Ici plus rien n’est dû au hasard, et le spectacle est ordonné comme une tragédie à mille personnages où chacun joue sans faute le rôle qui lui est assigné par la nature de toute éternité. La forêt présente une âme collective, avec ses grandeurs, et aussi ses férocités. La connaître et la comprendre peut bien, semble-t-il, élargir la nôtre, et nous pouvons ainsi pénétrer la nature bien mieux qu’en y jetant un simple coup d’œil distrait. On s’aperçoit pour finir que cette Nature, nous en faisons partie, et que dans une forêt, si nous le voulons, nous ne sommes pas des étrangers, mais un peu les frères des arbres que nous rencontrons.

C’est mon grand-père qui m’a appris le nom des arbres, quand j’étais encore tout petit. Et je me souviens

qu’un jour, en me faisant admirer un chêne énorme et de forme parfaite, il m’a dit : « Tu vois, mon petit, un arbre comme celui-là, c’est quelqu’un ! »

Je souhaite donc simplement vous avoir donné l’envie, quand vous rencontrerez un arbre, de pouvoir dire aussi que c’est plus que quelque chose, mais quelqu’un. Vous aurez alors fait un grand progrès spirituel, car au lieu de seulement connaître, vous aurez aussi compris.

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Le texte suivant sur l’auteur est emprunté au site de l’Association Mycologique de la Roche sur Yon

Georges Becker est né à Belfort le 08 février 1905. D’une famille de commerçants, sixième de sept enfants, il fit ses études à Lyon, à la faculté des Lettres et au Conservatoire.

En 1927, il commence la carrière de professeur à Mirecourt.

En 1932, il épouse Madeleine BOIN, une petite cousine de Lougres dont il aura 4 enfants.

En 1934, il est nommé au collège Cuvier à Montbéliard jusqu’en 1949. Dès le début de la guerre, il devient un militant de la résistance, abrite et aide de nombreux patriotes et autres héros inconnus, malgré les risques.

En 1951, il soutient à Besançon une thèse sur l’écologie des champignons supérieurs. La guerre finie, il enseigne à Altkirch jusqu’en 1958 ou d’anciens amis le poussent à une carrière politique.

Il est élu député de 1958 à 1967. Ce fut – il l’écrivit par la suite – les 10 années qu’il regretta le plus de sa vie.

Georges était un chercheur, un passionné de mycologie, un scientifique, un musicien, brillant pianiste, un poète. Sa passion profonde pour les champignons l’accaparait pleinement, il publiera 13 ouvrages, dont entre autre : « CHAMPIGNONS DE FRANCHE-COMTE », « LA MYCOLOGIE ET SES COROLLAIRES » (riche en imagination, observations, idées et hypothèses les plus audacieuses) ; « CHAMPIGNONS », « REGARDS », « LES MINIMES » (dernier paru) est un recueil de pensées, de philosophie naturelle, spontanée, imagée et souvent au combien réelles.

Ces réflexions, passant par la tête en un éclair sont notées sans aucun ordre, ce qui fait son originalité : « – Manger est un phénomène éminemment social, on n’a pas faim quand on est tout seul. Les dictateurs n’ont pas d’amis, ils ne sont entourés que d’esclaves ou de parasites. La justice n’existe pas, mais elle est nécessaire. Coupez une orange en deux et examinez son architecture, si vous n’êtes pas sidéré, c’est que vous êtes aveugle. Un ministre en exercice reçoit mille lettres par jour, le voilà destitué, il n’en reçoit plus une seule. Ce n’est pas à lui qu’on écrivait, mais à sa fonction. »

Président de la Société Mycologique de France, il fut le premier à observer la poussée d’un champignon ressemblant à une « boule de neige », au printemps, dans les sapinières. Intrigué, il transmit sa trouvaille au muséum où on la baptisa Psalliota veneris, veneris car elle vient au mois d’avril qui est le mois de Vénus. Il nomma également un Hygrophore qui vient sous les hêtres et qui ressemble à H. pudorinus (qui pousse dans les sapinières de montagne) : Hygrophorus poetarum (H. des poètes). Nous n’oublierons pas l’amanite qui porte son nom (BECKERI).

Il aima la nature profondément et fonda la Société d’Histoire Naturelle du pays de Montbéliard.

Pas toujours d’accord avec les mycologues modernes qui baptisent et rebaptisent sans cesse, créant ainsi de nouveaux noms de genre, difficiles à retenir, il avait un profond respect pour les anciens, d’ARISTOSTE à CICERON, pour ceux qui ont jeté les bases de la Mycologie : FRIES, QUELET, etc… et pour tous ces inconnus qui ont peuplé cette terre. Acheter des haricots au marché, quoi de plus banal aujourd’hui, mais celui qui le premier a osé goûter ce légume, le cultiver pour le bien de l’humanité, est sans doute mort dans l’anonymat le plus total. Peut-être à son époque a-t-il été tué, torturé ou brûlé pour avoir osé quelque chose de nouveau !

Pourtant cet homme, scientifique sans le savoir, a fait avancer considérablement le destin de millions d’individus.

Regards sur la vie, sur les êtres, observations, passion, détails de la nature, hypothèses de réponse sur l’inconnu, il se posa la question toute simple : Pourquoi les champignons poussent-ils en automne ?

Son savoir ne butait sur aucune limite, l’art de cultiver son jardin de fleurs, son potager, les langues anciennes, la poésie, la peinture, la musique, il fut un magicien de la mycologie explicative.

Le dernier chapitre : La volonté d’être de son livre « REGARDS » en dit long sur sa façon d’interpréter, d’imaginer, de trouver une solution à la question primordiale et énigmatique qu’est la vie. La force de la vie, la volonté d’être nous est pour ainsi dire imposée « intérieurement ». Aucune loi de physique ne peut expliquer comment la sève d’un Séquoia peut monter à 120 mètres de haut. Il faut supposer dans l’arbre une énergie inconnue qui arrive aux dernières brindilles. Comment concevoir que les coprins qui sont si fragiles, arrivent à soulever 10 cm de macadam ?

Pourquoi quand nous nous blessons d’une façon ou d’une autre, nous voyons s’opérer une cicatrisation ? C’est notre organisme qui manifeste le désir profond de guérir, de persister, c’est lui qui veut et pas nous, nous n’y sommes pour rien. C’est la volonté d’être, explique G. BECKER, elle est valable pour les hommes, les animaux, les plantes, les arbres, les champignons.

Il termina un de ses livres comme ceci : – La Science qui n’est qu’une suite d’erreurs rectifiées, se résume à savoir ce qu’on sait même si demain il faudra le savoir autrement.

Georges BECKER s’est éteint le 10 septembre 1994 à Montbelliard, il avait 89 ans.