L'homme des arbres entretien avec Richard St Barbe Baker

Si on veut doubler son stock de nourriture, il faut consacrer vingt-deux pour cent du terrain dont on dispose à la plantation d’arbres, à des ceintures de protection placées de façon judicieuse. En Alberta, les résultats ont prouvé qu’en consacrant 22 % du quart d’une section, soit 60 hectares, aux arbres nous arrivions à doubler le volume des récol­tes. Les arbres créent des microclimats, réduisent la vitesse du vent, élèvent le niveau des eaux et per­mettent aux vers de terre de proliférer. Darwin a dit tout ce qu’il fallait savoir sur les vers, mais il ne nous a pas dit comment les contrôler. Si les pay­sans savaient comment les mettre à leur service, ils pourraient alors doubler leurs récoltes. Ce sont les arbres qui apportent la solution.

(Revue CoÉvolution. No 15. Hiver 1983-1984)

Se battant infatigablement pour la forêt, Richard St Barbe Baker (1889-1982) a voyagé à travers le monde afin de persuader les gouvernements et le public de l’importance des arbres. Il s’est battu pour les séquoias géants de Californie et a planté des arbres au Sahara, dans l’espoir d’arrêter l’avance du désert. En 1979, il s’est rendu en Cornouailles. Edward Goldsmith s’est entretenu avec lui… Mais que de choses ont changé de pire en pire depuis cet entretien…

Goldsmith : Qu’est-ce qui vous a incité à créer « Des Hommes Pour Les Arbres » !

Baker : J’avais entendu parler d’une étude écolo­gique entreprise au Sahara, au Nord de la côte occidentale, et j’avais appris que les tribus locales avaient été contraintes, à cause de l’aggravation de la désertification, de se replier sur un petit triangle de terrain, dernier reste de forêt dans la région. Le désert s’étendait derrière eux sur mille kilomètres et aussi de chaque côté sur un millier de kilomè­tres. Les chefs avaient interdit les mariages et les femmes ne voulaient plus d’enfants car la fin de la forêt était proche.

À cette époque j’étais Assistant Conservateur des Forêts au Kenya et j’étais résolu à ce que les Kényans n’aient jamais à souffrir un désastre social et écologique aussi épouvantable. À mes yeux, la solution était de planter des arbres, mais le pro­blème était que le gouvernement ne disposait que de fort peu d’argent pour le reboisement. Je com­pris alors que pour que ce projet réussisse, je devais m’assurer la coopération des indigènes, en parti­culier des Morans, les jeunes guerriers. Mais com­ment s’y prendre ? Il fallait pour cela organiser une danse rituelle. Au Kenya, tout commence par la danse. J’allais donc trouver les anciens et leur dit : « Vous avez une danse pour planter les haricots, une autre pour les moissons, que diriez-vous d’une danse des arbres pour la plantation des arbres ? » « C’est Sharia Mungo. Les arbres, c’est l’affaire de Dieu. Les arbres, ça pousse, c’est tout. » « Oui, dis-je, mais si on détruit tous les arbres parents, les arbres-mères, Mungo n’y arrivera plus. Nous ferons une danse dans trois semaines. J’offrirai un bœuf gras en prix au guerrier qui portera la plus belle parure et un collier de ses perles préférées pour la plus jolie jeune fille. C’est moi qui choisirai le gagnant aidé par un comité composé de douze chefs. »

L’idée leur plut et trois semaines plus tard trois mille personnes assistaient à la première Danse des Arbres. C’est ce jour-là que j’ai fait appel pour recruter des volontaires qui s’engageraient solennellement devant le Dieu le plus puissant à planter un certain nombre d’arbres chaque année et à s’oc­cuper des arbres partout où ils se trouveraient. Ce mouvement prit peu à peu de l’importance, si bien que des tribus au départ méfiantes et hostiles entre elles devinrent amies, car leurs membres faisaient tous partie des Hommes pour les Arbres. Ce nom a vraiment commencé comme une plaisanterie, parce que nous plantions beaucoup d’arbres.

G.: Êtes-vous d’accord sur le fait que la pauvreté du Tiers Monde n’est pas simplement un manque de biens matériels ? Les gens sont pauvres, non pas parce qu’ils n’ont pas de brosses à dent électriques, ils sont pauvres parce qu’ils sont de plus en plus nombreux à vivre sur une terre qui ressemble de plus en plus à la surface de la lune, dévastée par le déboisement et l’érosion du sol ? Êtes-vous d’ac­cord avec cette idée ?

B. : Oui. On peut mesurer la richesse d’un pays, sa vraie richesse, par l’étendue de sa surface boi­sée. Malgré ses parcs merveilleux, la Grande-Bretagne n’est boisée qu’à 6,5 %, alors que la France l’est à 26 %, l’Allemagne à 28 % et la Suède à 57 %. Nous nous trouvons presque au bas de la liste : un pays seulement se trouve dans une situa­tion pire que la nôtre, l’Irlande. Un pays sans arbre est un pays très pauvre. Prenez le Sahara : le désert se développe sur un front de 3000 kilomètres, et sur une profondeur allant parfois jusqu’à cinquante kilomètres en une seule année. C’est une région où la pauvreté devient la condition de vie dominante.

Des gens qui, pendant des générations, ont vécu du produit de la forêt, sont aujourd’hui forcés de reculer devant l’avance du désert et cela parce qu’ils ont abattu les arbres pour faire place à l’agriculture dans l’espoir d’augmenter leurs revenus financiers.

G. : En Afrique, pensez-vous que le développe­ment, au sens occidental de ce terme, soit possible sans entraîner le déboisement et d’autres formes de dégradation pour l’environnement ?

B. : Non.

G. : Pensez-vous qu’on va bientôt comprendre cela ?

B. : Ce sera difficile.

G.: En Angleterre, quel pourcentage de la surface totale faudrait-il, selon vous, reboiser ?

B. : Le minimum serait un tiers de la surface totale pour assurer le bien-être des habitants. Je pense que le pays tout entier devrait être inquiet de ce qui arrive aux ormes et se rappeler que les arbres nous sont indispensables, que l’on a besoin d’un plus grand nombre d’arbres. L’orme a la plus grande surface feuillue de tous les arbres en Angleterre. Si l’on prenait toutes les feuilles d’un grand orme et qu’on les plaçait les unes à côté des autres, elles couvriraient une surface de quatre hectares. Alors bien sûr, le premier arbre à souffrir de la pollution de l’air a été l’orme, et bien évidemment lorsqu’un orme est en condition déficiente, il devient moins résistant aux attaques de la maladie : les insectes vivant dans l’écorce, porteurs du fongus de l’orme, le font succomber.

Ma façon de voir les choses est la suivante : une personne qui mène une vie normale, sans faire d’abus, en ne fumant pas trop, en ne mangeant pas trop, en ne buvant pas trop, mais en vivant de façon normale, en ayant une alimentation saine, sera en forme, en bonne santé. C’est seulement lorsqu’on commence à faire des abus qu’on devient vulnéra­ble aux maladies. Il en va de même pour les arbres.

L’arbre qui sera touché en second lieu (celui qui a la plus grande surface feuillue après l’orme) est sans doute le hêtre, puis le sycomore et ainsi de suite. Enfin viendra le tour de l’homme. Nous avons tendance à oublier que nous devons notre existence à la présence des arbres. Or, en ce qui con­cerne la surface boisée, nous ne nous sommes jamais auparavant trouvés dans une position aussi vulnérable que celle dans laquelle nous sommes aujourd’hui. La seule solution est de planter plus d’arbres, de planter des arbres pour assurer notre sauvegarde.

Le civilisateur est un homme qui plante des arbres. Allons, faites le serment de planter au moins un arbre, un seul dans votre vie.

Georges Duhamel

« Si l’on me donnait un vaste territoire chauve Je planterais tant que le jour est long des arbres. À la fin de ma vie Je serais le père d’une forêt. »

Julos Beaucarne

Mon terroir, c’est les galaxies

G. : Si nous plantions des arbres sur un tiers de la surface de ce pays, il faudrait y consacrer une bonne partie de la terre arable : n’avons-nous pas besoin de cette terre pour nourrir la population ?

B. : Si on veut doubler son stock de nourriture, il faut consacrer vingt-deux pour cent du terrain dont on dispose à la plantation d’arbres, à des ceintures de protection placées de façon judicieuse. En Alberta, les résultats ont prouvé qu’en consacrant 22 % du quart d’une section, soit 60 hectares, aux arbres nous arrivions à doubler le volume des récol­tes. Les arbres créent des microclimats, réduisent la vitesse du vent, élèvent le niveau des eaux et per­mettent aux vers de terre de proliférer. Darwin a dit tout ce qu’il fallait savoir sur les vers, mais il ne nous a pas dit comment les contrôler. Si les pay­sans savaient comment les mettre à leur service, ils pourraient alors doubler leurs récoltes. Ce sont les arbres qui apportent la solution.

G. : Je comprends que cela se passe ainsi en Alberta où les vents qui balayent la prairie sont évidemment plus destructeurs, mais a-t-on jamais fait une étude à propos de l’effet que pouvaient avoir les arbres sur les récoltes en Angleterre ?

B. : Si ça marche en Alberta, ça marchera sans doute encore mieux ici.

G. : Quelles sont les techniques dont nous dispo­sons aujourd’hui pour replanter des arbres dans la zone tropicale aride ?

B. : Au cours des vingt dernières années, j’ai acquis une certaine expérience dans ce domaine. L’essentiel est d’obtenir la coopération volontaire des populations indigènes. Au Maroc, nous avons pu employer ainsi près de 80000 personnes, 40000 pour planter des arbres et pour construire des rou­tes à travers les nouvelles forêts. En Algérie, nous avons utilisé ce qu’on appelle le « système de cloi­son » pour replanter. Nous avons créé de petites terrasses tout au long du flanc de la montagne et nous avons planté des arbres fruitiers, abricotiers et figuiers, avec des cultures céréalières entre les ter­rasses lorsque la pente n’était pas trop raide. Là où cela était impossible, nous nous contentions de planter des arbres, tous d’espèces méditerranéen­nes. La première équipe de travail creusait des trous, la deuxième amenait les jeunes arbres, la der­nière procédait à la plantation. Et enfin les camions citernes passaient pour les traiter.

G. : Avec quoi étaient-ils traités ?

B. : Avec des résidus de pétrole provenant des raf­fineries Esso. Cela stabilise les dunes, et fait descendre la chaleur en profondeur dans le sol, ce qui en retour permet à l’eau du sous-sol de monter à la surface et de s’évaporer en laissant le sel dans la terre. Cela équivaut à élever ces arbres en serre avec un système de chauffage. Au bout d’une semaine, on peut voir une pousse de 2 à 3 centimè­tres ; une semaine plus tard elle aura doublé de hau­teur, et au bout de dix-huit mois elle aura atteint cinq mètres.

Nous avons calculé que la rotation qui permet le meilleur rendement pour une plantation d’eucalyp­tus est de six ans ou six ans et demi, tout au plus. Mais un seul arbre de 15 mètres de haut élimine 320 litres d’eau par jour, qui sont réabsorbés par la terre. De cette façon, il se crée un microclimat qui va permettre l’agriculture.

L’effet de l’humus pétrolifère est de distribuer la chaleur en profondeur, ce qui forme un mur de chaleur, qui ensuite repoussera les vents porteurs de pluie venant de la mer à une altitude suffisante pour qu’ils retombent en rosée ou en pluie pendant la nuit.

G. : Si la rotation commerciale idéale pour les eucalyptus est de six ans et demi, quelle serait la meilleure rotation pour les chênes en Grande-Bretagne ?

B. : En ce qui concerne les espèces de petites tailles que l’on trouve dans les haies et qui peuvent pousser très vite pour répondre à des besoins spécifiques, ils seraient prêts au bout de 150 ans environ. Cependant pour obtenir le meilleur rendement d’un chêne, il faut de la hauteur et non pas de l’ampleur. Si on les plante avec des hêtres, on obtient un ren­dement de 5 kg par are avec une rotation sur 320 ans pour les chênes et trois coupes pour les hêtres.

Cela se pratique déjà au Liechtenstein. Les glands sont plantés en lignes à six pieds les uns des autres. Vingt ans plus tard, on trace des allées cou­pant ces lignes à angle droit, en laissant un arbre tous les 6 pieds. Sous les chênes, on plante ensuite des hêtres. Il faut donner une avance de vingt ans aux chênes sinon les hêtres les étoufferaient : le hêtre est en effet un arbre qui fait beaucoup d’om­bre alors que le chêne a besoin de lumière, il faut donc étêter le hêtre au bout de cent ans. C’est une opération très délicate car la face sud-est du tronc du chêne ne doit pas recevoir le soleil du matin : si la sève du chêne gèle au cours d’une nuit froide, un réchauffement rapide briserait les cellules et don­nerait une forme dite « de gelée » qui abîmerait le bois.

La taille est faite par un spécialiste, son assistant et un étudiant. Ils observent d’abord la forme de l’ombre portée au sol et ils font très atten­tion à ne pas laisser pénétrer trop de lumière, autre­ment cela permettrait à l’herbe de pousser et nui­rait à la croissance des arbres. Cette activité se pour­suit d’année en année ; si le spécialiste meurt, son assistant prend la relève et embauche un nouvel étu­diant. Ainsi est assurée une continuité absolue dans l’entretien de la forêt. Alors l’emplacement de l’an­cienne forêt devient terre arable, et les arboricul­teurs vont travailler sur un autre emplacement où la terre a besoin d’être revitalisée.

Je divise la terre arable en sept catégories et la terre pour la forêt également en sept catégories, les trois dernières catégories pour la terre arable recou­vrant les trois premières de la forêt. En plantant d’arbres un terrain de qualité inférieure, on peut l’améliorer et en faire une terre arable. La seule catégorie dont on ne puisse faire une terre arable est une terre qui deviendrait dune de sable si elle était déboisée.

G. : Si on entretient la terre de cette façon, elle devrait en théorie garder ses qualités pour toujours ?

B. : Oui, la sylviculture est un travail qui dure pour toujours.

G. : Quel effet cela a-t-il de planter des pins géné­ration après génération ? Cela conduit-il une détérioration du sol ?

B. : De toute évidence. Les radicelles du pin sont équipées d’une petite enveloppe acide qui permet à la racine de prendre prise sur le rocher. Sil y a lutte entre les racines de deux pins, l’acide tue les racines de l’un d’entre eux et une nappe d’acide va rester dans le sol. Si on est assez imprudent pour faire une deuxième plantation de pins, les racines ne descendront qu’aux deux tiers de la profondeur normale, car l’acide les tiendra à distance. Si on est assez fou pour faire une troisième plantation dans le même sol, les racines ne pénétreront qu’à une dizaine de centimètres environ. Les arbres seront renversés par la première tempête.

G. : Pouvez-vous nous parler des déchets laissés par ces conifères ?

B. : Ils sont acides. Rien d’autre ne poussera, et ils ne constituent pas non plus un habitat adéquat pour les animaux.

G.: Pensez-vous que le gros équipement utilisé de nos jours pour l’entretien de la forêt soit néfaste pour le sol ?

B. : Les machines très lourdes ont tendance à for­mer une couche dure dans le sol. Ceci s’est déjà produit dans les forêts de séquoias géants de Califor­nie, où l’on se sert d’énormes machines pour abat­tre les arbres. Le moteur fait vibrer le sol et une couche plus dure se forme à environ 25 centimè­tres en profondeur. Je ne pense pas que les racines des jeunes séquoias puissent la pénétrer, ils auront donc probablement une vie très courte, de 20 à 40 ans au lieu de 2000 ans.

G. : N’est-il pas courant dans les pratiques moder­nes de déblayer complètement un site après avoir abattu les arbres, c’est-à-dire d’enlever toute végé­tation ? Cela présente-t-il quelque danger ?

B. : Selon moi, on ne devrait jamais abattre tous les arbres à la fois. Cela devrait se faire en sélectionnant les plus beaux troncs, ou les arbres parve­nus à leur maturité, ou encore par une méthode de sélection de groupe, où un ensemble d’arbres serait abattu, ce qui permettrait aux autres de régénérer le terrain. Replanter devrait survenir en dernier recours. De bonnes techniques, une bonne sylvicul­ture permettent une régénération naturelle, et on ne replante qu’en cas d’urgence, ou sur un terrain vierge.

G. : Vous avez joué un rôle considérable dans la lutte pour la sauvegarde des séquoias géants de Cali­fornie, n’est-ce pas ?

B. : Effectivement. J’ai vu ces arbres pour la pre­mière fois en 1930. On parlait à cette époque de conserver certains arbres à la mémoire de grands hommes américains ou pour commémorer une cause. Pour ma part, je voulais établir un micro-climat qui permettrait à ces arbres de survivre, et je pensais que nous avions besoin au minimum de 3500 hectares, d’un seul tenant afin de mener cette tâche à bien.

Ces séquoias jouent un rôle écologique vital. Ils filtrent les brumes côtières, par un processus appelé « précipitation horizontale ». Un grand séquoia éli­mine en moyenne environ 2000 litres par jour : quand les brumes venues de la mer passent au-dessus de la forêt, elles se heurtent à ce mur, à cette humidité qui vient des arbres et il se met à pleu­voir. Sans les séquoias, les brumes continueraient leur chemin pour aller se dissiper dans le désert.

Je me mis au travail pour obtenir une parcelle d’environ 4500 hectares. Il me fallut neuf ans pour éveiller un intérêt suffisant et obtenir les fonds nécessaires pour racheter la forêt des mains des mains des concessionnaires. Mais en 1939, les gens se réveillèrent enfin. Pour chaque dollar que nous réussissions à obtenir, l’État de Californie nous versait un dollar, et finalement les Hommes pour les Arbres purent faire don de 4500 hectares qui devaient devenir parc national.

« Quand on a vu un séquoia, on les a tous vus » avait dit Ronald Reagan, alors gouverneur de Californie, aux défen­seurs des forêts de séquoias de la côte nord de l’État. Grâce à l’action de St Barbe Baker et d’autres, une partie de leur habitat fut finalement transformée en parc national et ainsi préservée.

G.: Une dernière question : pensez-vous que les gens soient plus réceptifs qu’auparavant au message que vous ne cessez de répéter depuis 70 ans ?

B.: Tout à fait. Les jeunes aujourd’hui sont très concernés par les arbres et l’avenir de l’humanité. Ils ressentent profondément ces choses – et cela me donne beaucoup d’espoir.

Traduit par Matie Montagutelli