Paul Chauchard
L'amorisation : un fait, un devoir

Dans le vivant, on peut parler d’un niveau biologique automatique et inconscient de l’amour de soi, cette force d’harmonisation et d’intégration qui pousse au maintien de la vie soit dans les régulations internes (sagesse du corps) soit dans les comportements instinctifs défensifs, un amour de soi qui est amour de l’espèce, se prolongeant dans les automatismes de la reproduction, l’amour au sens sexuel. Cet amour biologique est d’autant plus développé que l’être est plus complexement organisé, mais il se manifeste déjà chez les unicellulaires dont le comportement est un vrai psychisme inférieur. Viaud n’a-t-il pas montré que dans les tropismes, il y avait une part affective, la fuite devant le désagréable qu’il appelle du nom significatif de pathie ? Cet amour de soi inconscient se manifeste plus encore dans le développement où il s’agit de la construction et de la réalisation de soi.

(Revue Teilhard de Chardin. No 14. 15-3-1963)

« Un monde dont le « Pouvoir communiant » montait incessamment à mes yeux avec le « pouvoir convergent »… Le Cœur du Christ universalisé coïncidant avec un cœur de la Matière amorisée. »

(Le cœur de la matière, 1950.)

« Dans la mesure même où il se révèle à la fois super-personnel et super-personnalisant, l’Univers… s’amorise entièrement… Or, un Univers amorisé, qu’est-ce autre chose qu’un Univers excité, activé à l’extrême de ses puissances vitales ? »

(Du cosmos à la cosmogénèse, 1951.)

« L’amorisation de l’Univers… L’Univers s’amorisant et se personnalisant dans le dynamisme même de son évolution… Le Christianisme… reprend et consolide… sa place axiale et dirigeante…: pourvu que soit prêté attention suffisante à son extraordinaire et significatif pouvoir de « pan-amorisation. »

(Le Christique, 1955.)

Toute sa vie, Teilhard de Chardin a réfléchi sur l’importance de l’amour dans le monde : non quelque sentiment poétique surajouté ou le devoir imposé par une conception religieuse, mais le grand secret de la cohérence et de la montée de la cosmogénèse, conception scientifique de l’amour, que l’on pourrait nommer agapologie prospective. Il suffit de relire le chapitre sur l’amour-énergie du Phénomène humain (p. 293), l’Esprit de la terre (p. 40 du T. 6), à l’Esquisse d’un Univers personnel (p. 89, T. 6), à l’Énergie humaine (p. 180, T. 6).

Aboutissant dans la convergence et l’aide mutuelle de sa vision de scientifique et de sa vision de chrétien mystique à confirmer objectivement, et pour ainsi dire techniquement, la valeur humaine et même cosmique de la double loi d’amour : aimer son prochain comme soi-même et aimer Dieu, ce triple secret psychobiologique du bonheur (se centrer = grandir, se décentrer = aimer, se surcentrer = adorer) Teilhard est-il un concordiste qui déforme la science ou voit-il plus clair et mieux que les autres scientifiques ? La réponse importe au premier chef. Les ingénieurs technocrates de la cité future et de l’homme nouveau ont-ils eu tort d’oublier l’amour ? Cela expliquerait leurs échecs actuels qui conduiront, s’ils ne révisent leurs épures, à l’échec de l’homme.

Il importe de demander à la science actuelle ce qu’elle en pense. Dès que les scientifiques, quels qu’ils soient, consentent à aller jusqu’au bout de leur tâche, et ne se cantonnent pas dans une analyse nécessaire, mais insuffisante, ils débouchent, sans le vouloir, sur les intuitions du paléontologiste Teilhard. La physique de l’atome rencontre l’agencement, les interactions des particules, les champs. La théorie cybernétique de l’information mesurant l’organisation, dont elle fait une entropie négative, donne son élaboration scientifique à la conception teilhardienne de l’énergie de centration et commence à chiffrer la montée d’organisation qu’expliquait philosophiquement la métaphysique thomiste de l’information qui, ramenée à ses sources authentiques, est bien cette métaphysique dynamique de l’union que Teilhard réclamait aux philosophes.

Dans un univers en cosmogénèse, il n’y a pas des structures, mais des structurations à base d’attraction et de répulsion. Pour que l’être se maintienne, il faut que l’attraction l’emporte. Si les degrés d’organisation impliquent des degrés de conscience, un dedans des choses, il est non moins vrai que la dynamique de ce dedans consiste en des degrés d’amour. Ce n’est pas une fausse image, mais une juste analogie que de nommer affinité (et de mesurer) les attractions des atomes et des molécules. Bien entendu ce n’est pas de l’amour humain, mais s’il ne s’agissait pas d’un niveau élémentaire de même nature, un pré-amour, il n’y aurait pas d’amour supérieur.

Dans le vivant, on peut parler d’un niveau biologique automatique et inconscient de l’amour de soi, cette force d’harmonisation et d’intégration qui pousse au maintien de la vie soit dans les régulations internes (sagesse du corps) soit dans les comportements instinctifs défensifs, un amour de soi qui est amour de l’espèce, se prolongeant dans les automatismes de la reproduction, l’amour au sens sexuel. Cet amour biologique est d’autant plus développé que l’être est plus complexement organisé, mais il se manifeste déjà chez les unicellulaires dont le comportement est un vrai psychisme inférieur. Viaud n’a-t-il pas montré que dans les tropismes, il y avait une part affective, la fuite devant le désagréable qu’il appelle du nom significatif de pathie ? Cet amour de soi inconscient se manifeste plus encore dans le développement où il s’agit de la construction et de la réalisation de soi.

Cependant lorsqu’on passe des espèces inférieures aux espèces supérieures, il n’y a pas simplement progrès mécanique de la sagesse du corps et de la sagesse instinctive. Il se surajoute proportionnellement au progrès du cerveau une prise de conscience et une maîtrise des besoins, où débute le véritable amour conscient, amour de soi et amour d’autrui. Relation sexuelle et relation sociale, purement automatiques chez les insectes, sont déjà un peu des relations interpersonnelles chez les oiseaux et les mammifères.

Dans la perspective de ce progrès d’amour conscient, c’est un niveau d’un autre ordre qui est atteint chez l’homme avec l’amour réfléchi. Il est possible aujourd’hui de développer toute une neurophysiologie de l’amour qui montre son importance pour l’équilibre humain individuel et social (amour optimum de soi et des autres). Comme on n’est plus au plan de la simple conscience des automatismes de l’amour et que de plus ceux-ci sont réduits chez l’homme à d’obscurs besoins ne comportant plus à leur service de bons instincts, l’homme ne sait pas naturellement que pour être normal, il doit aimer et comment il doit aimer. Être libre mais ignorant, il détruit sa liberté en se laissant aller à l’erreur de l’indifférence et de la haine. Ainsi le fait de l’amour, l’amorisation, loi de son être, d’autant plus importante que son dynamisme et sa malléabilité sont bien plus grands que chez l’animal, devient pour lui un difficile devoir, une ascèse, un effort, mais obligatoire pour être pleinement homme. La vraie morale n’est pas un incompréhensible légalisme de contrainte, c’est la fidélité à sa construction et celle de l’humanité, l’effort d’amorisation dont les hommes sont responsables devant eux-mêmes, devant les autres et devant Dieu.

La volonté d’amorisation, qui est soumission à la grâce de Dieu dans la communion à son œuvre, n’aboutit pas seulement au vrai bonheur, mais elle aboutit à l’harmonie et la beauté. Amoriser c’est embellir et retrouver en tout le sens sacré où dans le respect de la nature qui n’est pas statique inaction, mais dynamique réalisation, se devine au cœur de la matière le visage de Dieu Amour, à la fois Dieu des galaxies et Dieu présent au cœur de chacun et de tous les hommes.

N.B. – Pour plus de détails, se reporter au Carnet Teilhard N° 2 : « Teilhard témoin de l’amour ».

Voir aussi les livres :

Notre corps, ce mystère, Beauchesne

Morale du cerveau, Flammarion.