Pierre Feuga
L’art de la concentration

(Revue Le chant de la Licorne. No 31. 1990) On se méprend souvent sur la concentration. Tantôt on la confond avec une simple attention souple et fluide, analogue à celle que recommandait Krishnamurti ; tantôt on l’identifie à une excessive tension d’esprit, voire à une répression quasi policière qui consisterait à « matraquer » tous […]

(Revue Le chant de la Licorne. No 31. 1990)

On se méprend souvent sur la concentration. Tantôt on la confond avec une simple attention souple et fluide, analogue à celle que recommandait Krishnamurti ; tantôt on l’identifie à une excessive tension d’esprit, voire à une répression quasi policière qui consisterait à « matraquer » tous les objets qu’on ne veut pas voir pour n’en retenir qu’un seul, d’une manière presque obsessionnelle.

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Ce peut être là, en effet, une maladie de la concentration, non la concentration elle-même. Une autre forme d’incompréhension encore aboutit à mettre cette pratique «à part», à la couper de la vie quotidienne: on fait sa séance avec application le matin et on passe le reste de la journée dans la confusion ou la distraction, «à la va comme je te pense».

Dans le yoga orthodoxe par excellence, le râja-yoga de Patanjali, la concentration (dhâranâ) est considérée comme le sixième des huit degrés de l’échelle qui mène à la Libération spirituelle. Elle marque l’accès au yoga dit «intérieur» (antaranga), pour le distinguer des cinq paliers précédents qui constituent le yoga «extérieur» (bahiranga), à savoir: yama et niyama, qui sont diverses disciplines d’ordre éthique ou hygiénique visant à assurer un contrôle de soi indispensable à toute ascèse; âsana, qui est la position assise correcte, dos droit; prânâyâma, qu’on traduit souvent par «maîtrise du souffle», bien qu’une autre interprétation du mot: «extension du souffle» soit peut-être plus exacte; enfin pratyâhâra, la «rétraction», le processus volontaire par lequel le yogin résorbe ses facultés de sensation et d’action au-dedans de son mental (manas), tout comme une tortue rentre sa tête et ses pattes à l’intérieur de sa carapace. L’apprentissage de dhâranâ intervient donc plus précisément lorsque les degrés précités ont été assimilés par l’aspirant. Encore cette concentration toute technique, cette focalisation de la conscience sur un point déterminé ne se suffit-elle pas à elle-même. Elle a pour but de conduire à un recueillement de plus en plus profond, de plus en plus constant et unifié, qu’on appelle dhyâna. On a pris l’habitude de traduire ce dernier mot (qui a donné ch’an en chinois et zen en japonais) par «méditation». Ce choix n’est peut-être pas parfait dans la mesure où, dans nos langues occidentales, «méditation» désigne une action mentale réfléchie, prolongée, visant un résultat plus ou moins utile. Or, dans le dhyâna hindouiste ou bouddhiste, il n’y a point d’autre «réflexion» que celle de l’esprit qui se «réfléchit» en lui-même, sans aucun intermédiaire et surtout sans activité de la pensée discursive, du manas: on est donc loin des «méditations» de Descartes ou de tel autre philosophe et plus proche de la «contemplation», à condition de bien comprendre que cette dernière est active et non passive, ce qui distingue le yoga de la plupart des voies mystiques occidentales. Quant au terme samâdhi, qui connote le terme ultime du yoga, le huitième «degré» de l’échelle, il est encore plus difficile à rendre en français que tous les précédents: «position du psychisme», nous propose tel indianiste qui n’a que le tort d’oublier qu’ici on se trouve au-delà de toute psyché; «apogée du recueillement», expression de tel autre savant qui n’engage vraiment à rien; ou encore «enstase», interprétation de Mircea Eliade qui a le mérite de souligner que le samâdhi n’est pas un «ravissement» mystique, une «sortie» de soi (comme l’extase) mais une «rentrée» en soi, une réintégration absolue. Le yogin en samâdhi maintient son corps, ses sens et son mental en parfait repos, comme s’il dormait; il est néanmoins pleinement éveillé et conscient. Pour dire plus vrai, il est la Conscience elle-même: non pas conscience de quelque chose, non pas conscience duelle, mais conscience pure, sans objet, où l’observateur, l’observation et la chose observée se réduisent à une unité indifférenciée, indivisible. Il ne s’agit donc pas, en toute rigueur, d’un «état» où l’individu entre occasionnellement et d’où il sort, plus ou moins exalté ou transformé. L’authentique samâdhi – comme l’authentique satori du reste – est la révélation permanente et définitive de notre «nature véritable» dont on n’avait jamais été séparé qu’en mode illusoire. Cette expérience transcende l’individualité et même la personnalité, au sens scolastique du terme.

Il nous a paru nécessaire de rappeler ces notions avant d’en venir à la concentration proprement dite.

Définition de la concentration

«La fixation de l’activité mentale sur un lieu circonscrit est la concentration», nous dit Patanjali (Yoga-sûtras, III, 1). L’amalgame de ces termes implique donc quelque chose de plus qu’un simple exercice d’attention. C’est avec détermination, volonté de connaissance que l’on doit pointer sa pensée sur un seul objet, qu’il s’agisse, comme nous le précise le commentateur Vyâsa, d’un endroit du corps (nombril, cœur, lumière visualisée dans la tête, bout du nez, bout de la langue) ou d’une forme extérieure au corps (image d’une déité par exemple). Et la nécessité de cette pratique s’impose par la constatation du caractère agité, incohérent, volatil du mental, lieu où se bousculent pêle-mêle les désirs, les souvenirs, les projets, les pulsions et les fantasmes de l’homme (puisque la notion hindoue de manas englobe l’inconscient de la psychanalyse moderne). Patanjali parle à ce propos de citta-vritti : «tourbillons psychiques», «fluctuations mentales». La fixation de la pensée consciente sur un seul point a pour effet d’abord de ralentir l’activité mentale puis, sinon de l’éteindre, du moins de la résorber dans un principe supérieur, la buddhi ou intuition intellectuelle pure, vision des essences, pensée encore, si l’on veut, mais impersonnelle, informelle, silencieuse. La concentration représente donc, dans le processus yoguique, une étape décisive, consécutive à la maîtrise des instincts, du corps, du souffle vital. Ce n’est pas, comme le croient ses détracteurs, un refoulement de la vie inconsciente, un appauvrissement de nos facultés cérébrales. Celles-ci au contraire s’aiguisent dans la vie de tous les jours, par suite de cette discipline. Ce sont là des résultats relatifs et même négligeables pour un véritable yogin, mais néanmoins appréciables pour nous: une meilleure mémoire, un raisonnement plus clair, une capacité de décision plus rapide sont quelques-uns des fruits d’une concentration menée dans les règles traditionnelles.

Les conditions de la concentration

La concentration est un art précis qui exige, pour donner tous ses bénéfices, un certain nombre de conditions.

Conditions de temps d’abord. Certes il vaut mieux se concentrer cinq minutes par jour que pas du tout mais l’expérience apprend qu’une heure au moins est nécessaire pour obtenir des résultats tangibles. Cette séance se placera soit tôt le matin, soit au crépuscule, encore qu’une autre période de la journée, ou même de la nuit, ne soit pas interdite, si l’on y est porté par tempérament ou par disponibilité particulière. Il est évident qu’à un certain degré de fatigue cérébrale et nerveuse la concentration s’avère impossible. Elle réclame, sauf à devenir une application stérile et masochiste de la volonté, un cerveau alerte, frais et donc une bonne circulation de l’énergie vitale. L’échec de la concentration renvoie presque toujours à un mauvais équilibre psychosomatique. Contrairement à ce qu’ils pourraient eux-mêmes s’imaginer, ce ne sont pas les purs intellectuels qui sont le plus aptes à se concentrer car ils sont souvent coupés de leur corps et même de leur inconscient. Et ils cherchent la cause de leurs difficultés dans quelque «complot» métaphysique, alors que ces obstacles n’ont généralement qu’une origine fonctionnelle ou organique.

Conditions de lieu ensuite. L’idéal serait de disposer d’une pièce spécialement réservée pour la pratique. A défaut, on choisira un coin dans sa chambre, de préférence face à un mur blanc, afin que le regard (si du moins on se concentre les yeux ouverts) ne soit pas distrait par une profusion d’objets. La nuit on pourra se contenter d’une faible lumière mais l’on se défiera de l’obscurité absolue qui incite aux fantasmes ou à la torpeur. La concentration en plein air, par exemple à l’ombre d’un arbre, à la vue d’un lac ou d’une montagne, peut aussi donner de bons résultats mais, si le spectacle est trop séduisant, il risque de nous décentrer, de nous diluer dans une sorte de ravissement esthétique ou de rêverie naturaliste, ce qui n’est pas le but recherché.

Conditions corporelles, en troisième lieu. Ceci nous ramène à un palier antécédent du yoga: l’âsana. La position assise (car se concentrer couché ne donne rien) doit être, comme dit le sanskrit, sthiram sukham.: stable-confortable. Si l’on n’est pas capable de s’asseoir à même le sol, à l’indienne, on utilisera un coussin, comme dans le za-zen, voire un tabouret ou une chaise à dossier vertical (position dite «pharaonique»). Tout le monde, en effet, ne possède pas la souplesse requise par les manuels de yoga. Cela ne disqualifie pas pour la concentration. Dans tous les cas, on portera des vêtements amples, jamais serrés, bons conducteurs d’énergie, chauds en hiver, frais en été. On enlèvera lunettes, montres, bijoux et ceintures. Il n’est nullement nécessaire de suivre un régime végétarien mais l’on évitera de remplir complètement l’estomac. Spontanément d’ailleurs, et sans effort, on en vient, quand on a goûté un certain temps à la concentration et à la méditation, à tempérer ses besoins.

Conditions psychologiques enfin. Il est certain que cette entreprise demande du courage, de la persévérance et aussi – ce qu’on oublie trop – de l’humour: celui de savoir rire de soi-même sans dramatiser les petits ennuis ponctuels, sans tout remettre en question parce qu’un jour on s’est levé du mauvais pied et qu’on n’arrive pas à fixer sa pensée malgré tous ses efforts. Les deux plus grands obstacles mentaux restent sans doute la distraction et l’indolence dont le Traité de la Fleur d’Or – cette admirable synthèse chinoise du taoïsme, du bouddhisme et du tantrisme – nous dit: «L’indolence inconsciente est l’indolence véritable; l’indolence consciente n’est pas l’indolence plénière, puisqu’elle comporte une part de lucidité.» Les Yogas-sûtras (I, 30-31), de leur côté, citent parmi les empêchements à la pratique, la maladie, la paresse, le doute, la négligence, l’engourdissement, la mélancolie, la respiration non maîtrisée. Chaque problème devrait être traité froidement, sans culpabilité ni justification. Observer, constater, voir sans juger demeurent les plus sûrs garants d’un détachement sans conflit, donc sans résidu.

Concentrations sur objets externes

Nous désignons ainsi tous les objets perceptibles au moyen des cinq sens: objets visuels (flamme d’une bougie, icône, image d’un maître, pierre, coquillage, etc.); objets sonores (musique sacrée ou profane, mantras, rumeur de l’Océan, du vent, bourdonnement d’abeilles, chants d’oiseaux); objets tactiles, ou du moins perceptibles au moyen du tact subtil (points du corps, organes, chakras, méridiens d’acupuncture); enfin, quoique plus rarement, objets sapides ou olfactifs. Entrent aussi dans cette catégorie toutes les concentrations sur le souffle, le japa répété d’abord à voix haute puis intériorisé, de même que le dhikr des soufis ou l’oraison hésychaste. Ces techniques dépassent certes de beaucoup le plan sensoriel mais, du moins au départ, elles s’appuient généralement sur lui.

Concentrations sur objets internes

Par «interne» nous entendons ici spécifiquement le monde mental ou psychique: concepts, symboles, thèmes abstraits, koans zen, investigation védantique (le «Qui suis-je?» de Râmana Maharshi), visualisations statiques ou dynamiques particulièrement à l’honneur dans le tantrisme hindou et tibétain. Ces concentrations sont plus difficiles, plus «sèches» que les précédentes, et ne conviennent donc qu’à des tempéraments déjà fortement intériorisés.

Concentrations sans objet

L’expression même est paradoxale: au lieu de tourner l’attention du pratiquant vers un objet déterminé – sensible ou mental – on l’invite à s’appréhender lui-même en quelque sorte, et lui seul, non pas en tant qu’individualité limitée bien sûr mais en tant que Conscience pure, Témoin des phénomènes, Soi. Encore tous ces termes revêtent-ils une certaine positivité. Mais une concentration plus radicale et plus déconcertante encore peut se porter sur la vacuité absolue, le «sans-objet», le «sans-support». Ces techniques se retrouvent à la fois dans l’advaita-vedânta, dans le bouddhisme Mâhâyâna, dans le tantrisme shivaïte et même dans la mystique chrétienne. Un exemple pris chez Grégoire le Sinaïte: «Ne laisse jamais un objet sensible ou mental, extérieur ou intérieur, fût-ce l’image du Christ ou la forme soi-disant d’un ange ou des saints, ou encore une lumière s’inscrire ou se dessiner dans ton esprit.»

Concentration dans la vie

C’est là un domaine très riche, proprement inépuisable, un complément indispensable en outre aux techniques organisées et méthodiques dont nous avons parlé jusqu’ici. Une concentration, en effet, qui se limiterait à une heure de la journée où l’on s’est placé dans des conditions privilégiées d’isolement, de tranquillité, de confort n’aurait qu’une valeur relative et presque «esthétique». C’est à la capacité d’être concentré dans la vie quotidienne, y compris dans ses activités les plus humbles, que l’on peut juger de la réussite de la méthode.

Rien ne devrait être accompli dans l’automatisme. Autrement dit, chacun de nos gestes devrait être baigné de conscience. Cela concerne évidemment l’exercice du métier, quel qu’il soit, mais aussi le réveil, la toilette, les repas, la marche, les transports, les loisirs, les jeux, les spectacles, les relations humaines, la sexualité, le sommeil et même le rêve. C’est délibérément que nous semblons mettre tous ces aspects de la vie sur le même plan. Aucun n’est en soi supérieur aux autres. La concentration peut s’exercer impartialement et intensément sur chacun d’eux. Tout acte, toute émotion peut devenir le support d’un magnifique épanouissement de l’être. Cela est même vrai des émotions qui passent généralement pour négatives et destructrices, telles que la colère, la peur ou le désir extrême. L’essentiel, dans ces instants-là, est d’arriver à capter la charge d’énergie pure que recèle toute passion, quand on ne la passe pas au crible du jugement et de la morale. Alors, et alors seulement, on peut dire que la fameuse dichotomie entre le conscient et l’inconscient cesse. Une communication permanente s’établit entre ces différents étages de notre personnalité. A un univers de contradictions succède un univers de contrastes, puis de compléments, et enfin d’unité.

La concentration, pour quoi faire?

Le premier bénéfice de la concentration est sans doute l’acquisition d’un calme, d’une stabilité psychique. La sensation d’écartèlement, de dispersion dont se plaignent tant de gens aujourd’hui se réduit à mesure que l’on travaille telle ou telle des techniques millénaires que nous avons brièvement évoquées. Certes on devrait toujours garder présente la conscience des limites d’une telle discipline: dans la concentration on demeure toujours dans un cadre mental, donc d’une certaine manière, quelle que soit la largeur des cercles, on tourne en rond. C’est une partie du mental qui a décidé d’en discipliner une autre, d’en «fixer» une autre. Si l’on considère, selon le point de vue védantique, que le mental tout entier est une illusion, la concentration, quel que soit son objet, apparaît irrémédiablement illusoire. La pensée ne peut changer la pensée, l’ego ne peut se débarrasser de l’ego. C’est là une exaspérante réalité, dont la prise de conscience précisément constitue souvent, dans la tradition zen, le déclic du véritable Éveil.

La concentration n’en a pas moins une immense valeur propédeutique et auxiliaire. Choisir un objet, un thème ou un support pour son attention; s’y tenir avec la même vigilance qu’un pilote qui tient un cap; l’examiner sur toutes ses coutures; l’aimer sans s’y attacher; ne pas se désespérer si on le perd et le retrouver avec reconnaissance; tous les moments de cette démarche ont une valeur déjà spirituelle, tout comme le travail sur le corps ou sur le souffle que trop de gens envisagent sur un plan purement physique. Par cette pratique préméditative on affine certainement l’outil mental mais surtout on forme et on forge un caractère. C’est pour avoir négligé ces disciplines que beaucoup de chercheurs finissent par se dissoudre dans un vague quiétisme, dans une aimable paresse mystique camouflée sous des noms flatteurs, dans un flou de l’âme où, faute d’appui, de consistance, de résistance, l’Éveil ne pourra jamais percer et deviendra, au fil des temps, une lancinante nostalgie.

QUELQUES OUVRAGES DE PIERRE FEUGA

Cent douze méditations tantriques (Ed l’Originel)

Cinq visages de la Déesse (Ed Le Mail)

Pour l’Éveil (Ed Cerf)

Le bonheur est de ce monde (Ed l’Originel)

L’Art de la concentration (Ed Albin Michel).