Katia Barbérian
Lautréamont

Dès lors, il semble que l’exploration du mal, l’expérience mystique, soient pour Maldoror une descente aux enfers qui seule lui redonnera la clarté de son être. Tout sera traversé : le crime, la folie, la mort, l’amour… ; la création a mille visages, elle est flux d’intensités, et nous sommes le passage de ces flux… Quand nous aurons compris cela, donc abandonné notre moi limité, nous serons enfin autres…

(Extrait de L’Univers de la Parapsychologie et de l’Ésotérisme, Tome 2, éditions Martinsart, 1976)

Il n’est pas question d’introduire Lautréamont, encore moins de le présenter au sein d’une exposition littéraire, linéaire, soucieuse de situer un écrivain par rapport à des influences, à des rencontres… Nous ne pouvons que laisser être ce qui nous parle comme la voix d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont. C’est une présence qui surgit, et, si énigmatique soit-elle, il s’agit de la recevoir comme nous le pouvons, sans plus. Cependant, nous dira-t-on, il est ici parlé de Lautréamont au sein d’une analyse sur les rapports de la littérature et de l’ésotérisme: et précisément, il nous semble que l’œuvre entière de Lautréamont est une immense question (sans réponse ?) sur l’ésotérisme de la parole poétique. Faut-il laisser la parole à sa propre énigme, c’est-à-dire se garder de toute interprétation, de toute systématisation en thèmes ? Se garder de jouer les Grands Prêtres qui recueillent de la bouche de la Pythie ce qui peut-être est à jamais hors du logos ? Certes, telle serait bien la tentation de celui qui lit Lautréamont, rapté par Maldoror comme l’enfant du premier Chant… mais par-delà la tentation, faisons la tentative d’un parcours qui ne brise pas les ailes de Maldoror, qui ne réduit pas l’immensité des abîmes, la cruauté des actes, la puissance des monstres…

Nous ne donnerons pas une interprétation de Lautréamont : nous proposerons quelques regards sur les textes, nous serons essentielle­ment attentifs à l’ambiguïté de tout ce qui est dit ici ; il n’y a pas de sens unique à l’œuvre dans les Chants de Maldoror, il y a une polyvocité, des métamorphoses continuelles, des renversements incessants : bref, l’écriture c’est le tourbillon d’une voix débordée de toutes parts par ce qui la saisit, la transperce, la condamne à délirer ou à se taire, lui fait presser l’écorce nocturne du jour, creuser la nuit du plein soleil. Notre première tâche sera donc de scruter, à travers les Chants de Mal­doror, ce qui apparaît, fugitivement, d’Isidore Ducasse : quelle identité entre Maldoror, Ducasse et Lautréamont ? Nous ne connaissons de la vie que ces « Chants »…

Dès lors, il nous sera possible de faire surgir des figures, des formes révélatrices : la cruauté, l’animalité, l’infini, le mal, toutes ces formes posant la question de ce qui parle, de ce qui s’écrit à travers Lautréa­mont. Nous ferons une place aux diverses lectures antérieures de Lautréamont : elles sont toutes des tentatives, et des tentatives inquiètes, pour se protéger du mystère comme tel, de l’insupportabilité du cri et de ce en quoi il se renverse : le silence. Tant de lectures pour une énigme ! À moins qu’il ne soit précisément d’une clarté fulgurante, le secret des Chants de Maldoror… si toute lumière se conquiert au terme d’une épuisante traversée du désert qui ne livre pas son chiffre, sinon, jus­tement, lorsqu’on en est délivré…

Isidore Ducasse, Lautréamont, Maldoror : quelle identité?

Quel chemin suivre pour accéder à une identité de celui qui écrivit les Chants de Maldoror? Double accès, peut-être : celui des actes déli­mitant sa vie dans une époque donnée, celui des rares témoignages de camarades ou d’éditeurs ou celui des textes eux-mêmes, à travers lesquels « le Montévidéen » apparaît ?

D’Isidore Ducasse, nous possédons un acte de naissance et un acte de décès… c’est tout. Isidore Ducasse naît le 4 avril 1846, à Montevideo, et meurt le 24 novembre 1870, à l’âge de vingt-quatre ans, dans une chambre du faubourg Montmartre. La plupart des renseignements et des documents qui sont aujourd’hui en notre possession viennent du livre d’Alvaro et Gervasio Guillot-Munoz, Lautréamont et Lafargue. Le père d’Isidore Ducasse, François Ducasse, est né en 1809 dans les, Hautes-Pyrénées; il sera instituteur de 1837 à 1838 près de Tarbes; il rencontre à cette époque Célestine-Jacquette Davezac; on ne connaît pas la date de leur mariage (ils ont douze ans de différence), le seul document où figure le nom de Célestine-Jacquette Davezac est l’acte de naissance d’Isidore Ducasse. Le couple est installé à Montevideo, et François Ducasse est commis au Consulat général de France. Il deviendra d’ailleurs chancelier, grâce à la guerre avec l’Argen­tine. La mort de Jacquette Davezac demeure mystérieuse : s’est-elle suicidée l’année du baptême de son fils, en 1847 ? On ne peut qu’être prudent sur ce point. Nous ne savons rien des quatorze premières années d’Isidore Ducasse. On le retrouve pensionnaire au lycée de Tarbes, d’octobre 1859 à août 1862. Il a pour condisciples Henri Mue et Georges Dazet, dédicatoires des Poésies. Ce dernier tenait d’ailleurs un rôle important dans la première version du premier Chant de Mal­doror; il deviendra ensuite « le poulpe au regard de soie », et ceci ne saurait être sans intérêt pour la biographie de Ducasse/Lautréamont. Isidore Ducasse est un bon élève : en 1861-1862, il a un premier accessit d’excellence et un deuxième accessit de thème latin ; notons également un premier prix d’arithmétique et de géométrie. Nous perdons sa trace d’août 1862 à octobre 1863. On le retrouve en classe de rhétorique au lycée de Pau en 1863-1864, et en classe de philosophie en 1864­-1865. Il a pour condisciple Paul Lespès, dont nous citerons le témoi­gnage. Son professeur de philosophie, Paul Hinstin, et ses condisciples Lespès et Minvielle sont tous trois dédicatoires des Poésies.

Pendant trois ans, nous perdons de nouveau la trace de Ducasse. À vingt-deux ans, il est à Paris. Genonceaux prétend qu’il avait pour but de suivre les cours de l’école des Mines ou de Polytech­nique. Ceci reste invérifiable. Est-il allé à Montevideo entre 1865 et 1867 ? Ceci est peu vraisemblable. En août 1868, Lautréamont fait imprimer le premier Chant de Maldoror. Entre le 15 août et le 1er dé­cembre 1868, il fait acte de candidature au deuxième concours poé­tique de Bordeaux, placé sous les auspices d’Évariste Cauance ; celui-ci imprimera le premier Chant, à dix centimes la ligne et souscription, à un volume, dans la deuxième série de Littérature contemporaine. En 1869, Lautréamont trouve un éditeur belge, Lacroix, qui consent à publier, à compte d’auteur, la totalité des Chants. Mais effrayé par l’audace du texte, Lacroix se ravise et suspend la fabrication ; il refuse de distribuer le livre. Dès février 1870, Lautréamont est engagé dans la rédaction des Poésies. La première partie verra le jour en avril 1870, publiée par la librairie Gabrie ; la seconde sera déposée au ministère de l’Intérieur en juin. Le 24 novembre, à huit heures du matin, Isidore Ducasse meurt dans une ville assiégée. Les causes du décès ne sont pas connues. Ainsi se clôt dans l’inconnu cette vie dont ne nous est parvenue qu’une trame très mince : il y a surtout des « blancs », des plages désertes…

Que pouvons-nous dire, alors, de l’apparence d’Isidore Ducasse ? Seules références : celles de ses condisciples, en particulier de Paul Lespès. Nous n’avons par ailleurs que des portraits présumés, comme si toute trace trop précise était interdite au comte de Lautréamont… Écou­tons Paul Lespès : « … Je vois encore ce grand jeune homme mince, le dos un peu voûté, le teint pâle, les cheveux longs tombant en travers sur le front, la voix aigrelette. Sa physionomie n’avait rien d’attirant. Il était d’ordinaire triste et silencieux… Il admirait Edgar Poe. Nous le tenions au lycée pour un esprit fantasque… » Ce témoignage n’est pas une référence absolue : on peut cependant le prendre en considération, il satisfait sans doute notre besoin d’imaginer cet inconnu que demeure Isidore Ducasse. N’en tirons pas de conclusions trop hâtives : il n’est que le regard d’un homme sur un camarade disparu.

La vie d’Isidore Ducasse, ces vingt-quatre années dont nous parvient seulement un écho plus proche du mutisme, nous renvoie à la seule trace matérielle que nous possédions : le texte. L’identité d’Isidore Ducasse, ou son refus d’identité, c’est l’écriture des Chants de Mal­doror; s’il s’inscrit quelque part, c’est là, et non dans les hypothèses que les uns et les autres s’efforcent de développer pour faire reculer l’énigme. Car l’énigme ne reculera pas : il faut d’abord la saisir en tant que telle. Peut-être nous est-il dit ici que le sujet du discours s’efface derrière ce qui l’a provoqué à la parole : et dès lors, la parole est parole provocante, d’un prophétisme apocalyptique, car nous avons tous perdu notre identité dans les métamorphoses de Maldoror. Tel est le seul rapport entre l’ésotérisme et la littérature : comment ne pas voir qu’il y a, paradoxalement, coïncidence parfaite entre l’absence de visage de Lautréamont, et la multiplicité des visages maldororiens ? Bien sûr, dans le premier Chant, nous trouverons des références bio­graphiques : citons quelques fragments : « Ce n’est pas l’esprit de Dieu qui passe : ce n’est que le soupir aigu de la prostitution, uni avec les gémissements graves du Montévidéen… »; « La fin du dix-neuvième siècle verra son poète… ; il est né sur les rives américaines, à l’embou­chure de la Plata… » De quoi sommes-nous assurés ici ? D’un auteur qui parle et est à l’origine de sa parole ? Mais rappelons que Lautréamont a gommé de la seconde version du premier Chant le nom de Dazet présent dans la première ; il l’a remplacé par ses métamorphoses : « poulpe au regard de soie », « rhinolophe », « pou vénérable », « cra­paud », « acarus sarcopte »; et si Dazet est important, c’est précisé­ment par sa disparition, qui est aussi le refus d’une certaine identité de Lautréamont lui-même. Le changement intervenu d’une version à l’autre donne le sens (l’orientation) du discours de Lautréamont : il est dépersonnalisation, perte du moi dans l’infini du non-moi ; tous les masques de Maldoror sont signes de cela, de ce flux incessant, du devenir vertigineux tant que nous n’avons pas saisi le chiffre de ce tourbillon (cf. passage sur le vol des étourneaux, donc l’explicitation par Lautréamont lui-même). En d’autres termes, n’ayons pas peur de la perte absolue : celle du Je univoque, du visage tracé une fois pour toutes, n’ayons pas peur des mutations, des transmutations, de ce que les autres nommeront folie et qui n’est peut-être que l’extrême de la lucidité. Il est vrai que les Chants de Maldoror sont déchirants : et qu’ils nous déchirent plus qu’aucun autre cri poussé par la littérature. Et ce tragique de la métamorphose du moi, nous pouvons toujours lui donner des raisons psychologiques : la solitude du poète dans une chambre parisienne, la solitude de l’homosexuel (car il fau­drait revenir sur cet aspect de Lautréamont : recherche du frère, du double, de l’amant, fascination devant l’hermaphrodite) ; ces raisons psychologiques ne sont pas importantes : il faut aller au-delà, et entendre ce qui parle à travers l’écriture. En ce sens, nous rejoindrions la position de M. Blanchot : « Si l’on trouve dix réminiscences derrière la même image de Maldoror, si ces dix archétypes ou modèles sont autant de masques qui se recouvrent et se surveillent les uns les autres, sans qu’aucun apparaisse comme le vrai moule du visage, ni comme sûrement étranger à cette figure, c’est le signe que Lautréamont a été en accord avec quelques points rares de l’espace imaginaire où la puissance mythique collective et la puissance personnelle des œuvres voient se conjuguer leurs ressources. »

Regards sur quelques thèmes

Nous avons montré, à partir du texte même de Lautréamont, qu’il importait avant tout de laisser parler ce qui se transforme constamment, n’existe que dans ses métamorphoses. Cependant, dans l’œuvre qui nous intéresse, un nom revient toujours semblable à lui-même dans sa littéralité : Maldoror. « J’établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années… » On a donné toutes sortes d’interprétations du nom : « Maldoror, aurore du Mal » (René Crevel), « Maldoror, le Mauvais de l’Aurore » (Robert Amadou) ; il n’est pas possible, en tout cas, d’échapper à ce que suggère, immédiatement, le mot : cette mise en rapport du Mal et de l’Aurore, Mal d’Aurore, donc. Si nous nous en tenons à cette suggestion immédiate, c’est qu’elle paraît en accord avec le mouvement des Chants ; le thème constant est certes le mal, mais par ou à travers le mal, on atteint une aurore (cf. fin du cinquième Chant : « Réveille-toi, Maldoror !… Il attend que le crépuscule du matin vienne apporter, par le changement de décors, un dérisoire soulagement à son corps bouleversé. ») Il y a donc une exploration du mal qui a cette finalité de délivrance (nous reviendrons sur ce point ultérieurement).

Le thème du mal apparaît comme essentiel : les Chants sont chants du mal sous toutes ses formes. Lautréamont l’affirme dans une lettre : « … J’ai chanté le mal comme ont fait Mickiewig, A. de Musset, Bau­delaire, etc. Naturellement, j’ai un peu exagéré le diapason… » Maldoror fait le mal, il est aussi déchiré par le mal qu’il provoque : la jouissance du mal est donc ambiguë dans les textes en question, on n’a pas suffi­samment insisté sur ce point. Ce thème du mal est lié plus précisément à celui de la cruauté, du sang, du meurtre ; il nous paraît également nécessaire de mettre en rapport le mal et le désespoir sur l’homme (Maldoror est celui qui a désespéré de l’homme, et qui tue l’espérance dans un combat féroce).

Poursuivons notre exploration de l’univers de Maldoror ; le second thème essentiel est celui de la bestialité, ou des métamorphoses ani­males. Tout au long des Chants, Maldoror est à la fois celui qui se trans­forme, et celui qui assiste aux transformations. On peut relier ce devenir-animal à l’inconscient, aux archétypes collectifs, aux influences bibliques, cabalistiques ; il n’en reste pas moins que ceci nous révèle toujours la même chose. Cette perte de soi dans les changements multiples ; le malaise qui nous étreint devant la tératologie maldoro­rienne, n’est-il pas précisément l’effroi devant l’invasion de toutes les forces cosmiques obscures ? L’univers est grouillant, nous le ver­rons : des poulpes, des tarentules, des squales, des poux, des crabes, des taupes, des aigles, etc. Comment nous accommoder de cette vie qui nous happe, de cet abîme auquel nous reviendrons ? Rapprochons cet effroi devant le bestial de la peur de la mort : la peur de mourir, c’est la peur d’être dévoré par l’univers.

C’est ainsi que l’érotisme maldororien a partie liée avec la mort et avec la bestialité : l’étreinte « hideuse » du squale est une transgression de la mort et de l’inceste, une expérience du mal qui plonge dans l’infini.

Dès lors, nous approchons de ce qui sera sans doute le cœur de la parole poétique des Chants, ce qui les provoque : une quête de l’infini. Lautréamont l’exprime dès le premier Chant : « … Ils ont soif insatiable de l’infini, comme toi, comme moi… Moi, comme les chiens, j’éprouve le besoin de l’infini. » Les thèmes du mal et de la bestialité existent donc en référence à ce désir originel d’infini ; toute traversée du mal est selon nous réponse à l’appel d’un abîme, dont l’océan est le sym­bole.

Ceci nous fait accéder à une quatrième voie du texte de Lautréamont : le renversement du rapport Bien-Mal ; il y a constamment un échange des contraires (Bien-Mal, Dieu-Satan, Haut-Bas, etc.) ; ce renverse­ment doit être compris à partir d’une exploration du mal qui est par-delà le bien et le mal, car elle s’inscrit comme expérience de l’infini, comme mystique de l’inversion. Lautréamont cherche à s’identifier à l’infini : cette identification ne peut se faire que dans la négation des contraires limités qui fonctionnent comme cadres illusoires de notre univers. Il ne trouvera son nom que dans la perte de tous les repères habituels. Il semble que ce soit là le chemin propre des Chants de Maldoror. Nous nous appuierons ici sur un fragment des Poésies II. « La contradiction est la marque de la fausseté. L’incontradiction est la marque de la cer­titude. » Cet emprunt fait aux Poésies pour confirmer notre regard sur les Chants ne nous paraît pas abusif. Il semble que, bien souvent, on n’ait pas vu le bien des Chants aux Poésies; certains critiques n’ont pas compris le renversement d’un texte à l’autre ; c’est précisément ce renversement qui est explicatif. Nous découvrons, dans les Poésies, ce qu’il en est de la science cherchée par Lautréamont, ce qu’il en est de la parole poétique. Et ces passages nous apparaissent comme fon­damentaux. « Les philosophes ne sont pas autant que les poètes… La science que j’entreprends est une science distincte de la poésie. Je ne chante pas cette dernière. Je m’efforce de découvrir sa source… »

Un théâtre de la cruauté

Lautréamont, chantre du mal : est-ce donc cela qui est au cœur de sa parole, comme un principe ? Tout s’organiserait donc à partir du mal. Essayons en premier lieu de regarder comment apparaît le mal.

Nous ne prétendons pas réduire cette figure à la cruauté : elle en est peut-être la forme la plus générale, surtout si on relie le terme à son étymologie : sanglant. L’itinéraire de Maldoror à travers le mal n’est pas simple : il est certes le criminel, le destructeur, le corrupteur, mais il fait le mal en se faisant mal, et à partir d’une découverte originelle et effrayée du mal. Le mal apparaît donc dans différents modes d’ex­pression : crimes, masochisme, vampirisme, tentation de l’innocence.

Il faut ici revenir sur les sources de Lautréamont, même si, comme nous l’avons montré, ce travail de recherche n’est pas le plus important. Les Chants de Maldoror relèvent souvent, dans leur imagerie, et bien qu’ils en soient une parodie, du roman noir du XVIIIe siècle. Les maîtres du genre sont morts depuis longtemps, mais leur influence n’en demeure pas moins vivace : Horace Walpole, Matthew Gregory Lewis, Ann Radcliffe, Ch. Robert Maturin.

La troisième édition du livre de Maturin, Melmoth, paraît chez Lacroix en 1867 : nous connaissons l’importance qu’avait eu ce roman ; sou­venons-nous par exemple que Balzac en a fait une imitation dans Le Centenaire ou Les deux Beringheld (1822). Soulignons aussi l’œuvre d’Horace Walpole, Le Château d’Otrante; Walpole, dans la préface à la seconde édition, indique lui-même les caractéristiques du genre. « Les protagonistes semblent perdre la raison au moment où les lois de la nature cessent d’être respectées. » Il est certain qu’il y a là une source littéraire réelle, et que des auteurs comme Walpole, Radcliffe et Maturin ont orienté un certain style, qui convient parfaitement à Lautréamont. Il est vrai aussi que le genre a dégénéré en vulgarisations parfois navrantes, de Walter Scott à Eugène Sue et Panson du Terrail. Nous serons également tentés de rapprocher Lautréamont du maître du roman noir : Sade ; ce viol des lois de la nature, cet univers du vertige et de la destruction de l’innocence, c’est à la fois celui de Sade et de Lautréamont. Il suffit ici de noter un possible rapport : nous ne savons pas si Lautréamont a lu Sade.

Théâtre de la cruauté donc, Maldoror dira : « Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté. » Les épisodes abondent : le rasoir qui déchire un visage, les ongles qui s’enfoncent jusqu’au cœur, la petite fille violée et déchiquetée, le naufragé fracassé par les balles, etc. Il faut d’ailleurs noter ce lien de la cruauté et de l’érotisme que le dessein érotique soit ou non explicité. L’agression sadique est souvent, nous le remarquons, liée à une impuissance de Maldoror : il cherche une union parfaite, à travers le mal, une fois de plus (cf. épisode du requin, fin du Chant II … « chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant… »)

Mais ce théâtre de la cruauté, c’est aussi le renversement de la vio­lence contre autrui. Maldoror jouit de la souffrance des autres, d’autant plus qu’il souffre lui-même. L’ambiguïté est évidente, faut-il l’interpréter dès maintenant comme ce que Pierre Quint appelle « l’amour mystique du mal », participation à l’infini par cette communion noire ? « Alors tu me déchireras, sans jamais t’arrêter, avec les dents et les ongles à la fois… ; et nous souffrirons tous les deux, moi d’être déchiré, toi de me déchirer » (Chant I, strophe VI). De même, pendant le naufrage, il s’enfonce dans la joue la pointe aiguë d’un fer. « Et je pensais ainsi secrètement : « Ils souffrent davantage ! » J’avais au moins ainsi un terme de comparaison. » Il y a donc une ambiguïté fondamentale de la cruauté maldororienne : pensons aussi aux nombreuses scènes où Maldoror se fait du mal en luttant contre un autre : par exemple la scène où il terrasse le dragon, terrassant ainsi en lui l’espérance, ou encore les moments où intervient l’imposture du miroir : il oublie de se recon­naître en lui, et laisse apparaître par là même qu’il est l’objet de sa propre violence.

Ceci nous renvoie en définitive à une liaison de la cruauté et de l’expérience originelle de la souffrance. Comment ne pas rappeler les mots de Maldoror : « J’établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux… Il s’aperçut ensuite qu’il était né méchant »… La première expérience du mal, c’est donc celle de se savoir soi-même en proie au mal, c’est la souffrance du savoir-de-soi, ou de la lucidité. Les Chants de Maldoror ne sont-ils pas, d’ailleurs, le lieu d’un certain rapport entre lucidité et obscurité ? Lucidité désespérée ; Maldoror a tué l’espérance devant la nature humaine : et ne faut-il pas insister sur cette expérience du mal comme insoutenable énigme cosmique ? Plonger dans le mal, comme on se mêle à l’océan, n’est-ce pas le nier? Maldoror dénonce, à plusieurs reprises, la férocité divine (repas cruel de Dieu, au Chant II ; strophe de la lanterne rouge au Chant III) ; sa révolte contre Dieu est révolte contre la Toute-Puissance de la destruction, de l’anthropophagie, bref contre la supercherie divine ; il dénonce aussi, d’une manière déchi­rante, la férocité des hommes qui est la même que celle de Dieu (cf. l’épisode horrible de l’omnibus, au Chant II), et la conclusion significative de Maldoror : « Ma poésie ne consiste qu’à attaquer, par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n’aurait pas dû engendrer une telle vermine »… Il dénoncera aussi la méchanceté éro­tique des femmes (cf. supplice du pendu au Chant IV).

À cela, il faut ajouter le sentiment de mal-être moral qui envahit Maldoror après son acte criminel. Dans le premier Chant, Maldoror supplicie un enfant (ne faut-il pas ici faire le lien avec Gilles de Rais ? Nous renvoyons à l’ouvrage de Georges Bataille sur ce point). Citons le texte : « … Rien n’est si bon que son sang, extrait comme je viens de le dire, et tout chaud encore, si ce ne sont ses larmes, amères comme le ciel… Adolescent, pardonne-moi. Une fois sortis de cette vie passa­gère, je veux que nous soyons entrelacés pendant l’éternité ; ne former qu’un seul être, ma bouche collée à ta bouche… O toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur cette page qui consacre la sainteté du crime, je sais que ton pardon fut grand comme l’univers. » Le sens du texte nous paraît, toujours au sein d’une ambiguïté fondamentale de l’expérience maléfique, clair. De même l’épisode de la chevelure de Falmer, a la fin du Chant IV : « Comme sa voix est bienveillante. M’a-t-il donc pardonné ? Son corps alla cogner contre le tronc d’un chêne… Maldoror ! »

L’amour des beaux adolescents, Falmer, Elseneur, Réginald, Mervyn, a toujours partie liée avec la souffrance et le sadisme. En cela, le pro­blème du mal chez Lautréamont relève de toute une quête, d’un éso­térisme de la cruauté, cette magie noire dont peut-être nous pouvons parler. Il y a là célébration d’un mystère dont les fondations n’apparaî­tront qu’ultérieurement. En tout cas, ne concluons pas hâtivement à la simple recherche du mal pour le mal ; le vertige du crime, notre propre vertige devant cet univers sanglant, nous projette en fait dans l’inconnu.

Le bestiaire fantastique

Nous sommes partis d’un regard sur le mal, et ce regard s’attardera maintenant sur le bestiaire maldororien. Comment accéder à ce monde animal dont l’écriture de Lautréamont est grouillante ? Comment y accéder sans être happés, et réduits au silence, par la multiplicité, pré­cisément, des formes ?

Nous poserons comme préalable à cette lecture la nécessité d’une liaison : celle de l’animalité et des métamorphoses. Maldoror se méta­morphose constamment en figures animales diverses, ce que nous pouvons rapprocher de la non-identité dont nous parlions plus haut; mais Maldoror métamorphose aussi les autres, par exemple Dazet est devenu « poulpe au regard de soie », ou encore « crapaud », etc. Peut-être tous ces animaux sont-ils, comme le suggère M. Blanchot, « la hantise d’une possibilité non encore reconnue et égarée dans les profondeurs d’un passé toujours impénétrable »? La métamorphose n’existe que par rapport à une identité, et Maldoror dira au chant IV « N’y a-t-il pas longtemps que je ne me ressemble plus ?… » Essayons de voir quelles « ressemblances » s’invente Maldoror pour trouver une identité. Bachelard a recensé les animaux présents dans les deux cent quarante pages des Chants : il y en a cent quatre-vingt-cinq ; en outre, on note quatre cent trente-cinq références à la vie animale dans ces pages. L’animalité est saisie du dedans, c’est-à-dire qu’elle est saisie en tant que force transformante, et que par là même on se rapproche du sens ultime de la métamorphose. Il est vrai que l’animalité apparaît dans son geste atroce (ainsi la succion du pou, de la taren­tule…) ; mais il y a là encore le bonheur de la métamorphose, une jouis­sance du renversement. « La métamorphose ne parut jamais à mes yeux que comme le haut et magnanime retentissement d’un bonheur parfait, que j’attendais depuis longtemps. Il était enfin venu, le jour où je fus un pourceau. »

Ces métamorphoses impressionnantes ne sont pas, en tant que telles, étranges dans la littérature. Il serait possible de relier nombre de figures a des réminiscences culturelles diverses :

l’Apocalypse (on a parlé à propos des Chants de Maldoror d’une « Apocalypse noire ») ; la strophe IX du Chant II est rapprochée par Linder de l’épisode des sauterelles dans l’Apocalypse ; de même, le combat avec le dragon nous paraît s’inscrire dans la même relation (« Lis, sur mon front, mon nom écrit en signes hiéroglyphiques », Chant III) ;

l’Enfer de Dante (il semble qu’on puisse l’en rapprocher à bien des moments) ;

Edgar Poe (le bestiaire d’Edgar Poe est riche et nous savons, par Paul Lespès, que Ducasse lisait Poe avant même le lycée).

Il y aurait certes d’autres influences, mais notre propos n’est pas d’en faire le compte exact; il suffit de montrer l’appartenance de Lautréamont à une tradition. Le plus intéressant, à notre avis, serait de signaler, avec Gaston Bachelard, l’irrésistible évocation : celle des bestiaires du Moyen Âge. C’est de cela que Lautréamont est le plus proche.

Revenons sur la fantas(ma)tique propre du bestiaire. Deux thèmes, dans cet univers animal, seraient prédominants : la griffe et la ventouse. Ils correspondent tous deux à ces formes du mal ou de la violence dont nous parlions précédemment. La griffe est d’ailleurs plus immédiate­ment agression, elle est le premier effroi de l’enfant : « Mère, vois ces griffes… » ; le créateur tient sa proie avec « les deux premières griffes du pied », Maldoror conseille dans le Chant I de laisser pousser ses ongles pendant quinze jours pour mieux lacérer l’enfant. Nous relions à la griffe la pince et la serre (cf. les figures de l’aigle, du crabe tourteau, du vautour). Le bec de l’aigle déchire, et ne dévore pas. Il faut égale­ment noter les métamorphoses des animaux eux-mêmes (cf. combat avec le dragon, où l’aigle change de dimensions).

Autre thème : la ventouse ; elle concerne le pou, l’araignée, la sangsue, la tarentule, le vampire et surtout le poulpe. Il semble qu’elle soit en définitive plus significative du bestiaire, ou plus exactement de la force bestiale et obscure à l’œuvre dans l’univers. C’est l’idée de succion qui est révélatrice, elle réapparaît fréquemment : « Il existe un insecte que les hommes nourrissent à leurs frais ; mais ils le craignent. Celui-ci, qui n’aime pas le vin, mais qui préfère le sang, si on ne satis­faisait pas à ses besoins légitimes, serait capable, par un pouvoir occulte, de devenir aussi gros qu’un éléphant » (Chant II). Le pou est effectivement vampirique ; il est à la fois une lente extraction de la sève vitale des individus ; il est aussi la puissance de la vie elle-même. Toujours l’ambiguïté : car nous nourrissons ce qui nous détruit, nous n’avons pas la maîtrise de l’occulte. Maldoror se transformera, lui aussi, en poulpe à huit tentacules et épouvante ainsi son ennemi. On ne peut s’empêcher d’être saisi à l’évocation de l’« immense succion » de la tarentule, d’un effroi particulier : comme si l’affirmation d’une puissance délirante de la vie était précisément ce qui nous fait perdre notre iden­tité. Floraison noire des ventouses, des tentacules, des suçoirs, des serpents : alchimie animale qui se poursuit au plus intime de nous-même (il serait banal de rappeler ici, et Kafka, et l’interprétation psy­chanalytique possible du bestiaire : les fantasmes d’un inconscient collectif, archétypique).

C’est pourquoi le bestiaire de Lautréamont est celui d’un devenir-animal qui interroge l’homme ; que les figures qui apparaissent soient issues de l’inconscient, ou qu’elles soient interprétées autrement dans l’écriture de Lautréamont, peu importe en définitive. Il est l’un des per­sonnages de ce bestiaire qui mérite notre attention : c’est celui du vampire. En lui se trouve exprimée la dualité des composantes maldo­roriennes : il y a à la fois vampirisme actif et vampirisme passif. « Moi qui fais reculer le sommeil et les cauchemars je me sens paralysé dans la totalité de mon corps quand [l’araignée de la grande espèce] grimpe le long des pieds d’ébène de mon lit de satin. Elle m’étreint la gorge avec ses pattes, et me suce le sang avec son ventre. » On a le sentiment que Maldoror, l’homme qui ne connaît pas le sommeil, trouve dans cette succion une jouissance qui est celle de la mort : il n’est plus que ce désir de succion, et cette succion l’introduit dans la force même de la vie obscure. À la fois opacité et lucidité de cet accès. La succion de l’araignée est aussi châtiment, et il faudrait s’attarder sur le passage final du Chant V : cette punition du vampire arachnéen est punition d’un double crime présentant l’éternelle ambiguïté des crimes d’ado­lescents ; Elseneur et Réginald sont les doubles que Maldoror cherche ; il les détruit ; comme pour Falmer la mémoire tarentule suce son esprit, jusqu’à l’éclatement, à travers le sommeil, d’une lucidité exsangue.

Métamorphose : telle est la loi du devenir-animal. Il y a des contami­nations entre les espèces. Le poulpe prend des ailes et les poulpes ailés ressemblent de loin à des corbeaux. Ces transformations s’effectuent essentiellement dans deux règnes : la vie marine et la vie aérienne. Lautréamont a une attraction évidente pour l’océan (nous y revien­drons), et pour le ciel : là encore joue le renversement du haut en bas, et du bas en haut. L’union parfaite ne sera-t-elle pas un moment trou­vée avec la femelle du requin ? Roland de Renéville remarque ceci : « Certains occultistes classent les oiseaux et les poissons dans une race distincte de celle qu’ils assignent aux autres animaux. Les peintres dits primitifs, de leur côté, nous ont laissé de nombreux paysages dont les arbres portent en guise d’habitants des poissons parmi les feuilles. Enfin, et avant tout, l’on ne saurait oublier que cette confusion singu­lière est amorcée dans les premières lignes de la Bible, où l’on peut lire que Dieu créa le même jour les poissons et les oiseaux. On peut dire avec Bachelard, et ceci rejoint la thèse que nous développions précédemment, que « … guidé par une lumière naturelle, Lautréamont a pénétré dans les arcanes du rêve biologique ». Le bestiaire fantastique est l’imagination dynamique qui laisse venir, par des chemins parfois obscurs, parfois aveuglants, des énergies en sommeil pour la perception ordinaire. Imagination qui est peut-être celle d’un sommeil particulier, se confondant avec le refus de dormir, comparé aux catalepsies du magnétisme. Au sein de ce sommeil, la métamorphose s’accomplit. Dès lors, ces figures animales ne sont-elles pas les étapes de notre accession à la lucidité ? À travers le monstrueux, ne rencontrons-nous pas la source de toutes les transformations ? Et en ceci, Lautréamont serait proche d’une tradition occultiste qui nous est familière : transfor­mation de la fatalité en liberté : « La métamorphose ne parut jamais à mes yeux que comme le haut et magnanime retentissement d’un bonheur parfait, que j’attendais depuis longtemps. »

Maldoror et l’infini

Nous avons assisté aux métamorphoses de Maldoror. Mais comment ne pas suivre Maldoror, dès le premier Chant, jusqu’au plus intime de sa parole ? C’est lui qui nous donne le sens de sa démesure : « Ils ont soif insatiable de l’infini, comme toi… » Il semble que ce passage soit essentiel : il nous apparaît comme une clé possible, mais nous ne prétendons pas quelle soit unique, de la lecture maldororienne. Là encore, le thème de l’infini, en tant que tel, n’est pas original : nous trouverons dans une strophe du premier Chant une célébration de l’océan comme infini qui s’apparente très nettement à Baudelaire (il est certain que Baudelaire est l’une des références de Ducasse). Ce qui est neuf, chez Lautréamont, c’est le traitement du thème, les renversements auquel il donne lieu.

Nous allons étudier ici, plus précisément, la strophe IX du premier Chant, tant en elle apparaissent les caractéristiques de ce besoin d’infini maldororien. « Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l’on voit sur le dos meurtri des mousses ; tu es un immense bleu appliqué sur le corps de la terre… […]. Vieil océan, tu es le symbole de l’identité : toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas d’une manière essentielle et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet… […]. Vieil océan, ta grandeur matérielle ne peut se comparer qu’à la mesure de ce qu’il a fallu de puissance active pour engendrer la totalité de ta masse. On ne peut pas t’embrasser d’un seul coup d’œil... […]. Vieil océan, les hommes, malgré l’excellence de leurs méthodes, ne sont pas encore parvenus, aidés par les moyens d’investigation de la science, à mesurer la profondeur vertigineuse de tes abîmes… […]. Vieil océan, ô grand célibataire… ta grandeur morale, image de l’infini, est immense comme la réflexion du philosophe, comme l’amour de la femme, comme la beauté divine de l’oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus beau que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère ? »

Si nous citons assez longuement ces passages du deuxième Chant, c’est que l’énigme de Maldoror se dénoue en partie au niveau de l’infini. Laissons de côté les correspondances, presque terme à terme, de ce texte avec le poème « L’Homme et la Mer » de Baudelaire. Il importe ici de montrer le terme des métamorphoses de Maldoror : Mal­doror qui est parfois le Roi des Aulnes ravisseur d’enfants, parfois le héros d’un combat sans merci contre la férocité divine, parfois l’assassin des adolescents blonds, parfois la force obscure qui ronge l’être du dedans, Maldoror, donc, à la recherche d’une identité qui n’est pas celle du commun des mortels. C’est pourquoi l’océan, l’élément liquide, joue ici un rôle primordial : il est le lieu des métamorphoses. C’est en ce sens que nous parlions de la nouveauté de Lautréamont : il célèbre l’océan, certes, comme l’ont fait Baudelaire, Byron, etc…, mais il le célèbre comme abîme d’éclosions diverses. Ainsi cette incantation est une façon de dire, et de dire éternellement, la perte de soi dans un dépas­sement cosmique. Maldoror proclame son entente avec les profondeurs sous-marines, avec ce « royaume de la viscosité » ; cet abîme est bien son abîme. On peut là encore interpréter en termes psychanalytiques l’invasion de l’océan : dire qu’il est l’inconscient, ou qu’il est une image de la mère, donc la consommation de l’inceste, la transgression d’un interdit seraient l’un des sens possibles du texte. Mais ceci n’exclut pas l’élément dominant : une recherche d’unité, si ambiguë soit-elle. Car l’océan n’est-il pas symbole d’ambiguïté ? Les vagues sont de cristal, mais la transparence ajoutée à la transparence fait une opacité. Et cela aussi, c’est Maldoror : lucidité des vagues, ténèbres d’une autre sorte… Est encore très significative l’ambivalence des sentiments de Maldoror vis-à-vis de l’océan : « Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère ? » : il y a là cette recherche du double qui est pour nous l’une des structures fondamentales de la pensée de Lautréamont (car, là encore, rechercher son double, c’est se mettre en quête de sa propre identité, mais c’est en même temps la perdre) ; cette recherche d’une fusion avec le principe même de l’identité va se renverser : l’amour se transformera en haine, Maldoror dira : « Je ne puis pas t’aimer, je te déteste… » Mais la haine sera à son tour trop grande et redeviendra amitié, soif d’intimité. Il y a là un mouvement qui seul peut nous permettre de comprendre l’énigme du mal chez Lautréamont : le mal est toujours inscrit, d’une certaine façon, dans l’infini, il est lui aussi susceptible de toutes les métamor­phoses, de même que le rapport de l’homme au mal l’est.

Nous avons lu l’essentiel de la relation Maldoror/infini dans la strophe sur l’océan. Mais il est un terme que nous n’avons pratiquement pas rencontré dans notre analyse : Dieu. Dieu est présent cependant dans les Chants de Maldoror, mais cette présence mérite qu’on l’interroge. Dieu est présent comme lui aussi susceptible de toutes les métamor­phoses. Il faut souligner que la partie de l’œuvre où l’érotisme est le plus directement présent est aussi celle où Dieu joue le rôle le plus actif. Rappelons ces strophes où Dieu est appelé tour à tour « le Créateur », « le Grand Tout », « le Céleste Bandit », il se livre aux pires débauches, il est anthropophage, sa férocité ne connaît pas de bornes. Comment recevoir cette image de Dieu ici dressée par Lautréamont ? Encore une fois, il semble que le renversement ait eu lieu : quelle différence entre Dieu et Satan ? Il y a une puissance factice de Dieu, qui est celle du mal beaucoup plus qu’autre chose ; et même dans le mal, Dieu apparaît parfois comme impuissant. Dès lors, la révolte, poétique de Lautréa­mont, active de Maldoror, contre Dieu, est la révolte contre une concep­tion de Dieu à l’image de la bassesse humaine. Il n’est pas question d’oublier que le mal existe, donc qu’il fait partie de la création ; la manière dont Lautréamont présente ici Dieu pourrait d’ailleurs être rapprochée des mythologies orientales, de certains tableaux de 1a Bhagavad-Gîta. « Comme je regarde Tes bouches terribles avec leurs défenses multiples, destructives. Tes visages qui sont comme les feux de la mort et du temps… » (Éditions de Shri Aurobindo). C’est Çiva, et les multiples bras de la création. Mais la révolte contre Dieu, c’est aussi la révolte contre une identification anthropomorphique : et c’est la raison pour laquelle Dieu apparaît comme le pire des hommes dans le texte. La parodie dissimule toujours une dénonciation essentielle. À cela, il faut ajouter que Lautréamont parle presque toujours de Dieu par le moyen de fantastiques figures animales : l’œuvre est envahie de poulpes, de crapauds, de crabes, d’araignées, de sangsues, de serpents. Bref, que lisons-nous dans ce renversement de Dieu, et dans son englou­tissement au sein des « viscosités » dont nous parlions ? Sinon la même, inlassable, recherche de Maldoror : cette soif de l’infini qui n’est pas apaisée par l’image de Dieu donnée par l’homme à l’homme. Maldoror a tué l’espérance ; Dieu n’est pas l’espérance, il en est la négation. Mais Maldoror en quête d’une identité s’enfonce dans l’océan de l’inconnu : il perd la totalité de ses formes, il perd Dieu en le ridiculisant, il perd la notion des contraires, la rigoureuse dichotomie de notre monde. Dès lors, il semble que l’exploration du mal, l’expérience mystique, soient pour Maldoror une descente aux enfers qui seule lui redonnera la clarté de son être. Tout sera traversé : le crime, la folie, la mort, l’amour… ; la création a mille visages, elle est flux d’intensités, et nous sommes le passage de ces flux… Quand nous aurons compris cela, donc abandonné notre moi limité, nous serons enfin autres…

Le renversement

Nous sommes partis d’une remarque sur l’ambiguïté du mal chez Lautréamont : Maldoror n’est pas seulement celui qui fait mal, mais aussi celui qui se fait mal. Cette sorte d’exploration de l’univers le plus noir nous renvoie à un ésotérisme de la quête elle-même. Nous attei­gnons ici, au terme de l’analyse textuelle, le chiffre de cette quête : ce que traque Maldoror, c’est la dualité, c’est la scission de l’apparence en Bien et Mal ; autrement dit, l’apparence est la même chose que la dualité ; il faudra transgresser les opposés (Bien-Mal ; Haut-Bas ; Dieu-Satan…).

Nous pouvons trouver une première expression de ce refus dans les passages concernant la conscience. Les envoyés célestes que Maldoror poursuit sur terre sont des représentants de la conscience du bien et du mal. Au Chant II, l’épisode de « la lampe au bec d’argent » est parti­culièrement révélateur. « Ils se regardent tous les deux, pendant que l’ange monte vers les hauteurs sereines du bien, et que lui, Maldoror, au contraire, descend vers les abîmes vertigineux du mal ». La conscience morale, essentiellement séparatrice, est-ce avec quoi il faut en finir pour accéder à une lucidité autre ? Il est un moment où le bien et le mal s’échangent parfaitement : c’est ce que suggère Maldoror. Épuiser le mal, c’est revenir à l’infini. Qu’est-ce donc que la conscience, ce que les hommes appellent communément conscience ? Sans aucun doute un faux savoir, une excroissance du moi qui n’a pas éprouvé son appar­tenance à l’illimité. Dès lors, le sens d’un grand nombre de passages apparaît : nous avons constamment une pensée du renversement.

« Hélas ! Qu’est-ce donc que le bien et le mal ? Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion d’atteindre à l’infini par les moyens même les plus insensés ?» (Chant I). On ne peut être plus explicite sur la rage d’atteindre l’infini, et sur le rapport entre cette rage et l’expérience du mal.

De même, au Chant II, l’évocation du créateur nous ramène sur cette voie : « Je veux croire que… le mal et le bien, unis ensemble, se répandent en bonds impétueux de ta royale poitrine gangrenée, comme le torrent du rocher, par ce charme secret d’une force aveugle… » On peut enfin revenir sur le renversement de Dieu au Chant III. « Âme royale livrée dans un moment d’oubli, au crabe de la débauche, au poulpe de la faiblesse de caractère, au requin de l’abjection individuelle, au boa de la morale absente et au colimaçon monstrueux de l’idio­tisme. » Toujours un seul refus, sous de multiples formes : celui de la contradiction sous son aspect élémentaire. En ce sens, on peut évo­quer les superpositions ambiguës qui sont faites par Lautréamont. L’étrangeté de Maldoror vient de ce qu’il relève à la fois des sombres visions de saint Jean et de la manière dont il incarne les diverses appa­ritions apocalyptiques : il est tout a la fois Satan, ennemi de Dieu, mais aussi l’ange de l’abîme qui représente la colère de Dieu ; enfin et surtout comment ne pas voir le début du troisième Chant à la lumière de l’Apo­calypse ? Les « deux frères mystérieux » rappellent les deux cavaliers de l’Apocalypse et l’évocation qui en est faite par Lautréamont est saisissante. Donnons un rapide aperçu de ce texte : « … Nous nous laissions emporter sur les ailes de cette course furieuse ; le pêcheur, nous voyant passer, rapides comme l’albatros, et croyant apercevoir, fuyant devant lui, les deux frères mystérieux, comme on les avait ainsi appelés, parce qu’ils étaient toujours ensemble, s’empressait de faire le signe de la croix et se cachait avec son chien paralysé, sous quelque roche profonde. Les habitants de la côte avaient entendu raconter des choses étranges sur ces deux personnages qui apparaissaient sur la terre, au milieu des nuages, aux grandes époques de calamité… On disait que, volant côte à côte comme deux condors des Andes, ils aimaient à planer, en cercles concentriques, parmi les couches d’atmosphère qui avoisinent le soleil ; qu’ils se nourrissaient dans ces parages, des plus pures essences de la lumière… » Ce texte, visionnaire comme l’est l’ensemble des Chants de Maldoror, nous plonge au sein d’un univers apocalyptique, traversé de la foudre divine, et laissant appa­raître la plupart des obsessions maldororiennes : le mal, le double, l’amour, la mort… Quête d’unité une fois de plus : dans la destruction des contraires.

Il faut ici introduire une figure qui nous ramène plus précisément encore au sein de l’hermétisme maldororien : celle de l’hermaphrodite. L’hermaphrodite est l’un des thèmes privilégiés de la tradition ; est-ce là une réminiscence d’origine cabalistique ? On peut le penser. L’être double, parce qu’il est double, est à la fois l’affirmation des principes opposés et leur négation, donc leur dépassement, si douloureux soit-il. Il est décrit comme fou et comme riche de toutes les sciences humaines, mais condamné à l’isolement et au malheur de l’impuissance. « Adieu, hermaphrodite ! Chaque jour, je ne manquerai pas de prier le ciel pour toi. Que la paix soit dans ton sein ! » L’hermaphrodite est détenteur d’un secret : est-ce celui du dépassement des dualités primaires, symboliquement au niveau des sexes ? Dans le même ordre, nous insisterons sur l’éloge des mathématiques dans ce même Chant II : réminiscence platonicienne, pythagoricienne, recherche d’une mesure à travers la démesure de Maldoror ? « O mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes jours de la, méchanceté de l’homme et de l’injustice du Grand-Tout ! »

L’itinéraire maldororien pourrait s’arrêter là, dans ces deux figures de l’hermaphrodite et de la mathématique sacrée. Et cependant, cet itinéraire est lui aussi un infini voyage. Il faut seulement dire, et Lautréamont lui-même le suggère, que la fin du voyage sera le silence. Nous fermerons le livre, et nous croirons à la délivrance de Maldoror. Car la voix de Maldoror, c’est avant tout le cri, et l’écriture de Maldoror, c’est le sang. Ce que voulait dire Maldoror, de Chant en Chant, c’est avant tout que la Loi de l’Univers est la métamorphose ; et notre effroi devant les épreuves maldororiennes, c’est notre unique et originelle peur de la perte du moi. Toutes les « Noces » de Maldoror, avec la femelle du requin, avec le pou, avec les adolescents fraternels, ne sont que la recherche d’une union qui, enfin, ne soit plus transformante. Il est un terme des métamorphoses : la lucidité ne s’échangera plus, enfin, avec l’obscurité, le bien ne s’échangera plus avec le mal : la plongée dans les abîmes marins, qu’elle dure un instant ou des siècles, est lecture de la loi de l’élément-fondateur. Maldoror, le non-identifié, s’identifiera enfin avec la force cosmique comme telle ; les hiéroglyphes sont déchif­frés, les idoles sont brisées, l’initiation accomplie. Rappelons le dernier mot des Chants : « Allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire. »

KATIA BARBERIAN