Bruno Guiderdoni
Savants doubles

L’histoire des sciences nous offre ainsi de nombreux exemples de savants qui ont apporté des contributions majeures à la science, tout en fondant leurs travaux sur des conceptions philosophiques « curieuses », souvent religieuses, mystiques ou spiritualistes, et en menant quelquefois des recherches « parallèles » sur des sujets mal famés.

(Extrait de la revue Autrement : La science et ses doubles. No 82. Septembre 1986)

Kepler énonça les lois régissant le mouvement des planètes. Il res­tait cependant un astrologue convaincu et ses écrits sont de vérita­bles recueils de spéculations mystiques. Newton, fondateur de la physique mathématique, a consacré la plus grande partie de son temps à l’alchimie opérative. Sir William Crookes, qui découvrit le thallium et inventa le tube à rayons cathodiques, s’est aussi pas­sionné pour l’étude des phénomènes ectoplasmiques et semble avoir été pris d’un sentiment trouble pour le « fantôme » de Katie King, produit par le médium Florence Cook. Einstein assimilait la moti­vation scientifique à un « sentiment religieux cosmique ». Il ajoutait même : « A notre époque matérialiste, les travailleurs scientifiques sérieux sont les seuls hommes qui soient profondément religieux. »

L’histoire des sciences nous offre ainsi de nombreux exemples de savants qui ont apporté des contributions majeures à la science, tout en fondant leurs travaux sur des conceptions philosophiques « curieuses », souvent religieuses, mystiques ou spiritualistes, et en menant quelquefois des recherches « parallèles » sur des sujets mal famés. Une question importante posée aux historiens des sciences, est d’établir si, par-delà la diversité des contextes historiques et cul­turels, il existe plus qu’un air de ressemblance entre des chercheurs aussi différents que Kepler, Newton, Crookes, Einstein, et d’autres « originaux » célèbres. Quel a été le rapport intellectuel entre les deux faces de ces savants doubles, le Dr. Jekyll officiel, encensé par le discours « normatif » sur la découverte scientifique, et le Mr. Hyde intime, s’intéressant à la métaphysique ou à l’ésotérisme ? S’est-il agi seulement d’un simple dédoublement de personnalité sans con­séquences sur les travaux « authentiquement scientifiques » ? Des études récentes dans ce domaine délicat et méconnu de l’histoire des sciences tendent à prouver le contraire : il n’y a pas à proprement parler de savant double puisque c’est un mouvement de pen­sée unique, homogène, qui a poussé ces hommes tout à la fois vers l’un et l’autre type de recherches. Pour comprendre la genèse des meilleures théories scientifiques, il devient alors nécessaire d’exa­miner en plein jour les travaux occultes les plus obscurs et les spéculations métaphysiques les plus hardies.

L’ORIGINE DES IDÉES SCIENTIFIQUES

L’idéologie scientiste récuse absolument ce genre de remon­tée aux sources « possibles » de la création scientifique. Dans sa vision édifiante de la science, les théories sont inventées par des individus d’élite, les fameux génies scientifiques, qui, grâce à la puissance de leur raison — la majuscule serait de rigueur — parviennent à vaincre les préjugés imbéciles, les croyances subjec­tives et les dogmes religieux. Ils peuvent alors lire directement dans les phénomènes les lois objectives de la nature, limpides, sans équivoque, et donner des énoncés en grande partie définitifs. L’univers positif s’élargit ainsi peu à peu au fur et à mesure que reculent les zones d’ignorance décrites par Auguste Comte : magies, religions, métaphysiques. L’hagiographie scientiste entend exalter la vie exem­plaire des savants, moines de la Sainte Raison. Et lorsqu’elle décou­vre l’alchimiste acharné sous le physicien d’image d’Épinal, elle laisse échapper le cri de dépit d’un biographe de Newton, Sir D. Brewster : « Nous ne pouvons comprendre comment un esprit doué d’un tel pouvoir, si noblement occupé avec les abstractions de la géométrie de l’étude du monde matériel, a pu s’abaisser jusqu’à devenir le copiste de la poésie alchimique la plus méprisable, et l’annotateur d’une œuvre produite de toute évidence par un fou ou un valet. » Tout au plus reconnaît-on alors que tout homme est fail­lible et accepte-t-on ces îlots d’irrationalité comme on pardonne une fantaisie ou une infirmité physique.

Ces idées simplistes sur l’origine de la création scientifique sont aujourd’hui sans valeur. Elles ne permettent pas de comprendre com­ment s’invente la science, dans la pratique quotidienne des labora­toires, ni de reconstituer les cadres conceptuels globaux qui, à chaque époque, ont rendu possibles certaines découvertes et en ont interdit d’autres. La science apparaît comme une construction évo­lutive, résultant d’une interaction plus complexe qu’on ne le croyait autrefois, entre des théories et des expériences souvent incomplè­tes. Avant de se développer selon ses règles propres, qui visent à « vérifier » ou à « réfuter » sa description des phénomènes, elle est largement déterminée par les facteurs socio-économiques et, plus encore, par les motivations philosophiques et psychologiques des chercheurs eux-mêmes. Einstein écrit, dans Comment je vois le monde : « Toute tentative pour déduire logiquement les concepts et postulats fondamentaux à partir d’expériences est vouée à l’échec. » Puisqu’elles ne sont pas lecture univoque des phénomènes, que sont les théories sinon des productions de l’imagination, zone diffuse, incontrôlable, où s’entrecroisent tous les possibles ? Une enquête sur la vie intellectuelle des hommes de science permet alors de recons­truire leur pensée dans ses hésitations, ses contradictions, ses avancées décisives, et d’extraire des conceptions intuitives ou métaphy­siques traditionnelles, les prémices paradoxales des révolutions scientifiques.

PYTHAGORISME ET AFFINITÉS ALCHIMIQUES

Prenons pour commencer le cas de Kepler, qui était l’astrologue de l’empereur germanique Rodolphe II. Il hérita d’ail­leurs ce poste de son maître Tycho-Brahé, rénovateur de l’observa­tion astronomique. L’astrologie s’intégrait cependant très naturelle­ment dans le vaste système du monde de Kepler, qui mêlait des croyances populaires, des observations astronomiques rigoureuses et des spéculations néoplatoniciennes sur l’harmonie des sphères célestes. L’intuition que l’ordre de l’univers est régi par les rapports entre les nombres est une tradition ancienne que l’on fait remonter jusqu’à Pythagore. Kepler entendait prouver, dans le Mysterium Cos­mographicum (1596), que Dieu a bâti le monde en prenant « comme base de sa construction les cinq polyèdres réguliers qui ont joui d’une si grande célébrité, depuis Pythagore et Platon jusqu’à nos jours ; et qu’il a coordonné à leur nature le nombre et la propor­tion des orbes, ainsi que les rapports des mouvements célestes ». Éla­boration parfois délirante d’une conviction fausse, mais aussi, et en même temps, surprenante intuition d’une relation possible entre les périodes des orbites planétaires et leurs dimensions, douze ans avant la publication de la loi qui quantifiera cette relation. Comme le dit Arthur Koestler : « …chez Kepler… la croyance aux cinq corps par­faits ne fut pas une fantaisie sans lendemain ; le savant la conserva, en la modifiant, jusqu’à la fin de sa vie ; on y trouve tous les symptô­mes de l’illusion paranoïaque, seulement ce fut aussi l’idée-force, le ressort d’une œuvre immortelle. »

Newton constitue un autre cas exemplaire. Il a beaucoup plus travaillé sur l’alchimie que sur la dynamique, la gravitation ou l’optique. Ses notes et copies autographes de textes alchimiques sont éva­luées à 650 000 mots. On a de plus les preuves qu’il a pratiqué des recherches au laboratoire, puisqu’on dispose de carnets où se trou­vent consignées toutes ses expériences. Dans son livre, les Fonde­ments de l’alchimie de Newton, B. J. Teeter Dobbs, en essayant de reconstituer la démarche intellectuelle du savant, a montré combien ses conceptions alchimiques avaient influencé ceux de ses travaux qui sont passés à la postérité.

En cette fin du XVIIe siècle, la philosophie scientifique dominante était le mécanisme, qui prétendait rendre compte de tous les mou­vements par des collisions entre particules. Au sein de cette école de pensée, certains, comme Boyle, célèbre par ailleurs pour ses travaux sur les gaz — encore un savant double — espéraient expliquer « naturellement » les transmutations alchimiques. C’est dans cette voie que Newton lui-même a commencé à travailler, tout en s’effor­çant d’assimiler la doctrine alchimique traditionnelle. Newton reprit l’hypothèse émise par Boyle d’une matière universelle, un éther maté­riel, dont les particules très subtiles auraient permis de former, par agrégation, toutes les autres substances. Les impacts de ces parti­cules subtiles provoqueraient alors dans certains cas des attractions mutuelles entre les corps.

En 1675, Newton pensait encore que la gravité était une pression exercée de haut en bas par les « averses éthérales ». Mais il s’aper­çut dès 1679 que, pour des raisons diverses, cette conception d’un éther matériel était insoutenable. Il semblerait alors que des « succès » remportés dans sa déjà longue pratique alchimique au labora­toire, l’aient incité à revenir à l’antique doctrine des « vertus attrac­tives » exercées par des principes actifs au sein de la matière, les aimants. S’inspirant de cette vénérable conception, Newton introdui­sit alors la notion de force à distance, parfaitement inacceptable pour la philosophie mécaniste de l’époque, puisqu’elle constituait un retour aux qualités occultes de l’aristotélisme. Ce qui parut un recul permit en fait de dépasser la complexité des explications mécanis­tes ad hoc, et autorisa l’étude des lois mathématiques régissant le mouvement des corps.

À LA RECHERCHE DE LA SAGESSE DES ANCIENS

En fait, Newton semblait convaincu de l’existence d’une prisca sapientia, une sagesse primordiale révélée aux Anciens par intuition, dont on trouvait des traces notamment dans les ouvrages d’alchimie, et qui pouvait être redécouverte petit à petit dans les laboratoires.

Cette quête d’une sagesse éternelle, au carrefour de l’arithméti­que pythagoricienne, de l’alchimie et de l’ésotérisme chrétien, a fait suivre à Descartes un itinéraire intellectuel différent. En 1619, lors de son voyage en Allemagne, il semble avoir subi, dans l’enthousiasme de la jeunesse, l’influence des Rose-Croix. Ce mouvement, qui n’a jamais existé à l’état de société organisée, manifestait la résur­gence d’un mysticisme ésotérique plus « opératif » que « spéculatif », qui se voulait libre de toute entrave et s’attachait à guérir les corps et les âmes. Dans les Preambula, Descartes dédie un premier ouvrage — un « trésor mathématique » resté sans doute à l’état de projet — « aux érudits du monde entier, et spécialement aux Frères Rose-Croix, très célèbres en Allemagne », à qui il emprunte peut-être l’idée d’une science cachée accessible à l’intuition : « les sciences sont main­tenant masquées ; les masques enlevés, elles apparaîtraient dans toute leur beauté. »

Il explique encore, dans un autre texte de cette époque, les olym­pica, qu’« il y a en nous des semences de science, comme dans un silex ; les philosophes les extraient par raison ; les poètes les arra­chent par imagination ; elles brillent alors davantage ». Plus loin, il énonce même les rudiments d’une symbolique plutôt ésotérique : « Les choses sensibles nous permettent de concevoir les olympiques : le vent signifie la vie ; la lumière signifie la connaissance ; la cha­leur signifie l’amour ; l’activité instantanée signifie la création. »

Leibniz recherchait lui aussi la science cachée des Anciens. Dans une lettre à Remond, il écrit en 1714 : « La vérité est plus répandue qu’on ne pense, mais elle est très souvent fardée et très souvent aussi enveloppée, et même affaiblie, mutilée, corrompue par des additions qui la gâtent ou la rendent moins utile. En faisant remar­quer les traces de vérité dans les Anciens, ou pour parler plus géné­ralement, dans les antérieurs, on tirerait l’or de la boue, le diamant de sa mine, et la lumière des ténèbres et ce serait en effet une sorte de philosophie éternelle (perennis quaedam Philosophia). » Leibniz cherchait une caractéristique universelle, un formalisme comparable au symbolisme mathématique, qui aurait permis de résoudre tous les problèmes philosophiques et scientifiques. En 1701, le père Bou­vet lui avait fait connaître la conception chinoise du Yi-King, dans laquelle le jésuite croyait déceler « tout le système de l’ancienne et véritable religion des livres saints ». Leibniz y vit une analogie frap­pante avec le calcul binaire qu’il venait d’inventer : « Cela fait voir que les anciens Chinois ont extrêmement surpassé les modernes non seulement en piété mais aussi en science. »

LA RELIGIOSITÉ COSMIQUE

Einstein a fait s’effondrer les spéculations sur l’éther physi­que, souvent teintées de vitalisme et de spiritualisme, au nom de certitudes sur l’harmonie et l’intelligibilité du cosmos. Ein­stein croyait en un monde en soi, causal, déterministe, agencé par un Dieu rationnel selon des lois objectives dont la forme doit res­ter identique (invariante) quand l’observateur change (c’est-à-dire lors de la transformation de repère galiléen). On sait que cette clause interdit l’existence de l’éther. Le formalisme des lois de la nature est nécessairement d’une sobriété élégante. Einstein disait souvent au cours de ses recherches : « C’est si simple que Dieu n’a pas pu passer à côté. » Les lois sont l’objet de la contemplation intellectuelle du scientifique qui peut ainsi « échapper à la vie quotidienne avec sa brutalité pénible et son morne désespoir ». Einstein affirmait encore : « Aucune voie logique ne conduit à ces lois, mais la seule intuition, qui repose sur une intelligence compréhensive (…). L’état d’esprit qui permet de faire une œuvre de ce genre est analogue à celui du fidèle d’une religion ou d’un amoureux ; l’effort quotidien ne sort pas d’une intention ou d’un programme délibéré, mais vient droit du cœur. »

Einstein pensait que la certitude de l’existence des lois mathéma­tiques dans la nature ne pouvait se fonder que sur une autre certi­tude, celle de l’existence de Dieu — non d’un Dieu personnel, mais d’un Dieu rationnel. Comme Kepler et Newton, il puisait dans cette conviction la légitimité de ses recherches. Descartes avait déjà résumé une telle démarche par la formule : « Un athée ne peut être géomètre. » Mais le concept du Dieu rationnel est susceptible de s’élargir pour devenir opératoire : il suggère alors des solutions théo­riques à certains problèmes fondamentaux, et permet d’en écarter d’autres. Plusieurs des physiciens qui ont contribué, il y a une cin­quantaine d’années, à la création de la cosmologie moderne se sont laissé guider par ce postulat. Georges Lemaître défendit un modèle d’univers à la fois fini (ce qui assurait son accessibilité à l’entende­ment humain) et en expansion à partir d’un atome primitif (ce qui permettait de réhabiliter le thème de la création), contre l’univers statique d’Einstein et l’univers critique de De Sitter. E. A. Milne, exclut — pour des raisons identiques — un univers fini, incompati­ble avec la toute-puissance divine. Il constate en 1952, dans Modern Cosmology and the Christian Idea of God, que « les chercheurs qui laissent Dieu de côté, c’est-à-dire la raison d’être de l’univers, se trou­vent lamentablement handicapés dans l’examen des questions cosmologiques ». Nous sommes loin d’un compromis concordataire éri­geant son mur infranchissable entre l’activité scientifique de la semaine et la pratique religieuse du septième jour.

PHYSIQUE QUANTIQUE ET PHILOSOPHIES ORIENTALES

La profonde révolution intellectuelle qu’Einstein proposait a semblé inacceptable à beaucoup de ses contemporains qui y percevaient des connotations métaphysiques. D’autres n’ont pu se résoudre à abandonner l’idée attachante de l’éther et se sont lancés dans des combats d’arrière-garde. Cette révolution a cependant fini par s’imposer. L’histoire des sciences nous offre alors un extraordi­naire retournement de situation puisque Einstein, à la fin de sa vie, lutta contre la nouvelle physique des quanta, dont il était pourtant l’un des instigateurs, pour les raisons mêmes qui l’avaient poussé à avancer la théorie de la relativité : la croyance en un monde cau­sal et harmonieux. Einstein était tout à fait choqué par l’indétermi­nisme de la physique quantique. « Dieu ne joue pas aux dés », rappelait-il fréquemment. Curieusement, il parlait de son ami et adversaire théorique Niels Bohr comme d’un « mystique », qui « pro­hibe comme non scientifique une enquête sur quelque chose qui existe indépendamment de l’observation ». Einstein, lui, était per­suadé que, contrairement au credo de l’école de Copenhague dont Bohr était le chef de file, on pouvait parler d’une réalité existant en soi, même sans observateur. Il est maintenant probable qu’Eins­tein avait — partiellement — tort. Mais l’interprétation du forma­lisme de la physique quantique reste, aujourd’hui encore, difficile. Ses concepts fondamentaux sont étrangers à la fois au matérialisme scientiste du XIXe siècle, et au déisme spinozien d’Einstein.

Erwin Schrödinger, l’un des fondateurs de la nouvelle physique, développe, dans le premier des deux essais réunis sous le titre Ma conception du monde, une philosophie générale largement inspirée de la doctrine indienne de l’advaita ou non-dualité : « La pluralité que nous percevons n’est qu’une apparence ; en réalité, elle n’existe pas. » Il écrit encore : « Le monde extérieur et la conscience sont une seule et même chose. » Schrödinger exalte ainsi « l’extrême jus­tesse de l’idée fondamentale du Vedanta » à l’automne 1925, quel­ques mois avant ses travaux majeurs, publiés en 1926, sur l’équa­tion décrivant l’évolution de l’onde attachée à une particule.

Werner Heisenberg, autre fondateur de cette nouvelle physique, notait en 1958, dans Physique et philosophie, « une certaine parenté entre les idées philosophiques traditionnelles de l’Extrême-Orient et le contenu philosophique de la théorie quantique ». Selon lui : « Il est possible qu’il soit plus facile de s’adapter au concept quantique de la réalité quand on n’est pas passé par le mode de pensée d’un matérialisme naïf qui régnait encore en Europe pendant les premiè­res décennies de notre siècle. »

Quant à Wolfgang Pauli, géniale diva de la physique quantique, il collabora avec le psychanalyste C. G. Jung sur la théorie, à la fois physique et psychologique, de la synchronicité : manifestation d’un arrangement sans cause universel qui constituerait la toile de fond de tous les phénomènes. Dans Naturerklärung und Psyche, Pauli écrit en 1952 : « Le seul point de vue acceptable est celui qui reconnaît la compatibilité des deux faces de la réalité, le quantitatif et le qua­litatif, le physique et le psychique, et peut les embrasser simultané­ment. » Il voit dans la physis et la psyché « des aspects complémentaires de la même réalité », dès lors que la mesure quantique équi­vaut à « une création dans le microcosme, ou même à une transmu­tation dont les résultats sont, de toute façon, imprévisibles ».

DÉFENSE DU SAVANT DOUBLE

On aura compris que, malgré la diversité des situations épistémologiques, c’est un mouvement intellectuel unique for­tement cohérent, qui anime le savant double dans ses activités de recherche. Toutes sortes de convictions philosophiques peuvent servir d’aliment à la création scientifique et, si les approches tradition­nelles ou métaphysiques ont eu d’éminents représentants, il a existé aussi, dans l’histoire, des scientifiques qui ont puisé les matériaux de base de leurs théories dans leur athéisme, leur matérialisme ou leur humanisme. En fait, c’est simplement l’illusion d’une quelcon­que neutralité de la création scientifique qui doit disparaître. En retour, il faut insister sur le fait que ni l’astrologie ni l’alchimie ne se trouvent renforcées parce que Tycho-Brahé, Kepler, Boyle ou New­ton s’y sont adonnés. Pour l’historien des sciences, seules comptent en définitive les intuitions que le chercheur a pu trouver dans sa Weltanschauung, dans son système du monde, pour mener ce que Bachelard appelle la rêverie savante. Les concepts scientifiques se construisent ensuite dialectiquement en une lente élaboration qui rapproche les imaginations des phénomènes, sous la lumière crue de la critique rationnelle.

En fin de compte, tout se passe comme si la science avait besoin, pour construire ses révolutions majeures, de porter son regard au-delà de ses propres frontières.

Bruno Guiderdoni astrophysicien, spécialiste de la formation et de l’évolution des galaxies, directeur de l’observatoire de Lyon et de l’Institut des hautes études islamiques.