Robert Linssen
Le Bouddhisme

« Je n’enseigne que deux choses, o disciples : la souffrance et la délivrance de la souffrance. »
La constatation de la souffrance et les moyens de s’en libérer constituent les bases du Bouddhisme. Cette note assez spéciale lui valut la réputation erronée d’une philosophie pessimiste. Il n’en est rien.

Publié sous le nom de Ram Linssen
(Revue Spiritualité Numéros 37-38,  Décembre-Janvier 1948)

Alexandra David-Neel commence son étude magistrale sur le Bouddhisme par une citation du Bouddha, empruntée au Samyutta-Nikâya:
« Je n’enseigne que deux choses, o disciples : la souffrance et la délivrance de la souffrance. »

La constatation de la souffrance et les moyens de s’en libérer constituent les bases du Bouddhisme. Cette note assez spéciale lui valut la réputation erronée d’une philosophie pessimiste. Il n’en est rien.

Le Bouddhisme est-il une religion ? Oui, si l’on se réfère à la signification la plus haute, la plus dépouillée de ce terme, dans le sens de « religare », « relier ». Non, si nous entendons par religion un ensemble de dogmes, de rituels, de cultes s’effectuant dans les temples.

Le Bouddhisme véritable — qui est fort différent des 300 sectes dissidentes — n’a pas de dogme, ni de rituel, ni de culte, ni de temple.

Les grands maîtres ne procèdent pas à des initiations au sens de la tradition cabalistique.

Le Bouddhisme ne proclame pas l’existence d’un Dieu anthropomorphique comme la plupart des religions. Ceci ne signifie pas — empressons-nous de le dire — qu’il exclut l’existence d’une Réalité Suprême. Bien au contraire. Cette plénitude éternelle forme pour lui, la base du monde, l’unique essence de pure lumière à la vision de laquelle peuvent accéder tous les hommes réellement attentifs.

Mais cette attention est une des plus hautes formes de l’intelligence et du cœur qui parviennent à démasquer le mensonge des apparences de surface du monde extérieur et découvrent dans un émerveillement l’unité resplendissante qui demeure secrètement enfouie dans le cœur des êtres et des choses apparemment multiples.

Le bouddhisme est une science du Réel, une méthode d’analyse de soi et du monde permettant d’acquérir la vue juste conduisant à l’action juste.

Il prend l’homme tel qu’il est, dans son état d’ignorance et de souffrance. II ne postule rien à priori. II constate simplement l’évidence de notre esclavage, de notre souffrance, de l’impermanence fondamentale dont se trouvent tarés les êtres et les choses.

L’ignorance de la réalité profonde force l’homme à mener une vie creuse et superficielle, absente de toute richesse véritable. Cette ignorance et l’impermanence de l’ego sont causes de la douleur.

Le problème de la souffrance

Plusieurs attitudes sont possibles devant la souffrance.

1° La négation de l’existence de la souffrance. C’est la position des inconscients, des êtres primaires, des fous ou des gens de mauvaise foi.
2° La résignation passive, l’acceptation d’un état de choses que l’on considère comme inévitable. C’est une position d’inertie, de morbidité physique ou morale engendrant la paresse. Cette attitude est en tous cas supérieure à la précédente.
3° L’évasion de la souffrance par des croyances, par des sophismes. C’est la position adoptée par les croyants de toutes les religions qui proclament l’incapacité dans laquelle se trouve l’homme de se sauver par ses propres moyens.
4° Il existe la position du Bouddhisme. Elle consiste en l’élimination consciente des facteurs responsables de la souffrance, par la découverte préalable de ces facteurs.

Parmi ces facteurs il  y a l’ignorance. Celle-ci crée l’illusion de la conscience de « soi », la croyance en l’existence d’un « égo » causant un tas de problèmes. Ces problèmes ne peuvent être résolus tels qu’ils sont ordinairement posés, car ils ne sont que des pseudos problèmes d’ailleurs fort mal présentés.

Les origines interdépendantes

La cause de la souffrance est décrite par les Bouddhistes sous la forme d’un processus en douze points nommé « Pratiyasamûtpâda », c’est-a-dire les origines interdépendantes. On pourrait  les résumer comme suit :
C’est l’ignorance, base des onze autres anneaux de la chaîne des origines interdépendantes, qui constitue le début de nos douleurs.

L’ignorance de notre nature réelle engendre la foule de nos désirs conscients ou inconscients.

Cette ignorance est celle qui nous masque la nature de notre être véritable, et la structure exacte du monde. Nous nous identifions à notre corps, à nos émotions, à nos pensées en croyant qu’ils forment un « moi », un « égo » réel et permanent, continu. Il n’en est rien. Ni le corps, ni les émotions, ni la pensée ne forment notre moi réel. Tous sont impermanents, discontinus.

Le moi ne résulte que d’un passé obscur ayant façonné cet agrégat d’éléments complexes, à la fois physiques et psychiques. Cet agrégat d’éléments, comme tous les agrégats d’éléments, est impermanent. Né il  y a quelques ans, il périra dans quelques ans.

Mais ces différents principes superficiels et périssables, possèdent au delà de leur apparence de surface une réalité de profondeur qui les dépasse infiniment. Cette Présence est indestructible, continue, infinie, éternelle. Sa découverte constitue l’expérience du Nirvâna, ou l’homme réalise dans une ineffable sérénité la joie de la Vie cosmique.

Le Nirvâna n’est .pas un état de béate inactivité voisin de l’incohérence. Il n’est pas une annihilation. Et les caricatures des Bouddhas vendues par les antiquaires de l’Occident déçoivent et font sourire ceux qui savent. Le Nirvâna est la réalisation consciente de la base du monde. L’homme ignorant cette base n’est pas réellement équilibré, il est incomplet, et de ce fait, est l’esclave du désir.

Le processus des origines interdépendantes est admirablement décrit  par A. David-Neel à la page 23 de son livre traitant du « Bouddhisme ». Nous en reproduisons les passages suivants, empruntés eux-mêmes au Maha-Nidâna sutta du Digha Nikâya.

« J’ai dit  que la naissance dépendait  de l’existence. Ceci doit  être compris de la façon suivante: suppose, Ananda, qu’il n’y ait  absolument aucune existence pour personne et d’aucune façon. L’existence ayant entièrement cessé… Y aurait-il naissance ?
« Non, vénérable.
« Ainsi l’existence est-elle la cause, l’occasion, l’origine de la naissance, la naissance dépend d’elle.
«  Avec l’existence (devenir), nous sommes arrivés au second article de l’énumération des origines interdépendantes. Celle-ci continue comme suit :
« Qu’est-ce qui doit  exister pour qu’il y ait  devenir ? L’action de saisir, d’attirer à soi.
« Qu’est-ce qui doit  exister pour que cette préhension ait  lieu ?
« La soif, le désir.
« Qu’est-ce qui doit  exister pour que cette soif se produise ? La sensation.
« Qu’est-ce qui doit  exister pour qu’il y ait  sensation ? Contact.
« Qu’est-ce qui doit  exister pour qu’il y ait  contact ? Les sens et leur objet.
« Ces sens sont au nombre de six pour les bouddhistes, qui comptent l’esprit  pour un 6e sens, dont l’objet est les idées.
« Qu’est-ce qui doit  exister pour que les sens existent ? Le corps matériel et l’esprit.
« Qu’est-ce qui doit  exister pour que le corps matériel et l’esprit  existent ? La conscience-connaissance.
« Qu’est-ce qui doit  exister pour que cette « conscience-connaissance » existe ? Les formations ou confections mentales.
« Qu’est-ce qui doit  exister pour que ces formations mentales existent ? L’ignorance.
« Etant arrivé là, le Bouddha, nous disent les écritures, passa ce processus en revue en sens inverse:
« L’ignorance n’existant pas — les formations mentales n’existent pas.
« Les formations mentales n’existant pas — la « conscience-connaissance » — n’existe pas.
« La « conscience-connaissance » n’existant pas — la forme matérielle et l’esprit  n’existent pas. »
« La forme matérielle et l’esprit  n’existant pas — les six sens n’existent pas.
« Les six sens n’existant pas — le contact n’a pas lieu.
« Le contact n’ayant pas lieu — la sensation ne se produit  pas.
« La sensation n’existant pas — la soif (le désir) n’existe pas.
« La soif (désir) n’existant pas — la préhension n’existe pas.
« La préhension n’existant pas — l’existence (le devenir) ne se produit  pas.
« L’existence (devenir) ne se produisant pas, la vieillesse, la maladie, la douleur ne se produisent pas. »

Ainsi se résume la chaîne des origines interdépendantes nommées « Pratiyasamûtpâda ».

Après s’être débarrassé de l’ignorance en vertu de laquelle l’homme s’imagine être un existant indépendant, un égo réellement existant, cet homme s’aperçoit  de son erreur, il  découvre qu’au dedans de lui demeure une Réalité qui le dépasse et le relie à l’univers entier.

Toute l’évolution de la science actuelle tend à démontrer combien est illusoire cette notion de l’existence indépendante. Tout dans l’univers est solidaire de tout. Le moindre atome de notre planète cette infime petite poussière de l’infini — réagit  sur les nébuleuses qui se situent aux ultimes confins de l’univers en expansion.

La notion d’individu tend à progressivement s’évanouir, tant en biologie qu’en physique. A l’échelle moléculaire elle s’estompe déjà. A l’ échelle atomique elle disparaît davantage. Et au delà elle s’évanouit  à jamais pour faire place à l’Unité.

L’interdépendance, l’interaction des règnes révélée par étude des grands cycles tend à nous faire considérer le monde entier comme un seul vivant.

La stricte individualité inhérente à la conception traditionnelle de la cellule a vécu. La membrane que l’on croyait  remplir des fonctions isolantes s’est au contraire révélée être le lieu d’échange le plus actif, d’où  s’effectuent la plupart des phénomènes de polarisation, d’ionisation qui sont à l’origine de la fluidité des échanges entre l’intérieur et l’extérieur de chaque cellule.

La science nous démontre à quel point tout se meut, tout se transforme, rien n’est immobile, aussi bien dans les êtres vivants que dans ce que l’on a considéré à tort comme inanimé.

Le bouddhisme enseigne qu’il n’y a pas réellement de « moi ». Que tout est dans un flux continue de transformations innombrables. Il incite l’homme à découvrir en lui l’évidence de cette impermanence fondamentale des éléments qui le constituent.

Dès lors, l’homme découvre directement par lui-même qu’il n’y a pas réellement de « moi » permanent. Il voit  que les êtres et les choses ne sont qu’un masque apparemment multiple au delà duquel se trouve l’unité d’un océan de lumière.

II s’aperçoit  que seule cette unité est réelle, et que devant elle, les choses et les êtres soi-disant séparés interviennent à titre second et dérivé.

Il ne niera pas systématiquement I’ existence de ceux-ci, dans le temps et l’espace, mais ceux-ci prendront une signification nouvelle. Le monde et l’homme lui-même subissent par la magie de la vue juste une véritable transfiguration. Chaque objet, chaque être n’est plus vu seulement en vertu de son aspect extérieur et superficiel. Parallèlement à celui-ci, l’homme éclairé parvient à discerner la part d’éternité que lui confère son essence.

La continuité de la matière comme celle de la conscience s’avèrent illusoires.

Le bouddhisme aide l’homme à constater que son « moi » n’a pas plus de consistance, de permanence et de continuité que n’en a la matière.

La science moderne peut à cet égard nous fournir un témoignage péremptoire. Examinons, par exemple, un fragment de marbre. L’analyse scientifique de ce fragment de marbre nous révélera l’ampleur de l’infirmité de nos sens, et l’incapacité dans laquelle nous sommes de le voir tel qu’il est.

En effet, ce marbre n’est pas un solide rigoureusement immobile, continu, compact. Ces qualités dérivent uniquement de notre échelle d’observation. Et comme le disait  le physicien Eugène Guye: « L’échelle d’observation crée le phénomène. » Cette image nous est donc donnée par l’imperfection de nos sens.

Si nous braquions vers ce fragment de marbre, l’objectif d’un microscope suffisamment puissant, nous verrions qu’il est constitué de milliards de molécules ne se touchant pas entre elles. Sa continuité absolue, son aspect poli nous apparaissent uniquement comme des phénomènes dérivant de notre échelle d’observation grossière.

Mais examinons-le de plus près encore. Nous apprendrons qu’à chaque seconde les molécules de ce bloc de marbre effectuent entre 8 et 10.000 milliards d’oscillations. Son apparente immobilité est donc bien un mensonge.

Si nous l’examinons de plus près encore, nous verrons que chacune de ces molécules est elle-même tout un monde résultant de la combinaison de parcelles infiniment plus petites : les atomes. Et nous constaterions qu’entre chaque atome — sorte de petit  système solaire infiniment réduit  — il  existe des espaces qui, toutes proportions gardées, sont comparables à ceux des immensités interstellaires.

Il y a donc autant de vide au cœur même de notre fragment de marbre que dans les systèmes étoilés de l’infiniment grand. Nous constaterions également que chacun de ces milliards de petits systèmes solaires contient des cortèges de planètes infinitésimales effectuant en chaque seconde des centaines de milliers de milliards de tours. Et cette ronde vertigineuse se poursuit  là, au cœur de la matière, invisible à nos yeux, mais cependant réelle.

A tel point que le professeur Ed. Leroy disait  dans son cours en Sorbonne que « l’univers était  un immense édifice d’étages vibratoires… des mouvements posés sur des mouvements… »

Ainsi que nous l’avons dit  souvent ailleurs, ces ultimes constituants de la matière: électrons, neutrons, etc., ne sont plus comparables à des grains solides et compacts, tout au plus s’agit-il de zones d’influences, de paquets d’ondes, de centres de forces. Et ceux-ci ont une masse déterminée ainsi qu’une vitesse déterminée. Ainsi, qu’elle le veuille ou non, la science moderne la plus positive aboutit à cette « étrange spiritualisation de la matière » comme le faisait  remarquer le prince L. de Broglie.

Cette comparaison étant faite, les bouddhistes nous disent que notre « moi » soi-conscient, n’est pas plus continu et réel que le fragment de marbre.

En effet, si nous nous regardons distraitement, nous avons l’impression que notre « moi » est continu. Notre conscience nous donne l’illusion d’une continuité. En réalité, il  n’y a pas plus de continuité ni d’homogénéité dans le « moi » que dans le marbre.

La « soi-conscience » apparemment continue se recrée à chaque instant.

C’est notre incapacité de penser intégralement par nous-mêmes qui nous empêche de saisir de plus près l’évidence de l’illusion du « moi ».

L’enchevêtrement des idées qui surgissent dans le mental, est tellement complexe qu’il nous est presqu’impossible de découvrir le fonctionnement de celui-ci. Les images succèdent aux images et cet interminable défilé de confections mentales entrave la vue juste, l’attention juste.

Ce que les bouddhistes aspirent à nous faire découvrir, c’est le processus de notre « moi », les moindres détails de sa genèse.

Ils nous incitent à cette suprême responsabilité de laquelle l’homme moderne semble bien éloigné.

C’est ce manque de conscience individuelle, cette absence de sens critique qui sont à l’origine de la faillite lamentable des mouvements de masse. Lorsque l’individu découvrira les trésors spirituels qui demeurent à l’état latent dans les couches profondes de sa conscience il cessera de contribuer à l’exploitation morale. Sa richesse même le rendra moralement inexploitable et l’affranchira de la tentation d’exploiter les autres.

La plupart d’entre nous ne savons pas comment nous pensons, ce que nous pensons et pourquoi nous le pensons. Nous sommes à cet égard des irresponsables. Car sans pensée claire, il n’y a pas d’action lucide. Sans vue juste pas d’acte juste.

Nous ne savons pas quels sont les mobiles véritables qui président à l’éclosion des pensées, images, rêves, qui nous assaillent.

Si l’homme, essentiellement limité et mortel, veut accéder à la plénitude du Nirvâna, il est nécessaire qu’il se connaisse lui-même. Car cette connaissance provoque l’autodissolution de l’illusion de la conscience égoïste.

Il faudra donc qu’il se scrute, qu’il médite profondément, non cinq minutes par jour, mais à chaque instant, au cours des expériences de la vie quotidienne. Il est nécessaire qu’il surprenne en lui, de façon vivante, le processus « opérationnel » de son « moi ».

Les bouddhistes comparent ce processus à une flamme.

De même que la flamme d’une bougie brûlant dans un air parfaitement immobile paraît  elle-même immobile, de même aussi, notre soi-conscience, notre vie mentale paraît  immobile et continue.

Cette impression est fausse. En réalité, la flamme d’une bougie se renouvelle à chaque instant. Elle est dans un flux constant. Elle s’alimente et se recrée des millions de fois à chaque seconde par les millions de molécules de stéarine qui se transforment.

Ainsi se forme notre « moi », notre soi-conscience. Elle brûle comme la flamme d’une bougie.

Les aliments de cette combustion sont formés par nos pensées, par les désirs, par les sensations.

La chaleur qui permet à la flamme d’entamer de nouvelles molécules de stéarine pourrait être comparée à la soi-conscience. La chaleur permet la transformation de nouvelles molécules de stéarine qui produiront à nouveau de la chaleur. La soi-conscience, créée par les pensées, les sensations, les désirs, les entretient, les encourage.

Telle est la source de l’instinct de conservation obscur mais tout puissant qui forme le « vieil homme » en chacun de nous.

Mais tandis que nous avons l’impression que cette source jaillit  de façon continue, les bouddhistes nous enseignent que le « moi » n’a pas de continuité.

L’état actuel de nos connaissances physiques sur la discontinuité atomique nous permet de faire d’utiles comparaisons à ce point de vue.

De même qu’il est prouvé qu’à l’échelle atomique, il  n’existe aucune continuité dans toute distribution d’énergie, celle-ci s’effectuant par bonds, par « sauts quantiques », de même notre conscience limitée ne possède pas une trame absolument continue.

Les bouddhistes et certains indous nous enseignent que tout observateur entraîné peut constater entre deux pensées consécutives, l’existence de vides interstitiels.

Certains sages du Tibet ont élaboré une technique permettant d’élargir ces vides interstitiels, pour arriver à la conscience de « Turya » et « Sunyata ».

D’autres considèrent au contraire, que s’il est vrai que le calme de la pensée, et la cessation des confections mentales sont indispensables pour la vue juste, cette cessation des activités mentales ne peut être commandée par le « moi ». Pour être valable, elle doit  découler d’un influx émanant d’une réalité qui dépasse le « moi » et non d’une technique imposée par le « moi ».

Cette attitude nous semble plus conforme à la vérité, la clé du problème résidant en dernière analyse, dans l’affranchissement de l’illusion de la soi-conscience égoïste.

Tout observateur attentif peut réellement découvrir qu’au delà du cortège de ses pensées vagabondes, de ses désirs, de ses passions, des joies et des peines formant la substance de son « moi » superficiel, il  existe en lui-même, en arrière de lui-même, et au delà de lui-même, devrait-on dire, un Témoin, la Présence d’une réalité plus profonde.

Cette réalité est la continuité de profondeur, l’absolu homogène, sur lequel se profilent toutes nos discontinuités de surface, évanescentes, impermanentes et causes de souffrances.

Les innombrables mutations formant l’histoire d’un univers et des milliards de systèmes universels, les milliards de naissances et de morts du « Samsâra » se profilent sur la toile de fond d’un continuum, d’une réalité suprême.

Pour les bouddhistes, cette réalité est la base du monde. L’état d’ignorance est celui dans lequel les hommes ignorent totalement cette base. Les êtres qui n’ont de ce fait  pas découvert le visage véritable de la vie sont incomplets.

Cette lacune est à l’origine de tous les désirs.

La recherche du bonheur, le désir de s’accomplir se manifeste dans le cœur de tout être qui est à la recherche d’un équilibre qu’il n’a pas, mais dont il pressent cependant obscurément la possibilité de réalisation. Dans l’état d’ignorance tous les hommes subissent, consciemment ou inconsciemment, la hantise d’un manque.

Le bonheur parfait  ne se réalise que lorsque cesse ce vide. Et ce vide ne disparaît seulement que lorsque l’homme découvre enfin sa base, qui est la base du monde et de l’Univers. C’est le Nirvâna.

*

Le Bouddhisme nous expose donc d’abord les condit ions qui produisent la souffrance dans le « Pratiyasamûtpâda » ou les origines interdépendantes.

Ceci fait  l’objet de la deuxième et de la troisième des « Quatre Vérités » de la doctrine. La quatrième vérité expose quel est le mode de délivrance de la souffrance. Le nom technique de cette voie de la délivrance est le « Sentier aux huit  embranchements ». Ils sont présentés sous la forme d’une énumération parfaitement claire de huit articles partagés en trois divisions se rapportant respectivement à la sagesse, à la moralité et à la concentration d’esprit.

Nous reproduisons ci-après l’excellent tableau du Bouddhisme de A. David-Neel (page 42):

Sagesse : Vues justes. Volonté parfaite.

Moralité : parole correcte.
action correcte.
moyens d’existence corrects. effort parfait.

Concentration d’esprit : attention parfaite.
méditation parfaite.

La vue juste englobe :
a) la parfaite maîtrise du corps.
b) la parfaite maîtrise des émotions.
c) la parfaite conscience et maîtrise des pensées.
d) la parfaite connaissance des refoulements enregistré par le subconscient.
e) le discernement du processus de la flamme du « moi ».

Ces conditions permettent de nous affranchir des « confections mentales », des « superpositions » — « adyasas » comme disent les Indous — que l’imagination crée pour empêcher la découverte du Réel et nous permettre l’illusion de la fausse continuité, voulue et entretenue par l’instinct de conservation de l’ego.

Pour les bouddhistes, comme pour Krishnamurti, il  n’y a pas d’édifice spirituel à construire. Seule est à réaliser une certaine pureté, afin d’obtenir la découverte de CE qui EST.

Cette découverte implique la totale transparence de la pensée. C’est là que réside précisément toute la difficulté.

Rien ne peut s’interposer entre la pure spontanéité de la vie profonde du réel et nous-mêmes.

Le Nirvâna n’est ni plus ni moins que cette réceptivité parfaite aux richesses infinies d’une plénitude ou sont fusionnés en une apothéose commune les plus hauts sommets de l’Intelligence Juste, de l’Amour Juste, préludes indispensables de l’action juste.

Cette action juste — qu’on se le dise bien — est capitale pour les Bouddhistes Mahayanistes. Pour eux, il y a totale unité entre le Nirvâna (le côté intérieur et essentiel du monde) et le Samsâra (la multiplicité de surface où s’effectuent les naissances et les morts).

Les Hinayânistes considèrent le Nirvâna différent, voire même comme l’opposé du Samsâra.

Les bouddhistes mahayanistes (Grand Véhicule) considèrent avec raison l’unité de l’esprit  et de la matière.

Ils se rapprocheraient de la pensée maîtresse de l’Isha Upanishad, lorsqu’il y fut écrit  que « L’homme est dans un corps pour se réaliser par l’action ».

Puisque le Nirvâna est dans le Samsâra, et que le Samsâra est le Nirvâna, pour l’homme doué de la vue juste, l’action juste au sein du Samsâra est le couronnement de l’évolution spirituelle.

L’homme a donc pour mission d’exprimer ici en surface les richesses qu’il a perçues aux ultimes profondeurs. Pour ceux qui savent et qui voient, il  n’y a pas un grain de matière qui soit  dépouillé de sens sublime, car au delà de son apparence extérieure se cache l’invisible splendeur de l’éternité. Le Nirvâna est bien le Samsâra. Et l’évolution de la science moderne tendrait  à le démontrer chaque jour davantage.

Le Bouddhisme et le problème social

C’est ici qu’il importe de détruire une légende ridicule. Il s’agit  du sens soi-disant anti-social du bouddhisme en vertu de son prétendu nihilisme.

C’est faire preuve d’une singulière mauvaise foi, ou d’ignorance, que de procéder à de telles affirmations.

Ceux qui connaissent les splendeurs de la civilisation du règne d’Asoka, le grand empereur bouddhiste. savent que l’histoire universelle a rarement vu une époque empreinte d’autant de prospérité, de paix, de grandeur. Les arts et toutes les manifestations les plus hautes des vertus humaines s’y épanouirent d’une façon exceptionnelle.

Jamais une guerre ne s’est faite au nom du Bouddhisme. Jamais il n’entreprit  de croisade ni d’inquisition sanglante à l’image de nos religions et morales soi-disants sociales d’Occident. Seuls, des prédicateurs pacifiques ont répandu leurs lumières partout où ils ont passé. Ils ont enseigné la voie de l’équilibre, de la juste mesure que donne la vue juste. Ils n’ont cessé de proclamer que la Vie est le plus précieux de tous les biens, qu’elle est sainte et sacrée, aussi bien dans l’homme que dans l’insecte, et que l’égoïsme est le pire de tous les maux.

Une autre légende, hélas propagée à dessein, est celle de la fin du Bouddha qui serait  mort « comme un porc, victime d’une indigestion ».

Le Bouddha est mort épuisé de fatigue sur les longues routes de ses prédications. La libération suprême lui a été donnée parce qu’il s’est penché sur les souffrances humaines, et l’illumination n’eût pour lui qu’un résultat: c’est de proclamer haut le chemin qui pouvait  délivrer l’homme de la souffrance et de l’ignorance.

Qu’est-ce que le Nirvâna ? Ce sujet a été traité précédemment au cours d’autres considérations.

Nirvâna a été traduit  par de nombreux auteurs d’Occident comme « annihilation ».

Annihilation ? Nous disons oui. Mais encore faut-il voir de quoi!

Annihilation de la souffrance par la réalisation de la vue juste.

Annihilation de l’ignorance pour permettre le triomphe d’une connaissance transcendantale dépassant l’intellect ordinaire et les limites mesquines de la soi-conscience égoïste.

Annihilation de ce faux égo de surface, s’imaginant être le centre du monde, pour permettre la découverte de la vie immense, sans borne, des profondeurs.

Annihilation des ténèbres extérieures — n’apparaissant comme tels qu’en vertu de notre ignorance — et se transfigurant dans la Joie infinie d’une Lumière suprême.

Ram LINSSEN.

BIBLIOGRAPHIE :

«  Apologie du Bouddhisme » par C. Formichi.
«  La Religion du Bouddha » par G. Grimm.
«  Le Bouddhisrne » par A. David-Neel.
«  La Lumière d’Asie » par Ed. Arnold.
«  Le Yoga Thibétain » par le Lama Dawa Samdup.