Antoine Verleye, capucin
Le catholicisme et l'idée de la tolérance

Chaque époque a eu ses thèmes préférés. Si des générations antérieures se sont passionnées pour la rédemption par l’initiation aux mystères, comme c’était le cas au début de l’ère chrétienne, pour l’unification et l’expansion de la chrétienté — thème dominant le Moyen âge — pour le principe des nationalités, pour la liberté, pour le progrès technique et le bien-être généralisé, dont les temps modernes se sont faits les avocats enthousiastes, l’on peut dire qu’une des préoccupations saillantes de l’humanité contemporaine consiste dans le problème de la tolérance, lié lui-même au thème de la Paix.

(Extrait de La Tolérance, colloque Swâmi Vivekananda. Edition Être Libre 1963)

Excellence, Mesdames et Messieurs,

Les organisateurs de cette manifestation d’hommage à la mémoire de Vivekânanda, ce grand fils de l’Inde, ont tenu à ce que le catholicisme soit représenté à cette tribune par un disciple de Saint-François d’Assise.

Ainsi ont-ils voulu rendre hommage au grand saint de l’Occident qui — trait d’union idéal entre le spiritualisme du monde occidental et le mysticisme de l’Orient — est resté le symbole d’une tolérance s’étendant au-delà de l’homme jusqu’à prendre une signification cosmique.

C’est François d’Assise qui, à l’issue de la bataille de Las Navas de Tolosa, où les Musulmans furent défaits par les armées chrétiennes, se rendit à Damiette en vue d’un entretien avec le Miramolin. Son intuition religieuse lui fit comprendre que cette guerre de conquête, ponctuée de conversions plus ou moins forcées, était contraire à l’enseignement du Christ. C’est pourquoi il résolut, au risque de sa vie, d’aller trouver le chef des armées ennemies.

Si pour lui tout être humain, même celui que le message de l’Évangile n’avait pas encore effleuré, était avant tout un enfant du Père céleste, son respect de la vie allait bien plus loin encore. Il est une des rares figures de l’Occident dotée de ce qu’on pourrait appeler une vue cosmique; l’eau, le feu, le soleil, les plantes et les animaux, toute manifestation, tout élan de la vie étaient pour lui un exemple des « vestigia dei », une empreinte sur la voie vers Dieu. Ceci explique peut-être l’intérêt particulier que lui portent les Orientaux, comme il ressort du témoignage d’un des Swâmis ici présents.

Maintenant que l’Unesco, dans le cadre de ce qu’il appelle le « Projet Majeur », s’efforce d’aboutir à une meilleure compréhension entre l’Orient et l’Occident, il importe que l’exemple d’un François d’Assise soit mis en lumière.

Chaque époque a eu ses thèmes préférés. Si des générations antérieures se sont passionnées pour la rédemption par l’initiation aux mystères, comme c’était le cas au début de l’ère chrétienne, pour l’unification et l’expansion de la chrétienté — thème dominant le Moyen âge — pour le principe des nationalités, pour la liberté, pour le progrès technique et le bien-être généralisé, dont les temps modernes se sont faits les avocats enthousiastes, l’on peut dire qu’une des préoccupations saillantes de l’humanité contemporaine consiste dans le problème de la tolérance, lié lui-même au thème de la Paix.

La communauté humaine, au point qu’elle a atteint de nos jours dans son pèlerinage à travers les siècles, est devenue collectivement consciente que l’idée et la pratique de la tolérance ne constituent pas un phénomène d’évasion de la part de certains idéalistes, ni un expédient utilisé habilement par des opportunistes de tout bord, mais qu’elles sont devenues la condition même de notre survie physique et morale sur cette planète.

A cause de l’interaction rapide et universelle de tout phénomène de quelque importance se produisant à n’importe quel point du globe, aucun acte de violence n’est plus isolable. Et le potentiel de violence et de destruction, tant dans les mains d’individus qu’au service de collectivités, ne fait que s’accroître, qu’il soit d’ordre psychologique — le viol des foules et le lavage de cerveau — ou de nature brutalement physique; l’arsenal d’armes destructrices avec son rayon de choix le stock de fusées nucléaires en état de provoquer l’annihilation de toute forme de vie supérieure sur cette terre.

Nous sommes à l’âge de la peur. Sur le plan mondial, le seul remède efficace consiste dans l’instauration d’un ordre légal universel, maintenu par un organe suprême doté de pouvoirs réels à cette fin.

Cet ordre légal universel, lequel signifierait concrètement la transformation de l’O.N.U. en une forme appropriée de gouvernement mondial, semble malheureusement encore dépasser le degré de maturité politique de l’ensemble des peuples. En attendant, nous devons nous résigner à l’équilibre de la terreur pour empêcher le suicide planétaire.

Sur le plan des relations entre sociétés et entre individus, où tant de forces centrifuges s’affrontent dans le tourbillon d’un mélange de plus en plus prononcé de races, de groupements politiques, de familles religieuses et idéologiques différentes, sans parler de l’affrontement des deux grandes zones de l’humanité aux inégalités économiques criantes — la zone de la faim et la zone de l’opulence — aucun rempart juridique ou d’ordre militaire ne saurait garantir les conditions d’existence minime, c’est-à-dire le droit à la vie et è la liberté. La seule garantie réelle, c’est la conviction, ancrée dans les consciences par une éducation patiente, que l’esprit de tolérance constitue la condition sine qua non de nos existences personnelles et de nos libertés. Mais la tolérance ne s’arrête pas là : elle ouvre la voie au véritable dialogue, à la compréhension, à l’enrichissement mutuel, à l’estime réciproque, à l’affection mutuelle entre représentants de groupes différents.

Nous parlons de l’éducation des consciences. Et c’est ici que le catholicisme contemporain est décidé à jouer son rôle dans une optique que l’on pourrait appeler nouvelle, si elle ne constituait pas au fond une simple résurgence. Tandis qu’auparavant l’on se contentait généralement d’une conception plutôt négative de la tolérance — la fameuse attitude en matière de thèse et d’hypothèse en constitue l’illustration la plus frappante — les théologiens catholiques et le magistère de l’Église mettent de nos jours l’accent sur le contenu positif, du point de vue chrétien, de la tolérance. Remarquons, en passant, que si la doctrine catholique en matière de tolérance raciale et sociale a toujours été pure — même s’il y a eu au cours des siècles des défaillances pratiques — l’on ne saurait dire la même chose en ce qui concerne la tolérance en matière confessionnelle. Chose curieuse, ici encore une distinction s’impose. L’histoire de l’Église catholique montre une continuité dans la fidélité à la doctrine de la tolérance religieuse envers les non-chrétiens, tandis qu’envers les chrétiens des autres confessions l’attitude des théologiens, même des plus reconnus, comme St-Augustin et St-Thomas d’Aquin, tendait à approuver dans les cas extrêmes des sanctions officielles contre les soi-disant obstinés des autres confessions chrétiennes, sanctions allant jusqu’à la privation des biens et même jusqu’à la peine de mort. Inutile d’évoquer la triste histoire des abus, souvent massifs, commis sous le couvert de cette approbation. Et le fait de dire que d’autres confessions ont abusé de la même manière dans un contexte historique et sociologique tout différent de celui où nous vivons actuellement, ne constitue qu’une pauvre excuse. Le Pape actuellement régnant, Paul VI, a posé un acte significatif de réparation en demandant pardon aux frères chrétiens non-catholiques, à l’occasion de l’ouverture de la deuxième session du Concile. Et un des fondateurs du mouvement œcuménique de France, l’Abbé Couturier, avait l’habitude de célébrer à la Saint-Barthélemy une messe de réparation. Dépassant donc le concept de la tolérance comme une attitude plutôt négative, le catholicisme actuel, tout en repoussant fermement l’indifférentisme, et en maintenant sa conviction que l’Église constitue la manifestation visible du Règne de Dieu sur terre, met l’accent sur le devoir de tolérance en vertu de la dignité de la personne humaine, et de l’Amour divin s’étendant à tout homme, quel qu’il soit. L’Esprit de Dieu travaille également en dehors de l’Église visible. Parce que nous croyons au désir universel de salvation de la part de Dieu, nous devons admettre que la grâce et la rédemption sont également à l’œuvre parmi ceux qui ne fondent pas leur vie sur la connaissance et la pratique de l’Évangile. Ceci amène comme conséquence pratique que le respect et l’amour du prochain non-chrétien ne se basent pas uniquement sur la considération de sa dignité comme personne humaine, mais qu’ils s’imposent également en vertu de la présence et de l’action de l’Esprit divin en eux. Si l’Esprit divin travaille en eux, nous devons découvrir en eux ces vestiges de la Divinité, nous pouvons apprendre d’eux des aspects de la Vérité qui se trouvent en plénitude dans le Christ, mais qui n’étaient pas compris dans toute leur richesse par ses disciples. Les rites, les mythes, les symboles, les croyances, les convictions des non-chrétiens contiennent, dans cette optique, une expression de la « révélation cosmique », partout où ils sont orientés, même obscurément, vers le salut des hommes et l’union à l’Amour Infini. Dans cet effort d’orientation positive de la tolérance de la part des théologiens et du Magistère de l’Église catholique, où le respect de la liberté voulue par Dieu dans toute la mesure où elle ne nuit pas aux droits des autres, domine la scène, le développement doctrinal a été favorisé d’une façon puissante par l’acceptation de l’historicité comme un trait essentiel de l’être humain. La pensée chrétienne, tout en maintenant la conviction de la continuité fondamentale des vérités révélées et de la connaissance humaine du divin, a renoncé à l’idée que la vérité peut trouver une fois pour toutes une expression exhaustive. La parole de Dieu est éternelle et immuable. Mais l’expression humaine de la parole divine bénéficie d’une clarté et d’un enrichissement progressifs à travers l’histoire. L’enrichissement du contenu de la notion de tolérance en est une illustration frappante.

On objectera sans doute que le catholicisme étant essentiellement missionnaire, c’est-à-dire visant à l’expansion de l’Église, il ne peut pratiquer la tolérance entendue dans le sens positif que nous venons de décrire. Que peut-on répondre à cette objection ? Ceci. De celui qui veut pratiquer le catholicisme, il est exigé qu’il reste logique avec ses convictions, c’est-à-dire qu’il n’admette point des croyances et des pratiques en désaccord avec la foi catholique. En d’autres termes, le catholique ne peut, sur le plan religieux, verser dans le syncrétisme. Cette attitude est toute autre chose que le dogmatisme, tel qu’on l’entend souvent en milieu non-catholique. Dans ce contexte, dogmatisme signifie en général une attitude, en vertu de laquelle on maintient des positions doctrinales de façon gratuite, sans vouloir ni pouvoir les justifier. Un tel dogmatisme est une caricature de l’attitude catholique, qui demande au contraire une acceptation libre du contenu de la révélation, acceptation en accord avec le choix de la conscience personnelle, elle-même responsable devant Dieu. Si le catholique écarte des théories jugées incompatibles avec sa foi, il ne s’ensuit pas de ce refus qu’il veuille imposer à d’autres ses propres vues de façon contraignante. Le véritable apostolat doit se pratiquer par la prière, le témoignage, l’exemple et la parole — nous disons aujourd’hui le dialogue — dans la conviction que tout apostolat est en premier lieu conditionné par le travail de l’Esprit dans chaque personne humaine.

Disons enfin que l’attitude actuelle du catholicisme en matière de tolérance, telle qu’elle a été exposée par le Pape Jean XXIII, par les Cardinaux Lercaro et Bea, par Monseigneur De Smedt, évêque de Bruges, et, surtout, telle qu’elle trouve son expression dans le Schéma sur l’œcuménisme, présenté mais non encore approuvé par le Concile en cours; que cette attitude n’est autre qu’un retour aux sources, c’est-à-dire à l’Évangile et à la doctrine de St-Paul. Le règne de Dieu est un culte non de la richesse et du pouvoir, mais une adoration en esprit et en vérité. On adhère l’Église, fondée par le Christ, par le baptême que l’on ne reçoit que quand on a la foi et cette foi est libre. La foi est suscitée par la prédication de la joyeuse nouvelle, mais en fin de compte personne ne vient au Fils s’il n’est attiré par le Père. Au chrétien on ne demande pas seulement qu’il respecte son prochain, mais qu’il l’aime même si c’est un étranger ou un ennemi. Peut-on aller plus loin dans la conception positive de la tolérance ?

Le retour aux sources est, à l’intérieur du catholicisme, chose faite du point de vue doctrinal. Il y a encore, et il y aura toujours jusqu’à la fin des temps, des catholiques dont l’attitude sera en contradiction avec la foi à laquelle ils prétendent adhérer. Mais une chose est certaine partout dans le monde catholique, les consciences s’éveillent à la pratique du contenu positif de la tolérance.

Existe-t-il hommage plus beau à la mémoire de Vivekananda, que l’union des représentants de toutes les croyances, de toutes les religions, de toutes les conceptions philosophiques dans l’adoption de la tolérance positive. C’est la preuve la plus éclatante que le Père Teilhard de Chardin a vu juste en pressentant une maturation sociale et spirituelle progressive de l’humanité.