Bob Quinn
L’art et la spirale

Beaucoup de races s’interdisaient d’imiter l’œuvre de Dieu et jusqu’à l’ère chrétienne les Pictes n’avaient pas le droit de représenter même la végétation, comme motif ornemental, d’où leur intérêt pour la géométrie, les mathématiques et toute abstraction qui ne soit pas une copie de la vie créée. Des motifs entrelacés entourant des corps d’hommes, d’animaux, d’oiseaux et de reptiles, chacun pris dans une volute sont apparus au pays pictes de l’Est et en Irlande, pour émigrer plus tardivement en Scandinavie où cette forme d’art devait dégénérer.

(Revue CoEvoluion. No 11. Hiver 1983)

La spirale servant de symbole et d’ornement apparaît dès l’aube de l’intelligence humaine ; c’est un développement de l’impulsion innée qui a fait construire aux hommes des hottes circulaires. A de très rares exemples près (si même il y en a), les insectes, les oiseaux et les animaux sur pattes construisent en mouvements circulaires. On peut dire que le cercle est le premier pas de l’homme dans le domaine de l’art. Et par une impulsion qui remonte aux origines de l’espèce, c’est aussi pour chaque enfant le début du dessin. La spirale est une application de ces méthodes de construction qui est rapidement devenue signe magique : elle se trace vers la droite ou vers la gauche, suivant le mouvement solaire ou en sens contraire.

Pour tenter de fixer une date aux premiers exemples d’emploi de la spirale comme motif décoratif et magique, il faut se rappeler les dessins en clefs déjà très subtils retrouvés sur l’ivoire de mammouths en Ukraine et en Yougoslavie et qui dateraient d’une époque entre 25000 et 15000 ans avant Jésus-Christ. Les motifs en clef sont des spirales tracées en ligne droite et l’homme a dû accomplir un long voyage avant d’inventer le carré.

Les spirales à une volute sont un trait général commun aux arts de la plupart des peuples d’Europe, d’Asie, d’Afrique, de Polynésie et des Amériques, l’école grecque ionique en ayant produit les plus beaux exemples.

Raffinements celtes

La spirale a connu ses plus subtils raffinements chez les Celtes, qui, dans des temps très anciens, apprirent à la tracer à deux volutes, ou à trois ou quatre volutes ou plus. Il y a une continuité dans l’histoire de la spirale sur trois dimensions en Ecosse, en Angleterre, au Pays de Galles, depuis l’époque préhistorique où elle débute avec deux points incisés pour se poursuivre avec deux volutes incisées encadrant une spirale en relief qui revient sur elle-même. Cette double spirale se retrouve dans les œuvres de métal de l’âge de bronze des peuples de la Baltique. Les artistes-artisans mycéniens utilisèrent aussi ce dessin en spirale ce qui suggère que l’un des points de migration des peuples celtes fut la Grande-Bretagne et l’Irlande ; et les Égyptiens ont fait aussi un peu partout usage de la spirale entre 3000 et 1500 ans avant Jésus-Christ.

Mais c’est en Grande-Bretagne et en Irlande qu’elle a atteint son plein épanouissement, d’abord dans des ornements de bronze émaillé pour les chevaux, les chars et les hommes, puis à l’époque des monuments de pierre sculptée, puis enfin dans les bijoux des derniers siècles païens et des premiers siècles chrétiens.

Les somptueuses spirales d’Aberlemno, de Shandwick, de Tarbet, Hilton of Cardboll, Nigg, de la fibule de Tara, du calice d’Ardagh ont ouvert la voie au noble art des scribes qui ont produit des chefs-d’œuvre mondiaux d’enluminure, décorés à profusion de spirales. Les quelques spécimens de cette grande époque artistique, les manuscrits de Durrow, Kells, Lindesfarne et Saint Chad éclairent les générations qui ont suivi sur la majesté de cet art et sur les autres cultures des Pictes et des Bretons.

Nœuds et entrelacs

Les chevrons, les créneaux et les motifs en clefs (qui sont, en fait, des spirales aux lignes droites) ont suivi de près les spirales dans l’histoire des symboles ornementaux. Plus tard vinrent les entrelacs, puis les entrelacs en nœuds. Au début, ils ont imité l’art tridimensionnel des tressages, tissages et vanneries. Des bordures ou des panneaux en entrelacs rappelant des tresses ou des vanneries se retrouvent dans l’art de nombreux peuples des bords de la Méditerranée, de la Mer Noire et de la Caspienne. Quelques milliers d’années avant Jésus-Christ, les Chinois utilisaient aussi de petits symboles faits d’entrelacs. Peu de races ne les ont pas utilisés en décoration, sur la pierre, le bois ou le métal. Dans une phase ultime, c’est le scribe qui a utilisé des entrelacs, en représentant la troisième dimension avec des lignes peintes sur des fonds sombres.

De nombreux siècles se sont écoulés entre les premiers essais malhabiles et ces œuvres que l’on peut dater et qui témoignent d’une grande adresse. Les entrelacs en nœud sont un aspect typique de l’école picte, dans la tradition artistique celte.

Beaucoup de races s’interdisaient d’imiter l’œuvre de Dieu et jusqu’à l’ère chrétienne les Pictes n’avaient pas le droit de représenter même la végétation, comme motif ornemental, d’où leur intérêt pour la géométrie, les mathématiques et toute abstraction qui ne soit pas une copie de la vie créée. Des motifs entrelacés entourant des corps d’hommes, d’animaux, d’oiseaux et de reptiles, chacun pris dans une volute sont apparus au pays pictes de l’Est et en Irlande, pour émigrer plus tardivement en Scandinavie où cette forme d’art devait dégénérer.

Symboles de continuité, les entrelacs en nœuds apparaissent en pays picte oriental du Durham aux Shetlands, gravés dans la pierre des croix sculptées, dans des objets de ferronnerie et sur les premiers manuscrits de Durrow et de Kells. Entre le comté de Perth et Caithness, on trouve beaucoup d’exemples de bandes décoratives d’entrelacs ininterrompus en nœuds, qui doivent être l’œuvre d’artistes-sculpteurs. Ailleurs, des pierres montrent que le dessinateur a confié le travail de sculpture à un artisan qui l’a exécuté parfois avec maladresse et quelques pierres sont l’œuvre de dessinateurs plus gauches et de sculpteurs sur pierre moins habiles. A Iona et en Ecosse de l’Ouest, on retrouve une école celte romanesque se rapprochant des monuments de pierre d’Irlande, si on laisse à part l’école des Pictes d’Irlande du Nord-Est. Les monuments en Ecosse à l’Est de Drumalban rappellent ce qu’il y a de plus délicat dans les manuscrits de Durrow, de Kells et de Lindesfarne. La croix de Saint Andrews marque le début des motifs de nœuds en bande circulaire, caractéristiques des panneaux d’entrelacs de l’école picte d’Écosse et d’Irlande ; entrelacs en nœuds qui tantôt s’inspirent de la spirale, et tantôt sont en lignes droites.

La spirale en Irlande

Le premier septembre à Knowth, comté de Meath, un éclat de silex sculpté a été ramassé par l’un des membres d’une équipe archéologique. Les experts pensent qu’il s’agit d’une tête de massue utilisée dans les cérémonies religieuses, il y a 5000 ans et le motif gravé qui l’ornait était une spirale simple très délicate et une double spirale en forme de pelta.

Cet objet, aujourd’hui au Musée National de Dublin, montre bien avec d’autres objets du Musée, l’importance de la spirale dans les motifs ornementaux irlandais. Depuis la pierre sculptée de Newgrange jusqu’au manuscrit de Durrow, ce motif prend une telle importance dans l’art décoratif irlandais que l’on a tendance à croire qu’elle a pris naissance en Irlande. Mais il suffit de regarder les lignes au bout de nos doigts, sans compter tout l’inventaire des dessins en volutes découverts partout au monde depuis la Chine jusqu’à l’Amérique du Nord pour comprendre que la spirale a un caractère universel. Néanmoins l’utilisation de ce motif dans le contexte irlandais mérite un commentaire et tout d’abord, parce qu’au cours des siècles son symbolisme s’est intégré de façon frappante et profonde au code éthique du pays.

Rappel des forces mystérieuses qui impriment leurs mouvements et leurs formes aux galaxies spiraloïdes, la spirale irlandaise semble ramasser tous les efforts des hommes pour s’exprimer en un symbole unique et constant, s’étendant sur 5000 ans. La spirale apparaît partout en Irlande depuis l’humble sliotar (la balle de cuir utilisée dans le jeu national de hurling avec ses divisions en yin et yang) jusqu’à la musique traditionnelle dont on parlera plus loin.

Une floraison de spirales

La spirale en Irlande revêt des formes variées : le labyrinthe, la pelta, la spirale triple ou triskel, la quadruple spirale, les cercles concentriques, le cercle avec un point et toutes ces formes sont apparues sur nos mégalithes à New-grange, à Knowth. À cette époque de l’histoire, la spirale se retrouve dans toutes les régions de l’Europe atlantique, témoignant ainsi de l’existence d’une culture commune à l’archipel atlantique : Irlande, Pays-de-Galles, Bretagne, Portugal, Espagne du Sud-Ouest. On oublie parfois que cette culture a également recouvert toute la région atlantique de l’Afrique du Nord ; c’est ce que j’ai tenté de prouver ou du moins dont je me suis convaincu, en visitant le Musée archéologique de Rabat, au Maroc, où l’on retrouve des pierres représentant des motifs en spirale presqu’identiques aux nôtres, des labyrinthes et des cercles concentriques.

Ces floraisons de spirales ont été utilisées pendant tout l’âge de bronze en Irlande, pour décorer des épées, des fibules, des trompettes ou des mors. Et c’est ainsi que dans des études portant sur cette même période, on a étiqueté à tort comme celtique tout un ensemble d’objets ornés de spirales en forme de trompette et découverts à la Tëne, en Suisse mais cette variété locale du motif ne justifie pas toute la théorie sur la race celte qu’on en a tirée. En tous cas, cette variété spéciale du motif reste limitée en Irlande et il est donc peut-être erroné de suggérer que la spirale a été importée puisque des objets ornés de spirales gravées sur la pierre sont apparus au moins 1000 ans avant qu’on ne parle des Celtes, comme la pierre de Turoe en est l’exemple.

Mais la grande floraison de la spirale en Irlande se situe entre le VIe et le XIe siècle et face à ces feux d’artifice de génie, les théories confuses et brumeuses des tenants du diffusionnisme face à ceux de la polygénèse de la spirale tournant court. Quand on examine les manuscrits de Kells et de Durrow, on demeure confondu d’émerveillement devant ces entrelacs en spirale dont la richesse et la variété semblent d’une inspiration infinie. Mais ironiquement il n’est pas exclu que les enluminures qui ont porté la spirale irlandaise à ce haut point de perfection n’aient pas été l’œuvre d’artistes réfugiés d’ailleurs, moines syriens ou égyptiens, combinant leur goût atavique pour les volutes à l’infini irlandais de la spirale. Fusion dynamique qui a produit un art d’une énergie si délicate qu’elle a imprégné toutes des autres formes artistiques puisque jusqu’au XIe siècle les graveurs sur pierre en étaient encore influencés.

La spirale dans la musique irlandaise

Mais la Sainte Église a lentement remis au pas ce qu’elle considérait comme l’exubérance fondamentale de l’église irlandaise et la spirale disparut dans ses formes graphiques. C’est une décoration subversive puisqu’elle conteste ce qu’il y a de fondamentalement faux dans le système clos préconisé par l’Église et son expression devait être ramenée à des proportions plus mesurées. Mais nécessairement la spirale a survécu en ressurgissant dans une autre forme d’art encore plus appropriée et tout aussi subversive, dans la musique traditionnelle irlandaise.

Les vocalises en solo, forme musicale étonnante qui caractérise la côte ouest déroulent encore, de nos jours, leurs vibrants défis face à un monde de musique pop et de rengaines sur haut-parleurs. Quelque chose en elles s’accorde en profondeur avec la nature de l’homme et de l’univers et c’est là qu’il faut chercher les raisons de sa pérennité. A l’examen, on s’aperçoit qu’elle a banni la composition musicale dramatique héritée de la Renaissance, qu’elle n’a pas de catharsis, point d’émotion extrême, ni par conséquent de retombée, mais qu’elle a pu être décrite comme linéaire, ne cherchant ses effets que dans sa décoration interne ou dans quelques notes de grâce ou dans les modifications individuelles apportées par les exécutants. Le morceau se termine exactement au niveau d’émotion où il a commencé, et pourtant, tandis que se déroule la mélodie, on est entraîné, presqu’en tourbillon dans une fusion profonde entre l’exécutant, la mélodie et l’émotion : autrement dit, on est pris dans une spirale musicale.

Quant à la musique traditionnelle instrumentale de l’Irlande, qui découle des formes vocales, elle s’apparente encore plus clairement à la spirale. Leigh Hunt a défini cette musique des cornemuses comme une mélodie attachée à un piquet, remarque qu’il voulait condescendante et critique, mais tout en refusant de lui trouver grâce, l’écrivain avait inventé là, pour la définir, une très adroite et heureuse comparaison, car si l’on attache un objet mouvant à un piquet, la figure obtenue est la spirale.

Textes traduits par Suzanne Landré