(Revue Itinérance. No 1. Mai 1986)
La raison et l’intelligence… peuvent devenir la source de toutes les œuvres. Mais il faut retourner vers votre cœur et prendre en mains votre corps. Alors, ne désespérez pas d’y trouver des trésors…
Guerric d’Igny
Au tout début de son règne, Salomon fit cette prière : « Seigneur, c’est toi qui fais régner ton serviteur à la place de David mon père, moi qui ne suis qu’un tout jeune homme. Il te faudra donner à ton serviteur un cœur qui comprenne, pour gouverner ton peuple et discerner le bien du mal. » (I.R. 3,7-9)
Le cœur, lieu d’intelligence
Un cœur qui comprenne… Lorsqu’on est roi et qu’il s’agit de gouverner, il ne suffit pas d’être ‘compréhensif’ au sens habituel de ce mot. L’intelligence que Salomon demande est celle qui permet de faire régner le droit et la justice. Ceux qui connaissent la Bible connaissent aussi le fameux jugement de Salomon. Pourtant, cette intelligence vient du cœur.
Cette citation biblique pourrait être appuyée par bien d’autres dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Elle devrait faire tomber les appréhensions que certains éprouvent devant la seule expression de « voie du cœur ». Appréhensions légitimes : l’imagerie douteuse qui a accompagné la dévotion catholique au Sacré Cœur et un certain débordement affectif lié aux expressions d’un charismatisme plus récent, ont de quoi mettre en garde contre une référence au cœur pour désigner une voie spirituelle.
Il faut d’ailleurs ajouter que, d’une manière plus fondamentale et qui a ses lettres de noblesse philosophique, la tradition occidentale est prise dans les contradictions qui se sont installées entre le cœur et la raison. Mais, en langage biblique, dire que l’on comprend avec le cœur, ce n’est nullement mettre en avant l’idée d’une intelligence qui serait sentimentale. Et cela nous invite à réviser une position qui peut être faite de beaucoup de réticences.
À vrai dire, il ne semble pas que l’expression de « voie du cœur » puisse être consacrée à la désignation d’un mouvement spirituel particulier qui risquerait aussi d’être marginal. Au contraire, elle peut ramener les chrétiens, toutes confessions réunies, à leur origine commune : la révélation biblique. La Bible, c’est déjà un peu l’Orient. Et l’Orient, sans nier les valeurs de l’occident mais en leur permettant de s’affiner pour parvenir à leur propre vérité, peut nous aider à équilibrer dialectiquement, dans une attitude juste, l’exercice du sentiment et celui de l’intellect. L’un et l’autre, en effet, ne sont en vérité ce qu’ils sont que dans la rencontre où, mutuellement, ils se fécondent. L’intelligence ainsi rejointe est alors celle du cœur, non pas celle des « intellectuels » mais des « sages ».
Je te ferai revenir à toi-même pour te faire trouver à l’intime de ton être ce que tu cherches au dehors.
(moine inconnu du 13e siècle)
Cité par André Louf dans « Seigneur, apprends nous à prier« , éditions Foyer Notre-Dame, Bruxelles, 1973.
Lieu d’intelligence, lieu d’éveil
Mais comment le cœur est-il, pour les auteurs bibliques, lieu d’intelligence ou de sagesse ? Une autre citation de l’Écriture, empruntée cette fois au Cantique des Cantiques (5,2), indique la voie de la réponse : « je dors mais mon cœur veille ».
On peut regretter que les traducteurs actuels (ceux de la TOB par exemple) aient pris le parti de traduire platement : « je dormais mais je m’éveille ». Mais on peut également en tirer un enseignement : lorsque nous disons « je », la Bible dit « mon cœur ». Lorsqu’elle parle du cœur, la Bible ne renvoie pas à quelque partie de nous-même, mais à la totalité, à la personne. Et que fait cette personne ? Elle s’éveille.
Par rapport au « moi », plus ou moins superficiel, plus ou moins prisonnier des problèmes faussement urgents, plus ou moins aveuglé par la brume des impressions, le cœur est le lieu de la profondeur, de la liberté et de la lucidité. Là, on ne se trouve plus en situation de sommeil ni de rêve : on a les yeux véritablement ouverts. Il est tout à fait traditionnel de penser la conversion comme un passage du sommeil à l’éveil. Il est équivalent de dire qu’il s’agit de rejoindre son propre cœur.
Parle, Seigneur, au cœur de ton serviteur, pour que ton serviteur te parle.
(Guigue II le Chartreux, 2° méditation)
Cité par André Louf
Lieu d’éveil, lieu d’écoute
Il s’agit pourtant moins, dans la tradition biblique, d’ouvrir l’œil que d’ouvrir l’oreille. Plutôt qu’y voir clair, comprendre, c’est écouter, entendre, comme le signale d’ailleurs ce vieux mot qui n’a plus tellement cours et qui nomme l’intelligence ENTENDEMENT.
Dans la tradition biblique et chrétienne, le cœur écoute. « Écoute, Israël, le Seigneur est un : tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur » (Dt. 6,4).
Et la Règle de Saint Benoît précise : « incline l’oreille de ton cœur aux préceptes de ton maître ». Ce n’est d’ailleurs que logique si la révélation se fait par la Parole. « Prête une oreille attentive à la Sagesse et soumets ton cœur au discernement » dit encore le livre des Proverbes (2,3).
Une expression qui va dans le même sens et qu’on trouve aussi au livre des Proverbes (3,3 ; 7,3) indique sans doute au mieux et dans la ligne de ce qui précède ce que peut être la « voie du cœur ». Elle nous invite à inscrire la Parole de Dieu sur la table de notre cœur. On se rappelle que la loi communiquée par Dieu à Moïse avait été inscrite sur deux tables de pierre. Cette loi, tant qu’elle reste à l’état d’écriture, déchiffrable par l’œil et gravée dans la pierre, est extérieure à l’homme. Inscrire la Parole (ou la loi) sur la table du cœur, c’est la faire passer à la fois de la lecture à l’écoute et de l’extérieur à l’intérieur. De manière générale, le cœur est le lieu de l’écoute et de la fidélité aux enseignements des maîtres de sagesse.
Le mot de « maître » est un piège, mais facile à déjouer. Il est évident que le maître ne prouve sa maîtrise qu’en rendant ses disciples maîtres d’eux-mêmes. De même que le fils n’est pas destiné à rester un enfant, le disciple doit un jour acquérir son autonomie. Il faut, pour cela qu’il rejoigne son cœur. Une fois qu’il y est arrivé, s’il s’y tient, il est libre.
Actualité de la voie du cœur
La tradition n’est pas une répétition. Tous ceux qui sont à l’origine d’une tradition (St. Benoît, St. Augustin, St. Thomas et tant d’autres) ont su reprendre un héritage ancien dans les données nouvelles de leur temps et de leur culture. La fidélité au fondateur ne consiste pas dans la répétition plus ou moins servile de ce qui a été transmis. Pour ressembler à un fondateur, comme un fils ressemble à son père, il faut être, comme lui, inventif, créateur, capable de faire du neuf avec du vieux.
Beaucoup — et c’est heureux — sont aujourd’hui en quête de sagesse. De véritable intelligence. Les siècles qui précèdent immédiatement le nôtre ont développé l’intelligence scientifique et le pouvoir technique. C’est en soi une excellente chose. Mais cette forme d’intelligence, plus intellectuelle que cordiale, nous a sans doute entraînés assez loin de ce qui mérite le nom de sagesse.
À nous, aujourd’hui, de réactualiser, sans perdre les acquis de la culture et de la civilisation scientifiques, les vieux conseils des anciens sages : ils nous invitent à l’écoute intérieure qui nous éveille à la véritable connaissance. Il faut que nous retrouvions pour cela, selon une belle expression de St. Pierre (I.P. 3,4) l’homme caché au fond du cœur.