Dans une chronique consacrée au problème de la pluralité des mondes habités, conjecture possible — aucune trace expérimentale à cette heure — nous avons eu l’occasion de parler du hasard. Je me promène à Pékin. Je rencontre mon ami Jules que je n’avais pas vu depuis des années. Nous ne nous étions pas donné rendez-vous. Nous nous écrions : « Quel hasard ! » Le terme de hasard signifie simplement que notre rencontre fortuite n’est pas causée par un rendez-vous, par une intention de notre part. Si nous cherchons l’un et l’autre les causes de notre présence à Pékin, nous découvrons deux séries de causalités, qui se sont croisées. C’est le croisement qui n’est apparemment voulu par personne.
Le hasard est un terme qui est utilisé par nombre de savants à propos des origines de la vie dans notre système solaire et à propos de l’évolution biologique. Pour rendre compte de l’apparition du premier être vivant, dans notre système solaire, il y a environ quatre milliards d’années, il faut rendre compte de la composition de molécules géantes de haute complexité. Ces molécules géantes sont elles-mêmes composées avec des molécules plus simples. Par exemple les molécules qui portent ou supportent toute l’information, tous les renseignements qui sont requis, pour commander à la construction des êtres vivants les plus simples, ces molécules sont composées, écrites, avec quatre molécules déjà fort complexes, qui servent de signes, de lettres. Elles sont arrangées trois par trois. Un mot est écrit avec un arrangement de ces trois molécules que l’on appelle les bases. D’autre part toutes les protéines dans la nature, dans l’histoire naturelle des êtres vivants, sont écrites avec vingt molécules plus simples, mais déjà fort complexes, les acides aminés, qui servent aussi de lettres comme les lettres de l’alphabet pour écrire un roman ou tout autre ouvrage. Ainsi donc deux alphabets ont été inventés dans notre système solaire il y a environ quatre milliards d’années, — et un lexique, pour traduire l’information contenue dans les molécules géantes qui sont pelotonnées dans le noyau de la cellule, — dans le système linguistique des protéines. Bien d’autres molécules ont encore été inventées, pour transférer l’énergie, et puis des graisses, des vitamines, etc. En 1952, un jeune chercheur américain, S. Miller travaillait dans le laboratoire de son patron Urey. Il avait lu les ouvrages de l’illustre savant soviétique, Oparine, qui s’est efforcé d’imaginer comment se sont formés les premiers êtres vivants, il y a trois ou quatre milliards d’années. S. Miller a mis dans un récipient de l’eau, de l’ammoniac, du méthane, etc., et il a envoyé dans ce mélange des décharges électriques. Il a obtenu ainsi spontanément quelques-uns des acides aminés avec lesquels sont écrites toutes les protéines de tous les êtres vivants.
Réfléchissons bien à cette expérience célèbre. Qu’est-ce qu’elle prouve ? Elle prouve que si l’on met en présence certains corps, ils s’arrangent entre eux, ils se composent spontanément, ils forment des molécules. Ce n’est donc pas le hasard. La matière, les atomes, les molécules simples, sont ainsi faits que dans certaines circonstances, ils s’arrangent entre eux pour former des composés plus complexes.
De même, dans des expériences ultérieures et analogues on a obtenu la synthèse de l’une ou l’autre des bases, c’est-à-dire des molécules élémentaires, qui sont comme les lettres de l’alphabet, avec lesquelles sont écrites les molécules géantes qui supportent l’information génétique.
Mais l’arrangement de ces bases entre elles, en sorte qu’il en résulte un texte qui ait un sens, et quel sens : les instructions requises pour composer le premier être vivant ! Avec tous nos laboratoires, et tous nos prix Nobel, nous ne savons toujours pas, à cette heure, en recopiant la nature, comme un cancre qui copie sur le cahier de son copain à côté de lui, — nous ne savons toujours pas faire la synthèse du plus simple des vivants.
Comprenons bien les données du problème. Spontanément, dans des circonstances physiques et chimiques appropriées, on obtient les éléments, les bases, les lettres de l’alphabet avec lesquelles sont écrites ces molécules géantes que sont les molécules chargées de l’information génétique, et les protéines.
Mais le message lui-même, l’information elle-même, d’où viennent-ils ? Le problème se retrouve donc en son entier. Comment comprendre, il y a quatre ou trois milliards d’années, l’apparition d’un message génétique capable de commander à la construction d’un être vivant ?
Nombre de savants répondent : c’est le hasard ! — Mais le hasard n’est pas une explication. C’est une absence d’explication. Si mon ami Jules et moi-même nous nous écrions : « Quel hasard ! » — Nous ne prétendons pas pour autant avoir trouvé une explication à notre rencontre imprévue à Pékin. Au contraire, c’est parce que nous ne connaissons pas la cause de cette rencontre, que nous nous écrions : « Quel hasard ! ».
Nombre de savants, américains, anglais, français ou autres, assurent aussi que la croissance de l’information au cours du temps, à savoir la genèse, la formation de nouveaux messages génétiques, qui contiennent une information nouvelle, capable de commander à la construction de systèmes biologiques nouveaux, et donc d’organismes nouveaux — nombre de savants prétendent que c’est là encore un effet du hasard : le hasard des fautes de copie malheureuses parmi lesquelles il s’en trouve parfois une heureuse ! Plus les anciens manuscrits grecs sont recopiés depuis des siècles, et plus ils se chargent d’erreurs de copies, et plus leur contenu d’information diminue. Si les fautes de copie augmentent et s’accumulent, alors les non-sens et les contresens augmentent, et bientôt le manuscrit va devenir inutilisable et inintelligible.
Nombre de savants biologistes nous assurent que dans la Nature, dans l’histoire naturelle des êtres vivants, plus les erreurs de copie des messages génétiques augmentent en nombre et en qualité, et plus nous assistons à ces merveilleuses inventions que sont l’invention du système nerveux, de l’œil, de la sexualité, etc. Une divinité tutélaire féminine, qu’ils appellent depuis Darwin, la sélection naturelle, fait le choix, le tri, entre les mauvaises erreurs de copie, celles qui contiennent des inventions des systèmes biologiques nouveaux.
Un être vivant, depuis le plus simple jusqu’au plus complexe, c’est un système biologique qui subsiste, qui se développe, qui se régénère, qui se guérit, qui se reproduit, alors que toute la matière intégrée, à savoir les atomes et les molécules, sont constamment changés. Ainsi vous et moi nous n’avons plus aujourd’hui en nous aucun des atomes qui entraient dans notre constitution il y a vingt ans. De plus, un être vivant est un psychisme. Un psychisme simple, comme celui de l’amibe, un psychisme beaucoup plus évolué comme celui du lion, du chat, du cheval, du chien, du gorille.
Revenons à mon ami Jules rencontré par hasard à Pékin. Le hasard n’explique rien du tout. Le terme hasard signifie que nous ne connaissons pas la cause de notre rencontre, qui reste à déterminer. Le hasard explique encore moins notre existence. Pour que deux êtres se rencontrent, encore faut-il qu’ils existent. Aucun hasard ne peut expliquer la moindre existence. Le hasard ne peut pas expliquer l’existence du moindre vivant, qui est un psychisme. Le problème reste entier.
L’erreur des anciens philosophes atomistes du Ve siècle avant notre ère, c’est d’abord qu’ils s’accordaient, pour effectuer le calcul des chances, un temps infini, un espace infini, une quantité infinie de matière. Ainsi, pensaient-ils, avec le temps, les atomes se brassent, s’accrochent, et forment au hasard la libellule, la girafe, le papillon, etc. Nous savons en cette fin du XXe siècle que nous ne disposons pas d’un temps infini, d’un espace infini, d’une quantité infinie de matière, pour effectuer notre calcul des chances. Notre système solaire est âgé de cinq milliards d’années. La vie est apparue sur notre planète Terre il y a quatre milliards d’années dès que la Terre a été physiquement prête. Cela n’a pas traîné.
Mais erreur plus profonde encore, ils se sont imaginés que si vous prenez des atomes privés de vie et de pensée, des atomes de matière, et si vous les arrangez entre eux, cela peut donner un être vivant. C’est là l’erreur de fond. Si vous prenez tous les atomes qui constituent l’amibe ou la puce, et si vous les mettez en place comme il convient, vous aurez obtenu un joli cadavre frais d’amibe ou de puce, mais non pas une amibe vivante ou une puce vivante ! Rappelons : un être vivant est un être qui est capable de renouveler constamment la matière, à savoir les atomes, qu’il intègre, tout en restant lui-même. Un être vivant est un psychisme. Tout être vivant est un psychisme. Avec des atomes, en nombre aussi grand que vous voudrez, et arrangés comme vous voulez, vous n’obtiendrez pas le moindre psychisme, c’est-à-dire le moindre vivant.
Par conséquent la prétendue explication de l’apparition de la vie par le hasard est une explication pour rire. Le hasard n’explique pas une seule rencontre entre deux êtres. Il n’est pas une explication. Il est une absence d’explication. Il explique encore moins l’existence d’un être, car aucun arrangement de matière ne peut suffire à rendre compte de l’existence du moindre psychisme, donc du moindre vivant.
Extrait de La Voix du Nord, 1e février 1987