Francine Kaufmann et Josy Eisenberg
Le judaïsme

Le terme même de « judaïsme » peut avoir une acception proprement religieuse : en tant que religion des juifs ; mais aussi socio-politique comme représentation globale de la po­pulation juive, c’est ainsi que l’on parle de judaïsme mondial ou de judaïsme français. Cette dualité exprime assez bien la complexité du destin juif, qui est tout ensemble civilisation et religion ou, simplement, communauté d’origine. Une telle ambiguïté provoque d’ailleurs parmi les juifs contemporains de nombreux débats autour de ce qu’on appelle communé­ment l’« identité juive ».

(Extrait de Les religions. Éd. Marabout 1974)

La première des religions monothéistes

Le terme même de « judaïsme » peut avoir une acception proprement religieuse : en tant que religion des juifs ; mais aussi socio-politique comme représentation globale de la po­pulation juive, c’est ainsi que l’on parle de judaïsme mondial ou de judaïsme français. Cette dualité exprime assez bien la complexité du destin juif, qui est tout ensemble civilisation et religion ou, simplement, communauté d’origine. Une telle ambiguïté provoque d’ailleurs parmi les juifs contemporains de nombreux débats autour de ce qu’on appelle communé­ment l’« identité juive ».

Notre intention n’est pas de faire un exposé complet de l’ensemble des aspects du judaïsme. Nous nous attacherons essentiellement à définir le judaïsme en tant que doctrine religieuse. Cette doctrine a une histoire qui ne peut toujours être séparée de l’histoire des juifs. Car, en tant que religion vécue depuis plus de trente siècles par un groupe humain, le judaïsme et son évolution ont, bien évidemment, été tributai­res des vicissitudes historiques subies par ce groupe.

C’est pourquoi nous nous efforcerons de rattacher cons­tamment l’évolution de la pensée religieuse aux circonstances historiques qui l’ont accompagnée ou provoquée. Nous négli­gerons certains aspects ou certains personnages qui mérite­raient d’être traités dans une étude exhaustive, mais dont l’influence sur le judaïsme contemporain n’est que de peu d’importance.

Nous développerons, au contraire, les doctrines du passé qui alimentent encore aujourd’hui la pensée juive.

Pour la commodité de l’exposé, nous distinguerons dans l’évolution du judaïsme quatre périodes que nous aborderons d’abord sous l’angle historique, avant d’en dégager la doctrine religieuse :

l) la religion des Hébreux ;

2) le judaïsme rabbinique (époque du deuxième Temple, puis du Talmud) ;

3) le Moyen Age juif (courants philosophiques et mysti­ques) ;

4) le judaïsme moderne et contemporain.

LA RELIGION, DES HÉBREUX : D’ABRAHAM À LA DESTRUCTION DU PREMIER TEMPLE

À l’origine de l’histoire des juifs, on trouve la migration d’une tribu sumérienne qui, aux alentours du XVIIIe siècle avant l’ère chrétienne, quitta la Chaldée pour venir s’établir en pays de Canaan.

Les descendants d’Abraham « l’Hébreu » formèrent bientôt douze tribus qui s’établirent en Égypte. Réduites au rang d’esclaves, elles furent délivrées et unifiées par Moïse. Après la conquête du pays de Canaan, les Hébreux se sédentarisè­rent, dirigés par des prêtres, des princes et des « juges », avant de constituer un royaume : Israël. À la mort du roi Salomon., en 936, un schisme se produisit entre les terri­toires du nord et ceux du sud. Le royaume d’Israël, au nord, s’écroula en 722 avant J.-C. Le royaume de Juda, resserré autour de Jérusalem., lui survécut jusqu’en 586 av. J.-C., date à laquelle le Temple fut brûlé. C’est l’histoire et les croyances de cette peuplade que nous relate la Bible.

Nous pouvons ainsi, grâce au « Pentateuque », connaître l’état de la religion juive sinon à l’époque de Moïse, du moins à l’époque des premiers rois, David et Salomon. Le judaïsme n’est encore que l’hébraïsme, appelé aussi mosaïsme.

Le peuple croit en un Dieu unique qui s’est révélé aux ancêtres d’Israël — les patriarches Abraham, Isaac et Jacob —, qui a contracté une Alliance avec eux et leurs descen­dants, avant de remettre à Moïse, devant les Hébreux massés au pied du mont Sinaï, une Loi morale, religieuse, économique, judiciaire, etc. : la Torah. Ce triple lien — « Dieu, Israël, Torah » — est indissoluble.

L’hébraïsme est donc plus qu’une religion. C’est une attitude « nationale » et mystique devant les grands problèmes de la vie : la divinité, la politique, l’économie. La foi en un Dieu unique crée la cohésion politique des douze tribus autrefois nomades, aujourd’hui sédentarisées. Car l’hébraïsme est, en quelque sorte, une « religion des ancêtres », Dieu est le Dieu des Pères et ancêtre éponymes des tribus.

La religion hébraïque repose sur une Alliance

Abraham ayant « découvert » Dieu, Dieu se révèle à lui et lui fait une promesse : ses descendants seront aussi nombreux que les étoiles du ciel et le sable de la mer et, bientôt, ils hériteront du pays de Canaan, lorsque cette terre aura vomi ses habitants dépravés. Les termes de cette alliance font déjà apparaître une véritable philosophie de l’histoire.

Dieu dit à Abraham : « Sache bien que tes descendants seront étrangers dans un pays qui ne leur appartient pas. On les asservira et on les fera souffrir durant quatre cents ans. Mais aussi le peuple qui les asservira, je le jugerai et [tes descendants] sortiront [du pays] avec de grands biens. Et à la quatrième génération, ils reviendront ici [en Canaan] car, pour l’instant, le péché de l’Emoréen n’est pas encore com­plet. »

La croyance en un Dieu unique, tout-puissant et redoutable, créateur du monde et souverain de l’histoire humaine, ayant contracté une alliance avec les descendants d’Abraham : telles sont les convictions religieuses, vagues encore, des Patriar­ches.

Le monothéisme s’affirme

Il revenait à Moïse de formuler et d’élaborer le « mono­théisme éthique » des Hébreux. Élevé à la cour du pharaon, Moïse connaissait sans doute la tentative éphémère d’Akhé­naton d’imposer à l’Égypte une religion centrée autour du dieu suprême, le disque solaire Aton, qui unifie la vie et la mort, ainsi que les forces contraires de la nature.

L’idée du Dieu un n’était d’ailleurs pas nouvelle. Les Babyloniens reconnaissaient aussi un dieu suprême, la Lune, et le panthéon des peuples sémitiques s’organisait autour d’une divinité supérieure, le dieu El.

Mais le monothéisme hébreu est sans commune mesure avec ces diverses conceptions, rarement évoluées.

Dieu ne ressemble à aucune divinité païenne. Il est tota­lement distinct de l’univers qu’il a créé pour un but précis. Sa souveraineté est absolue, éternelle, universelle. I1 n’est pas un « grand horloger », un démiurge, un dieu capricieux ou cruel. Au contraire, il intervient dans l’histoire, il prend le parti des opprimés et des justes.

Il ne se présente d’ailleurs pas seulement comme le créateur du monde, mais comme le souverain de l’histoire : « Je suis l’Éternel, ton Dieu qui t’a fait sortir d’Ur en Chaldée », dit-il à Abraham ; « qui t’a fait sortir d’Égypte, qui a ouvert la mer Rouge », dit-il aux Hébreux.

Si des résidus de mythes apparaissent dans la Bible, on n’y décèle aucun mythe concernant la « naissance » ou le « cou­ronnement » de Dieu. À l’opposé des divinités païennes, Dieu n’est soumis à aucune loi naturelle ou transcendantale. Il n’est astreint à aucun cycle de croissance, à aucun besoin sexuel., à aucun ordre cosmique. Mais Dieu est un Dieu moral, personnel, immatériel, invisible, sage, juste et bon, jaloux, mais aussi clément, inconnaissable, tout-puissant, éter­nel et exclusif. Il a créé le bien et le mal, la lumière et l’obscurité. Il est intemporel.

« Je suis Celui qui suis » (Exode III. 14), dit-il à Moïse. Et plus tard, il se définit par treize attributs, qui sont longue­ment étudiés dans la tradition rabbinique et mystique :

« Adonaï, Dieu clément et miséricordieux, long à se mettre en colère, plein de bienveillance et de vérité, il conserve sa bienveillance jusqu’à la millième génération, Il supporte le péché, la transgression, la rébellion, mais Il ne les absout pas. Il poursuit la faute des pères sur les enfants et sur les petits-enfants jusqu’à la troisième et la quatrième généra­tion » (Exode XXXIV, 6 et 7.)

Dieu est aussi un Dieu « jaloux ». Il proscrit violemment l’idolâtrie. Israël doit « renverser les autels [des Cana­néens], briser les monuments, abattre les bosquets sacrés. Car vous ne vous prosternerez pas devant un autre Dieu parce que l’Éternel a nom jaloux, c’est un Dieu jaloux » (Exode XXX I V, 13 et 14).

Pourtant, Dieu est avant tout un Dieu d’amour et de justice. Il aime ses créatures, Israël, l’étranger. Et il demande qu’on l’aime et le craigne tout à la fois.

« Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir […] . C’est l’Éternel que tu craindras, lui que tu serviras. » (Deutéronome VI, 5 et 13.)

Israël est le peuple privilégié de Dieu

Ce Dieu unique et absolu entretient des relations privilégiées avec le peuple d’Israël, depuis la promesse faite à Abraham. « Vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte. » (Exode XIX, 6), « Soyez saints, car je suis saint » (Lévitique XIX, 2), dit l’Éternel.

Israël est le peuple de l’Alliance. Mais pour mériter cet amour particulier, le peuple théophore (porteur de Dieu) doit observer la Torah, la Loi. Cette loi, ensemble de prescriptions « révélées » et attribuées à Moïse, concerne tous les secteurs de la vie morale, politique, sociale et économique.

Elle a pour but de faire d’Israël un peuple « kadoch », saint, c’est-à-dire à la fois séparé, différent et consacré, élu, mais chargé, par son élection, de multiples responsabilités. Et puisque la terre d’Israël est « kedocha », sainte, ses récoltes sont soumises à des règlements particuliers.

La plupart des rites institués par la Torah ont pour fondement la distinction entre le pur et l’impur, le sacré et le profane. La mort est impure et tout ce qui l’approche ; la menstruation, certaines maladies entraînent une impureté momentanée. Des lois alimentaires distinguent les animaux purs, permis, des animaux impurs (carnassiers, charognards, etc.).

Chaque espèce doit rester individualisée et ne peut s’assi­miler à une autre. Ainsi, on ne peut porter de vêtements tissés de laine et de lin, on ne peut croiser, par exemple, le blé et la vigne, on ne peut atteler ensemble un âne et un bœuf pour labourer (voir Lévitique V, 19 et Deutéronome XXII, 9 à 1 1). L’homme ne doit pas s’habiller en femme ni la femme en homme (Deutéronome XXII, 5). La pureté familiale doit être préservée. Les lois sexuelles prohibent l’adultère, l’inceste, l’homosexualité, les rapports en période de menstruation et les perversions sexuelles (Lévitique XVIII et XX). Le temps est sacralisé. Des moments privilégiés scandent les semaines et les saisons : le septième jour est « Shabatt ». L’homme, sa femme, ses enfants, ses serviteurs, ses animaux doivent cesser de faire œuvre créatrice dans le monde matériel pour se consacrer au repos (Exode XX, 8 à 11).

Les fêtes célèbrent les saisons et les grands événements historiques et cosmiques. Elles sont jours de repos et de joie. Elles donnent lieu à des sacrifices supplémentaires, car, cha­que jour, les prêtres « cohanim » doivent offrir des sacrifices d’expiation pour les fautes d’Israël.

La justice sociale est centrée sur la protection de l’individu

Mais, parmi toutes ces lois, les plus originales sont celles qui cherchent à établir une société juste. Contrairement, par exemple, au code d’Hammourabi, c’est l’individu qui doit être protégé, plus que la propriété.

La morale, une morale révélée, et l’amour régissent les relations interpersonnelles. La Torah recommande près de cinquante fois d’aimer l’étranger ; et l’on connaît la phrase célèbre : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévi­tique XIX, 18), et plus loin : « L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte. » (Lévitique XIX, 34.)

La tolérance, la compréhension, la générosité doivent gui­der l’Hébreu dans ses rapports avec autrui. Il faut respecter et protéger ses parents, les vieillards, les aveugles, les faibles, la veuve et l’orphelin. Il faut laisser un coin du champ ou de la vigne et abandonner les glanures pour les nécessiteux, rému­nérer le journalier avant la nuit (à chacun son dû) (Lévitique XIX, 13).

Afin de corriger les inégalités sociales qui, inévitablement, se créent avec le temps, une loi prévoit la rémission des dettes tous les sept ans (Deutéronome XV, 1 à 6) et, tous les cinquante ans, le retour des terres à leur ancien propriétaire, si celui-ci a été obligé de les vendre après un revers de fortune.

Les prêtres garantissent l’Alliance

Chaque Hébreu est théoriquement un prêtre, responsable devant Dieu du respect de l’Alliance. Mais le sacerdoce est plus particulièrement confié à la tribu de Lévi et aux lévites descendants d’Aaron, les cohanim. Les prêtres président aux sacrifices et assurent la garde de l’arche d’Alliance.

Plus tard, à l’époque des rois, on mettra l’accent sur l’unité du lieu du culte, liée au rejet de l’idolâtrie pour laquelle existaient beaucoup d’espaces sacrés. On choisit alors Jéru­salem, pour y construire le Temple et y placer l’arche d’Al­liance.

En somme, à l’époque de Salomon, la religiosité était fondée sur la croyance en un passé commun, dans le respect d’un certain nombre d’interdits et dans la pratique de rites qui gravitent essentiellement autour du Temple de Jérusalem, sans que pour autant les Hébreux échappent à un certain syncrétisme sous l’influence des Cananéens. Ce syncrétisme mettait en péril les grands idéaux du mosaïsme, d’autant plus que la situation politique et sociale était plus instable. Divers prophètes le combattirent à partir du VIIIe siècle, notam­ment Élie (voir Livres des Rois I Rois XVII à II Rois II).

Le temps des Prophètes commence

On assiste alors à un grand développement des idées reli­gieuses, qui donne naissance à un mouvement spirituel très fécond.

Succédant aux « juges » (à la fois guides spirituels et guerriers), les Prophètes sont d’abord de grands inspirés. La caste des prêtres perpétuait une religiosité figée, rituelle, où les sacrifices et le culte du Temple risquaient de perdre toute signification spirituelle pour devenir une sorte de technique mécanique et magique. Parallèlement, des « sages » trans­mettaient les trésors de la littérature sapientiale du Moyen-Orient. Dieu semblait s’être tu.

Le prophétisme éclaire, transforme, sublime la religiosité de l’époque. Il met l’accent sur des valeurs que la vie socio-politique risquait d’annihiler : la justice, la fraternité, l’amour.

Il insiste sur le caractère absolu, exclusif, du monothéisme, dénigre les pratiques fétichistes adoptées sous l’influence des voisins cananéens, le recours aux sorciers, aux magiciens et aux devins. Il stigmatise le culte des morts et les rites païens de prostitution sacrée, de fécondité, les orgies et les sacrifices humains, en particulier les sacrifices d’enfants au dieu Mo­loch. Il rejette tout syncrétisme rituel et, sans se lasser, invite Israël à faire disparaître les hauts lieux, les idoles, les bos­quets sacrés, à pratiquer une religion épurée.

En fait, la puissance militaire et la prospérité avaient donné confiance aux Israélites et aux Judéens. Ils avaient adopté les idoles des vaincus, idoles qui semblaient leur avoir été favo­rables. Mais, affirment Michée et Isaïe, au jour de sa colère, l’Éternel détruira « les chars, les citadelles », extirpera d’Israël les devins, les sorciers et les idoles.

L’injustice sociale appelle un châtiment

La prospérité avait également engendré le goût du luxe et de la mollesse (Michée V, 9 à 13 ; Amos VI, 4 à 7). Des relations sociales perverties, l’injustice, la débauche et la dépravation défigurèrent le peuple saint, auquel le prophète annonçait un châtiment imminent. Ainsi Isaïe s’élève contre les spéculations immobilières : « Malheur à vous qui annexez maison à maison, qui ajoutez champ à champ, sans laisser un coin de libre et prétendez vous implanter seuls dans le pays. » (Isaïe V. 20.)

Il condamne la débauche et la corruption de la justice : « Malheur à ceux qui sont vaillants pour boire du vin, à ceux qui sont braves pour mêler les boissons fortes ; qui innocen­tent le méchant pour un cadeau et refusent aux justes la justice qui leur est due. » (Isaïe V, 22.)

Ce peuple orgueilleux et rétif, les Prophètes l’appellent « un peuple à la nuque roide ». Il refuse d’entendre raison. Il se berce d’illusions : Israël est invincible, le Temple est indes­tructible, puisque Dieu a conclu une alliance éternelle avec les Hébreux ! Au terme de cette alliance, Israël doit observer la Torah. Qu’à cela ne tienne ! Il offrira des sacrifices, respec­tera le sabbat, les fêtes et les jeûnes, tout en cultivant l’injustice (Amos VIII, 4 à 6). Les Prophètes condamnent cette hypocrisie. Certes, Israël est le peuple de l’Alliance, mais il n’échappera pas au châtiment.

Le ritualisme dessèche le culte

Le culte sacrificiel et les rites prescrits par Moïse à Israël avaient fini par devenir, pour une partie de la population, un formalisme desséché et mécanique. Durant près de trois siè­cles, les prophètes dénoncent cette attitude. À quoi bon respecter le repos des fêtes et du sabbat si c’est pour mieux tromper et frauder ensuite les indigents (Amos VIII, 46). Les fêtes, les sacrifices n’ont de sens que si la justice les accom­pagne : « Vous qui venez vous présenter devant moi, qui vous a demandé de fouler mes parvis ? Cessez d’y apporter l’obla­tion hypocrite, votre encens m’est en horreur […]. Dussiez-vous accumuler les prières, j’y resterais sourd ; vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous, purifiez-vous, écartez de mes yeux l’iniquité de vos actes, cessez de faire le mal. » (Isaïe I, 10 à 17 ; voir aussi Amos V, 21 à 24 ; Osée VI, 6 ; Michée VI, 6 à 8.)

L’idolâtrie, l’injustice, le ritualisme hypocrite d’Israël vont le mener à sa perte. Alarmés, les Prophètes avertissent le peuple des calamités qu’il se prépare : guerres, famines, destructions, épidémies, exterminations massives, exil.

Seul le repentir peut sauver le pécheur

Selon la philosophie prophétique de l’histoire, un seul facteur peut interrompre le cycle péché-châtiment : non plus seulement le cri vers Dieu, comme en Égypte ou à l’époque des « juges » ; non pas des sacrifices d’expiation, comme le croient certains. Mais un repentir total et sincère. C’est un retour sur soi-même que le peuple doit opérer et un retour à Dieu. Car Dieu aime Israël et Il veut le sauver, non le perdre. Après la menace vient la consolation. Peu avant la catastro­phe (la destruction du royaume d’Israël en 722 av. J.-C.), Osée conjure encore les Israélites : « Reviens, Israël, vers l’Éternel ton Dieu, car tu n’es tombé que par ton péché. Venez avec des paroles de repentir et retournez à l’Éternel. Dites-lui : « Fais grâce entière à la faute, agrée la répara­tion » […]. Alors je les guérirai de leur égarement, je les aimerai avec abandon, je serai pour Israël comme la rosée. Il fleurira comme le lys et enfoncera ses racines comme le cèdre du Liban. » (Osée XIV, 2, 6 ; voir aussi Jérémie III, 12, 13.)

L’Alliance est cependant irréversible

Ces avertissements restèrent sans écho. Toutefois il serait hâtif de conclure que l’aveuglement d’Israël et son abaisse­ment sont une rupture de l’Alliance. Tous les Prophètes le répètent : l’Alliance est éternelle, irréversible. Dieu aime Israël et finira par le rétablir dans son ancienne gloire. Il renouvel­lera solennellement son alliance : « Alors je te fiancerai à moi pour l’éternité, tu seras ma fiancée par la droiture et la justice, par la bonté et la tendresse ; tu seras ma fiancée en toute loyauté, et alors tu connaîtras l’Éternel. » (Osée II, 21 et 22.)

Mais surtout, Dieu ramènera à Sion les restes de son peu­ple exilé aux quatre coins de la terre : « Je vous prendrai un par ville, deux par famille et je vous amènerai à Sion […]. À cette époque, la maison de Juda ira se joindre à la maison d’Israël et, ensemble, elles reviendront du pays du nord au pays que j’ai donné comme héritage à vos ancêtres [ … ] . Tu m’appelleras « mon père » et tu ne t’éloigneras plus de moi. » (Jérémie III, 14 à 19)

Un messianisme est annoncé

Cette époque idyllique où Israël aura retrouvé le chemin de son Dieu, c’est l’époque messianique.

Le rêve messianique est donc avant tout une espérance fortement « nationaliste ». Mais le messianisme s’épanouit en idéal universel et moral. Les Prophètes en effet, dès le VIIIe siècle av. J.-C., ont intégré l’humanité tout entière à leur vision de l’histoire. Puisque Dieu est le souverain absolu de la nature et de l’histoire, il est aussi le juge des nations. Sans nier les relations particulières, passionnelles et irréversibles qui lient Dieu et Israël, les Prophètes soulignent le souci constant de Dieu pour toutes ses créatures. Dieu châtie et sauve les peuples, comme il châtie et sauve Israël.

C’est pourquoi Dieu envoie ses prophètes aux autres na­tions : Amos, Abdias, Jonas, Isaïe et Jérémie menacent et consolent l’Égypte, l’Assyrie, la Babylonie, l’Arabie et Tyr, Edom, Moab, Ammon, etc. Jonas réussit même à persuader les habitants de Ninive de se repentir, de changer de conduite, évitant ainsi le châtiment qui les menaçait.

Enfin, les Prophètes sont persuadés de la nécessité d’une morale universelle qui régirait la politique extérieure et inté­rieure des peuples.

Seule la justice peut permettre à une nation de prospérer et de survivre. Et chaque peuple est responsable devant Dieu de la réussite ou de l’échec de son aventure humaine. En somme, l’histoire universelle a pour seule finalité d’éta­blir le royaume de Dieu sur la terre. À la fin des temps, l’humanité aura réussi à faire régner la justice, et la connais­sance de Dieu sera universelle. La violence ne sera plus nécessaire. Par conséquent : « les [hommes] de leur glaive forgeront des socs de charrue et de leurs lances des serpes ; une nation ne tirera plus l’épée contre une autre nation et les hommes n’apprendront plus l’art de la guerre. » (Isaïe II, 1 à 5.)

Et dans cette harmonie universelle, Israël jouera le rôle de guide : tous les peuples monteront à Sion afin d’entendre la parole de Dieu. Israël enseignera alors la Torah à l’humanité : « II sera un arbitre entre les nations et l’instructeur de peuples nombreux. » (Isaïe II, 2 et 4.)

LE JUDAÏSME RABBINIQUE : DE LA DESTRUCTION DU PREMIER TEMPLE A LA CLÔTURE DU TALMUD

En 586 avant J.-C., le Babylonien Nabuchodonosor envahit le royaume de Juda, détruit le Temple de Jérusalem et déporte la majeure partie de la population. Cette catastrophe marque un tournant décisif dans l’histoire du peuple juif.

Après la déportation à Babylone, se constitue la « Diaspora »

Mais 70 ans plus tard, la Babylonie est conquise à son tour par Cyrus, roi de Perse et de Médie, qui autorise le retour des exilés. Pourtant, si une petite minorité rentre en Pales­tine et reconstruit le Temple, la grande masse des juifs restes en Babylonie et constitue la Diaspora.

Désormais, on peut être juif de deux manières différentes soit en habitant la Judée et en perpétuant l’ancienne religiosité centrée autour du Temple, soit en appartenant à une communauté de la Diaspora, organisée autour d’une synagogue. Pendant près de dix siècles, ces deux types de religiosité vont coexister et se développer parallèlement.

La conception hébraïque de l’Alliance liait indissolublement: structures nationales et caractères religieux. On ne pouvait espérer créer une société juste et sacrée que sur le sol d’Israël. On ne devait rendre un culte à Dieu que dans le Temple de Jérusalem. Mais la Diaspora, coupée malgré elle de ses racines nationales, développe une religiosité nouvelle. Elle fait une place importante à l’étude de la Loi et à la prière. Le rituel synagogal remplace en partie le culte du Temple. La Judée, elle-même, enregistre ces transformations. L’hébraïsme devient judaïsme. Au contact des civilisations ambiantes, la pensée juive se précise.

Elle accueille et adapte ou repousse violemment des notions orientales puis des influences grecques. Avec les conquêtes d’Alexandre, la Diaspora connaît un développement sans précédent. Le prosélytisme juif est conquérant. La Bible bientôt traduite en grec, exerce une profonde influence sur les païens. Mais en Palestine, la pression grecque provoque une violente réaction religieuse et nationaliste qui aboutit à la guerre des Asmonéens (famille de prêtres surnommés aussi Maccabées). Ceux-ci, durant près de deux siècles, régneront sur la Judée indépendante. Au premier siècle avant J.-C., la Judée devient province romaine. La guerre de libération menée par les zélotes échoue. Jérusalem est détruite et le Temple brûlé par l’armée de Titus (70 ap. J.-C.). Une dernière révolte dirigée par Siméon Bar Kochba est réprimée en 130.

Désormais, le centre palestinien ne cesse de décliner, tandis que la Diaspora prend de plus en plus d’importance. Il semble que dans l’Empire romain, les juifs constituent de 7 à 10 % de la population. Et en Babylonie, le centre spirituel le plus fécond, près d’un million de juifs vivent sous la conduite d’un chef politique : l’exilarque (ou « Rech Galouta »). Les diri­geants (ou « gaonim ») des deux grandes académies talmudi­ques de Sura et Poumbedita l’encadrent.

Seule la poussée de l’islâm réussira à déplacer le centre spirituel du judaïsme vers l’Occident. Auparavant, les centres palestiniens et babyloniens auront légué au judaïsme un style de vie fondé sur l’application d’un code législatif et moral : le Talmud.

Le judaïsme du deuxième Temple

Lorsque les exilés de Babylonie se réinstallent en Palestine, après l’édit de Cyrus en 538 av. J.-C., ils se regroupent autour du scribe Ezra. Premier « rabbin » de l’histoire, Ezra entre­prend une véritable restauration religieuse, au point que le Talmud déclarera : « Ezra aurait été digne de recevoir la Torah, si Moïse ne l’avait précédé. »

Il met l’accent sur la sainteté du foyer juif et obtient des fidèles qu’ils répudient leurs épouses idolâtres. Il rétablit le service du Temple et renouvelle solennellement l’Alliance entre Dieu et Israël. Aux termes de ce pacte, le peuple s’engage, par serment, à obéir à la Torah, à observer stricte­ment le sabbat et les fêtes, les lois sociales et agricoles (année sabbatique, prémices). Mais surtout, Ezra donne une place essentielle à l’étude de la Torah. Il institue la lecture publique du texte sacré les lundi et jeudi (jours de marché) et le samedi (jour du sabbat). Il fixe également le rituel synagogal, la liturgie, avec l’aide d’une assemblée qu’il dirige : la « Knes­seth Haguedola » (la Grande Assemblée).

Le judaïsme, tel qu’il existe aujourd’hui, est donc né avec Ezra. Pour la première fois, le gouvernement intérieur de la Judée n’est pas confié au roi ou aux prêtres, mais à une assemblée d’érudits, de rabbins.

Les 120 membres de la Knesseth Haguedola (transformée en Sanhédrin après les conquêtes d’Alexandre) fixent le canon biblique (24 livres sont admis dans la Bible hébraïque), rédi­gent les prières journalières, les formules des bénédictions. Ils ont la charge de l’enseignement de la Torah et de l’appli­cation pratique des divers commandements. Ils constituent le tribunal suprême et fixent le calendrier.

Après l’extinction de la prophétie, ils restent les seuls interprètes de la parole du Dieu vivant. Le message des derniers Prophètes est l’objet de longs commentaires.

Spéculations eschatologiques

Les Prophètes avaient précisé la philosophie juive de l’his­toire. L’exil ayant joué un rôle rédempteur, l’ère messianique était proche. Le « jour du Seigneur » se préparait où justes et impies, grandes puissances et petits royaumes recevraient une juste rétribution de leurs actes. Après des bouleversements cosmiques et des guerres effroyables (telle la guerre de Gog, roi de Magog), le royaume de Dieu sera établi sur la terre. Les morts ressusciteront, comme l’annonce Ezéchiel dans la pro­digieuse vision des ossements desséchés (Ezéchiel XXXVII).

La pensée juive subit l’influence des mythes babyloniens et de la philosophie grecque

Toutes ces spéculations eschatologiques entretiennent dans le peuple une véritable fièvre mystique. Des écrits apocalypti­ques, tel le Livre de Daniel, se multiplient. On fait la part belle aux anges, aux démons, à Satan (l’adversaire), toutes créatures de Dieu qui servent ses desseins. On ébauche des théories sur l’au-delà, le monde à venir, dont ce monde-ci n’est qu’une antichambre.

Il est indéniable que l’influence des mythes babyloniens et des croyances orientales est grande dans le développement de ces spéculations qui coïncident par ailleurs avec l’évolution du judaïsme de l’époque. De même, l’emprise de la Grèce amène le judaïsme à se redéfinir. Les dieux immoraux et capricieux de la mythologie, pas plus que les dieux impersonnels, indifférents et intellec­tuels des philosophes ne risquent de séduire les juifs.

Mais on constate des traces d’hellénisation au niveau des idées générales, même parmi les juifs les plus orthodoxes : le Livre de Quohelet en est imprégné. La traduction ara­méenne de la Bible (le « Targoum ») atténue les anthro­pomorphismes. Ainsi, ce n’est pas Dieu, mais « la présence de Dieu » qui descend sur le Sinaï.

Les nombreuses apologies de la Sagesse, l’admiration pour le « Talmid ‘Ha’ham » (l’élève des sages) témoignent d’un bouleversement des valeurs inhérent, nous l’avons vu, à l’évo­lution interne du judaïsme, mais renforcé par l’importance accordée au philosophe dans la civilisation grecque.

Ainsi le « Livre de la Sagesse » de Ben Sira mêle les éléments juifs et les éléments grecs. La sagesse est un don de Dieu. Elle est donc « aussi » objet de connaissance et d’étude. Mais, d’autre part, la sagesse est la capacité intellectuelle de penser et d’ordonner sa vie selon la logique et l’intelligence.

Poussant ces idées à l’extrême, Philon d’Alexandrie, le premier « philosophe » juif, tente de concilier religion et philosophie, révélation et raison, sagesse et « logos ». Les commandements, les rites sont « rationnels » et aboutissent, en fait, au même résultat moral que la doctrine stoïcienne et platonicienne. Mais Philon reste en marge du judaïsme tradi­tionnel. Il ne joue un rôle important que dans le développe­ment du christianisme naissant.

De fait, la pensée grecque semble pernicieuse aux rabbins. Ceux-ci réagissent par un repli sur eux-mêmes, à l’intérieur des barrières de la Loi. Ils exaltent la piété et l’étude.

Les sectes juives

Pourtant la pensée juive ne se fige pas. Au contraire, le bouillonnement des idées est tel que des poussières de petites sectes se constituent. Aucune n’est hérétique, puisqu’il n’existe pas de dogme ou de ligne de pensée officielle. Mais chacune interprète, à sa façon, les Écritures et en infère une attitude religieuse, morale, métaphysique ou même politique. Cette attitude va du nationalisme outrancier des zélotes jus­qu’à la « collaboration » avec l’occupant des saducéens, en passant par l’attentisme des pharisiens.

Parmi toutes ces sectes, quatre seulement ont une impor­tance réelle pour la compréhension de l’évolution du judaïsme : les esséniens (dont les manuscrits de la mer Morte nous ont révélé la parenté avec la secte judéo-chrétienne), les zélotes (pieux et nationalistes), les saducéens (dont l’esprit renaîtra dans l’hérésie caraïte) et les pharisiens qui empor­tent l’adhésion de la masse du peuple. Le triomphe pharisien, au Ier siècle, s’explique aisément.

Pour des raisons historiques d’abord. Après la destruction du Temple, les prêtres et notables saducéens qui perpétuaient la religiosité classique centrée sur le rituel du Temple n’avaient plus de raison d’être. Les zélotes, qui luttaient pour sauvegarder l’indépendance nationale, disparaissent avec le dernier espoir de renaissance juive. Quant aux esséniens, décimés par les persécutions, leur secte mystique et ascétique n’avait jamais touché la masse du peuple.

Si les pharisiens survivent à la catastrophe, c’est qu’ils étaient prêts depuis longtemps à cette éventualité et surtout qu’ils y avaient préparé le peuple. Depuis longtemps, ils affirmaient : la Torah est plus importante que l’État. Plus que la terre d’Israël, elle est le signe de l’Alliance ; et si la persécution passe, la Loi demeure.

Pour les pharisiens, la Loi (Torah) est la valeur suprême

Pour adapter le judaïsme à la situation nouvelle – la Diaspora – il suffit de relire attentivement la Torah car « tout s’y trouve ». La tradition orale, transmise depuis Moïse jusqu’aux rabbins de la Knesseth Haguedola, permet d’inter­préter la Loi écrite qui a prévu des cadres de vie minutieux afin de guider le juif vers l’amour et le service de Dieu. L’étude de la Loi est donc la valeur suprême. Le monde ne subsiste d’ailleurs que par « le souffle des enfants qui étudient la Torah », par la pratique des commandements et par la générosité gratuite.

La sagesse, la modestie et l’humilité sont les vertus du vrai juif qui, dans le monde futur, recevra la récompense de ses mérites. Car tout acte est rémunéré dans ce monde-ci et dans l’autre. Et ce monde-ci n’est que l’antichambre du monde futur.

Les lignes de force du judaïsme pharisien sont développées et commentées dans les écoles. Mais bientôt, estimant que les conditions de la transmission orale ne sont plus assurées (dispersion des centres juifs, persécutions et insécurité), le patriarche Juda le Saint décide de codifier l’ensemble des loi, enseignées dans les écoles de Palestine. C’est la « Michna. ».

Le travail d’exégèse et de compilation se poursuit jusqu’au Ve siècle à Tibériade et surtout dans les deux grandes acadé­mies babyloniennes de Sura et Poumbedita. L’on y rédige des commentaires de la « Michna » : la « Guemârâ ». « Michna » et « Guemâra » forment le « Talmud ».

Le judaïsme talmudique

Le Talmud est une œuvre foisonnante qui a engendré un mode de vie particulier appliqué encore par les juifs prati­quants. Code législatif, moral, religieux, il encadre le juif à chaque instant de sa vie, depuis la naissance jusqu’à la mort, depuis son réveil jusqu’à la nuit, à travers le cycle des saisons et des fêtes, dans ses rapports avec Dieu, dans ses relations inter­personnelles et dans sa vie familiale et sociale.

Ce livre-fleuve (le texte complet du Talmud occupe vingt volumes in-folio) risque de dérouter celui qui s’y aventure sans préparation, au point qu’on a pu parler de la « mer du Talmud ». Ce qui frappe, dès l’abord, c’est sa diversité, ses digressions constantes et surtout la variété des opinions (sou­vent contradictoires) exprimées par les « tannaïm ».

Code législatif, moral et religieux, le Talmud est un facteur d’unité…

Le judaïsme pharisien n’avait imposé ni dogme ni pensée officielle. En effet, la Bible pouvait se prêter à des lectures souvent divergentes. Et d’ailleurs, c’est sa multivocité qui lui donnait toute sa valeur : « La Torah a soixante-dix faces », dira le Talmud. Pluralistes au plan des idées, les pharisiens exigent cependant une stricte discipline au niveau de l’action. Les lois en litige donnent lieu à un vote à la majorité (selon le principe biblique) et, dès lors, tous les juifs se doivent d’appliquer uniformément la Loi. C’est pourquoi le judaïsme, non sans quelques combats internes, parvint à maintenir, malgré la Diaspora, une remarquable unité religieuse.

Pourtant les rabbins n’hésitent pas à remettre en question la Tradition, si la situation historique l’exige. Le Talmud, qui recouvre presque mille ans d’histoire religieuse, enregistre les transformations de la civilisation ambiante. C’est là un second facteur de diversité. Selon la situation économique (paupérisme ou prospérité) et politique (tolérance ou persécutions), le Talmud exprime une volonté de s’ouvrir à la civilisation extérieure (universalisme et même prosélytisme) ou, au contraire, se referme sur soi-même (par­ticularisme).

...et par son ouverture à l’évolution historique, il est aussi facteur de diversité

Ces deux facteurs (liberté de pensée et adaptation à l’évolu­tion historique) rendent compte des « contradictions internes » du Talmud dont voici quelques exemples :

1) à côté du spiritualisme le plus épuré, s’affirment un res­pect et un amour de la vie quotidienne et matérielle ;

2) « La Torah nous ordonne d’étudier jour et nuit. Si tu trouves un moment qui ne soit ni jour ni nuit, travaille » disait Shimeon Bar Yohaï.

Mais, affirmait un autre rabbin : « Si tu es en train de planter un arbre et que le Messie arrive, achève d’abord de planter l’arbre, puis va accueillir le Messie. »

La place et le rôle de la terre d’Israël et de l’exil divisent également les rabbins : « Toujours l’homme doit habiter en terre d’Israël, et même dans une ville à majorité idolâtre, plutôt que d’habiter en exil et même dans une ville à majorité juive » (Ketoubot XIII, 110b-111a), affirment les uns. Mais, disent les autres : « Celui qui quitte Babel pour Israël trans­gresse un commandement positif » ; comme il est écrit : « ils seront déportés en Babylonie, et là, ils resteront jusqu’à ce que je me souvienne d’eux, dit le Seigneur ».

On comprend évidemment l’amour de la Terre sainte et la volonté de la repeupler. Mais le rôle rédempteur de l’exil, la conviction qu’il est interdit de « hâter la fin des temps » (de précipiter le cours de l’histoire), que seul Dieu a le droit d’amener le Messie et de faire revenir les exilés expliquent l’attitude des non-sionistes.

Universalistes et particularistes s’affrontent également : « La Torah a été donnée à l’humanité entière. Un converti versé dans les Écritures est supérieur à un grand prêtre ignorant. Les justes des nations auront part au monde futur », affirment les uns. Mais, objectent les autres devant la montée des persécutions, la dépravation des mœurs païennes, les prétentions chrétiennes à l’élection divine : « Quiconque se soulève contre Israël agit comme s’il se soulevait contre le Saint Béni-soit-Il. » « Aucun païen n’aura part au monde à venir. » « Dieu dit à Israël : « Je suis Dieu pour tous ceux qui viennent au monde, mais c’est à toi seul que j’ai associé mon nom. »

Le Talmud est partagé aussi entre une grande pudibonderie et une profonde compréhension des contingences physiques, l’ascétisme et la joie issue des plaisirs dont on use de façon modérée, la misogynie et le respect profond pour la femme, la superstition. (croyance aux démons et au mauvais œil) et la foi la plus épurée, la tolérance et le sectarisme.

En somme, le Talmud recueille des opinions très diverses. Lorsqu’il lui faut trancher, il prône en général la modération et s’éloigne autant que faire se peut des positions extrémistes.

Suprématie de la Torah

Tous les rabbins s’accordent cependant sur un point : l’importance fondamentale de la Torah. Écrite dans la langue sainte, directement inspirée par Dieu, « la Torah parle le langage de l’homme » pour être accessible à tous, mais recèle des trésors de symboles et de sens cachés. Chaque mot, chaque lettre, chaque espace du texte sacré ont un sens qu’il faut décrypter grâce aux méthodes précises de l’exégèse rabbinique. La Torah révèle le « projet divin », car « Dieu a regardé dans la Torah pour créer le monde ». C’est-à-dire : le monde obéit aux lois physiques et métaphysiques révélées dans la Torah.

Aussi la tâche la plus importante de l’homme est d’étudier, non pas pour amasser un savoir dont il se glorifiera ou dont il tirera profit (cette étude mène au péché), mais pour être uni à Dieu et comprendre la raison des lois divines.

« La Torah est un arbre de vie pour ceux qui s’y ratta­chent. » Elle enseigne la « hala’ha », la conduite à adopter dans la vie. Elle élève l’individu, elle assure le salut. « Com­ment les femmes acquièrent-elles du mérite ? En envoyant leurs enfants étudier la Torah à la synagogue et leurs maris s’instruire dans les écoles des rabbins. » (Bera’hat 17a.)

Les commandements

L’étude ne doit pas rester stérile. Elle mène à l’action. En obéissant aux commandements de la Torah, l’homme réalise le « projet divin ». Il devient l’associé de Dieu dans la créa­tion du monde. Chaque acte influe, de façon mystérieuse, sur l’équilibre cosmique, l’histoire universelle et individuelle. Les hommes sont solidaires, responsables les uns des autres. Mais chacun est libre d’obéir ou non à la parole de Dieu. Cette liberté, le libre arbitre, ne vaut, au demeurant, que pour la vie morale : « Tout est dans la main de Dieu, sauf la crainte de Dieu ». Par sa soumission, le juif confirme l’élection d’Israël, qui, selon la Tradition, est due au fait que seul de tous les peuples, il accepta la Loi en disant : « Nous obéirons et nous comprendrons. »

Les commandements sont au nombre de 613 (365 interdits, 248 préceptes), que le Talmud répartit en deux grandes caté­gories : devoirs envers Dieu et devoirs envers autrui.

1) Les devoirs envers Dieu. Ils sont fondés sur l’amour et la crainte révérencielle. Ils se traduisent par l’observance de rites variés : culte dans le temple, prières, bénédictions, respect du sabbat et des fêtes, lois alimentaires, etc.

2) Devoirs envers autrui. Ils concernent : a) les relations interpersonnelles : le respect de la personnalité et de la dignité d’autrui est à la base de toute une série d’attitudes désintéressement, générosité, charité, pardon des offenses, solidarité, responsabilité à l’égard d’autrui ; b) les devoirs socio-économiques : la législation talmudique met en place un mécanisme complexe de rapports socio-économiques qui ten­dent à corriger les inégalités de la naissance et de la fortune, notamment à l’aide de divers dons et impositions qui sont autant de devoirs. Les rapports entre les diverses classes sociales sont réglementés pour préserver les droits de chacun dans un mélange d’attitudes libérales et « socialistes ». C’est ainsi que les prérogatives de l’employeur et les droits des salariés sont attentivement étudiés, tout comme les problèmes de change, le prêt, etc.

Quelques grandes idées

Les rabbins du Talmud ont fouillé tous les recoins de l’exis­tence individuelle et de la vie sociale. Pour être complet, il faudrait passer en revue tous les domaines de l’activité hu­maine. Nous nous contenterons de jeter quelque lumière sur certains problèmes fondamentaux. Au plan de la psychologie la conception talmudique du péché ne manque pas d’origi­nalité. L’homme est le lieu du combat de l’instinct du bien et de l’instinct du mal. La Loi l’aide à éviter les tentations. Mais, conscient de la faiblesse humaine, le Talmud multiplie les « barrières » autour de la législation torahique. Ainsi, puisque, le jour du Sabbat, un certain nombre d’activités sont interdites, on aura soin, une heure avant l’entrée de la fête, de cesser tout travail interdit. Les scrupules du Talmud lui font de même interdire tout acte qui pourrait être interprété comme une transgression par un observateur non averti. Ainsi un juif pieux n’entrera pas dans un magasin le jour du sabbat, de peur qu’un coreligionnaire ne croie qu’il soit permis ou peu grave d’effectuer des achats ce jour-là.

Si, malgré toutes ces précautions, le juif pèche, il lui reste un recours : la prière et le repentir. Par la sincérité de sa prière, l’homme peut fléchir la rigueur du jugement divin.

Lorsque le Temple existait, les sacrifices permettaient d’ex­pier les fautes individuelles, nationales et universelles. La prière remplace maintenant les sacrifices. Quant au repentir, il est l’expression d’une véritable régénération spirituelle. Par le repentir, le pécheur se met en état de ne plus pouvoir recommencer la faute. Il se hisse à un niveau moral supérieur à celui qui était sien avant la faute, ce qui fait dire au Talmud : « Là où se trouvent des pécheurs repentis, de vrais justes ne peuvent même pas se tenir. » Ainsi le péché peut jouer un rôle positif dans la progression morale de l’individu.

Une philosophie de l’histoire

Le Talmud propose également, mais de façon non systémati­que, une vaste philosophie de l’histoire. Elle concerne l’hu­manité tout entière. L’histoire a pour finalité la venue du Messie ou « fils de l’Homme ». C’est par ses propres efforts, autant que par la volonté divine, que l’humanité engendrera le Messie. Le Talmud met d’ailleurs l’accent sur « l’époque messianique » plutôt que sur la personne du Messie. La mission d’Israël (chargé par son élection de répandre la révélation) prendra fin, puisque « ce jour-là » toutes les nations monteront à Sion pour reconnaître la royauté de Dieu.

Israël n’a cessé d’affirmer l’absolue transcendance de Dieu

Bien entendu, au cœur du discours talmudique, on trouve la présence obsédante du Dieu d’Israël, un dieu qui n’est jamais défini dans des catégories philosophiques. Son absolue trans­cendance ne cesse d’être affirmée ; en même temps, les rabbins du Talmud prêtent des sentiments humains à ce Dieu qu’ils appellent indifféremment : le « Saint Béni-soit-Il », le « Roi », le « Maître », le « Juge », le « Père-qui-est-aux­-cieux ». La présence divine est perceptible à tout un chacun. Il n’existe, au demeurant, aucun intermédiaire entre Dieu et l’homme.

Les rabbins auteurs du Talmud ne se présentaient que comme des exégètes de la Parole divine. Et le Talmud (qui bientôt allait être étudié comme un livre sacré) était à leurs yeux un code destiné à préserver l’unité et la spécificité du peuple juif en exil, rôle qu’il assumera avec succès.

LE MOYEN ÂGE JUIF : DE LA CLÔTURE DU TALMUD À L’ÉMANCIPATION (1791)

Le judaïsme talmudique s’imposa dans l’ensemble de la Diaspora après quelques remous. Les conquêtes de l’islâm furent d’abord favorables aux juifs. Le pouvoir des exilarques et des « gaonim », installés désormais à Bagdad, retrouva pour qua­tre siècles un lustre oublié. En Orient, comme en Occident, les juifs sont considérés comme des citoyens de second ordre, mais leurs droits et leur religion sont respectés, malgré des persécutions sporadiques et une discrimination qui frappe toutes les minorités.

Les juifs d’Occident sont mis au ban de la société

Vers le XIe siècle, la puissance musulmane décline et, parallè­lement, l’intolérance religieuse augmente en terre d’islâm, tandis qu’en Occident les croisades modifient radicalement l’attitude chrétienne envers les juifs. Les croisés massacrent sur leur passage des centaines de communautés (en France et en Allemagne surtout), vengeant sur les juifs la mort du Christ dont ils allaient délivrer le tombeau. Désormais le juif est relégué au ban de la société, maudit, haï. On l’accuse d’empoisonner les puits, d’amener la peste, de profaner les hosties, de fabriquer le pain azyme avec le sang d’enfants chrétiens égorgés. On le relègue dans des métiers infamants et on le distingue par le port d’une pièce de tissu jaune – la rouelle – ou d’un chapeau particulier. Le juif se défend en se refermant sur lui-même et, souvent, en se réfugiant dans le mysticisme.

Des expulsions provisoires ou définitives modifient sans cesse la carte du monde juif. Le centre spirituel se déplace ainsi de Babylonie (Ve siècle avant à VIe siècle après J.-C.) vers Bagdad, puis Kairouan (Tunisie). L’Espagne surtout connaît un prodigieux âge d’or (du IXe au XIVe siècle), tandis que les communautés juives de Provence et d’Alle­magne s’épanouissent parallèlement. Expulsés en 1290 d’An­gleterre, en 1394 de France, en 1492 d’Espagne, les juifs se réfugient en Hollande, en Europe orientale, ou renforcent les colonies juives d’Afrique du Nord, de Turquie, d’Italie, de Palestine et de Pologne.

Le XVIe siècle voit s’éveiller à Safed (Palestine) un mouve­ment mystique, tandis que la Pologne accorde aux juifs une autonomie interne qui leur permet de développer synagogues et académies talmudiques. Mais les massacres de Chmielnitski et des cosaques qui déferlent en 1648 sur la Pologne détruisent cette prospérité précaire.

Les mesures de discrimination se multiplient. Les juifs sont relégués dans des zones réservées (Ghettos, dans les grandes villes ; « région de peuplement », en Russie ; mellah, en Afri­que du Nord). La misère règne jusqu’à la Révolution fran­çaise qui accorde aux juifs l’émancipation.

L’ère des « gaonim »

La clôture du Talmud au Ve siècle marque le début de l’ère des « gaonim » (chefs des académies talmudiques). Les juifs prennent l’habitude de s’adresser à eux (comme on s’adressera plus tard aux rabbins) pour leur soumettre tout problème concernant les rites, le droit civil et privé, ou les relations avec les non juifs. La correspondance entre les communautés et les autorités spirituelles donne naissance à une vaste littéra­ture de « cheèlote outechouvote » (questions et réponses) qui se perpétue aujourd’hui encore. Les gaonim rédigent des rituels de prière, des traités de morale ou de législation talmudique à l’intention des fidèles. L’unité du judaïsme est ainsi maintenue.

Des différences de rites n’entament pas l’unité du judaïsme

Cependant, après la séparation forcée des blocs chrétiens et musulmans, des différences de rites apparaissent. Les juifs du monde chrétien, rattachés aux « gaonim » de Palestine, pren­nent le nom d’« ashkenazim », ceux du monde musulman dirigés par les « gaonim » de Bagdad deviennent les « sefara­dim ». Aujourd’hui encore, ces deux rites dominent le ju­daïsme, chacun ayant des coutumes propres. Cependant, les différences sont minimes. Bible et Talmud assurent l’unité.

À partir de la clôture du Talmud, la pensée religieuse va se développer dans trois directions : l’exégèse, la philosophie religieuse et la mystique ; trois domaines où le Moyen Age juif produira un certain nombre d’œuvres classiques.

Les développements de l’exégèse

Cette exégèse s’inspire directement du Talmud. Elle concerne à la fois l’interprétation des textes et des lois. Mais elle entraîne parfois une véritable spécialisation : le rabbin espa­gnol Ibn Ezra est avant tout un exégète de la Bible. Le décisionnaire Rabenou Guershom est d’abord juriste. Le plus grand de tous les exégètes, Rashi (1040-1105), excelle dans l’un et l’autre domaine. Ainsi naissent plusieurs dizaines de grands commentaires de la Bible qui représentent aujourd’hui encore l’interprétation traditionnelle juive des Écritures.

La philosophie religieuse

Il s’agit là d’une véritable révolution. À l’instar des penseurs arabes parmi lesquels vivent la grande majorité des juifs, les rabbins, à partir du IXe siècle, se trouvent confrontés à la philosophie grecque, et notamment au problème des rapports de la raison et de la foi.

La pensée juive s’oppose à toute tentative de rationalisme

Diverses grandes œuvres philosophiques tentent de faire appa­raître les convergences de la pensée d’Aristote et de celle de Moïse, sans masquer pour autant les incompatibilités. Ainsi le judaïsme n’entend pas renoncer à l’idée de la création « ex nihilo ». D’autres penseurs, comme Ibn Gabirol, se rattachent à l’école néo-platonicienne.

À travers une spéculation proprement philosophique, on voit ainsi apparaître des formes de rationalisme, au sens particulier que peut avoir ce terme dans la philosophie reli­gieuse médiévale. L’œuvre du principal penseur de cette période, Maïmonide, suscite une très vive polémique : beau­coup de juifs refusaient, en effet, les catégories philosophi­ques et toute tentative de rationalisme.

L’un des auteurs qui influença le plus la pensée juive était d’ailleurs fort éloigné de ce rationalisme. Il s’agit de Juda Ha Levi, théologien et poète. Dans son principal écrit, le « Ku­zari », il développe longuement une philosophie de l’histoire et une interprétation de la révélation dont la pierre d’angle est constituée par l’élection d’Israël et les rapports mystiques qui unissent Dieu au peuple élu et également à la Palestine, terre d’élection.

Le mysticisme, la littérature apocalyptique et le milléna­risme, que favorisent les convulsions historiques du Moyen Age, expliquent que, au sein de la philosophie religieuse, on ait vu fleurir une série d’écoles mystiques.

Le mysticisme et la kabbale

Depuis l’Antiquité, le judaïsme était traversé par un fort courant mystique. On en trouvait déjà de nombreuses traces dans le Talmud. À côté de spéculations classiques sur l’au-delà, on voit se dessiner des thèmes théologiques et cosmogo­niques. C’est ainsi que le Talmud distingue deux grands mystères : le « Maassé Beréchite » (la Genèse du monde) et le « Maassé Mercava » (le Char divin).

C’est autour de ces deux mystères que s’articulent toutes les questions relatives à la vie propre de la Divinité, à ses rapports avec le monde et aux modalités de la Création.

Durant le haut Moyen Age, ces courants s’enrichirent d’apports gnostiques et néo-platoniciens. Ils donnèrent nais­sance à une abondante littérature ésotérique, notamment le Sefer Yetsira » (Livre de la Création), le « Sefer Habahir » (Livre de la Clarté) et même à l’audacieuse spéculation sur les « Mesures de la divinité » (« Chiour Koma »).

Selon la kabbale, seule la mystique permet de connaître le sens caché de la Bible

Ces textes constituèrent les premières bases du mouvement de la kabbale qui, né en Provence vers le XIIe siècle, se déplaça ensuite vers l’Espagne (école de Gérone). C’est là qu’apparut, au XIIIe siècle, le fleuron de cette littérature, le « Sefer ha Zohar » (Livre de la Splendeur) qui, après la Bible et le Talmud, peut être considéré comme le troisième grand livre sacré du judaïsme. Pour la kabbale, et principalement pour le « Zohar », la lecture traditionnelle de la Bible est ésotérique. La tradition mystique a précisément pour objet de permettre une lecture plus authentique des Écritures. L’histoire événe­mentielle et même les lois ne constituent que le vêtement ou le corps de la Parole divine ; la tradition mystique seule permet la connaissance de son âme.

Comme le dira plus tard Nahmanide (1194-1270), un grand inspiré : « La Bible parle des choses d’en bas, mais se réfère en vérité aux choses d’en haut. » Les principaux mystères dont traite la kabbale sont : le mystère de Dieu et des noms divins, qui donna notamment naissance au système des Sefi­rote ; le mystère de la Torah qui a sa vie propre et son efficacité propre ; le mystère de l’élection d’Israël et celui du Messie.

Les grands thèmes de la kabbale se répandirent peu à peu dans tout le monde juif. Ils trouvèrent en Allemagne un terrain déjà préparé par une école de mystiques rhénans, les « hassidim ». Les persécutions dont fut victime le judaïsme espagnol favorisèrent l’audience des thèmes les plus dramati­ques de la kabbale dans l’Espagne des XIVe et XVe siècles. Plus tard, ces thèmes devaient connaître en Palestine une grande fortune.

Ils furent rénovés par l’école de Safed au XVIe siècle, sous l’inspiration du grand mystique Isaac Louria et grâce à l’œuvre considérable de son disciple ‘Haïm Vital. Ces mêmes thèmes, davantage popularisés, jouèrent un rôle très important dans le développement d’un mouvement spirituel plus récent, le hassidisme.

En dehors de ces écoles et avant l’émancipation, on vit apparaître également quelques penseurs indépendants, notam­ment au temps de la Renaissance, Isaac Abrahanel (1437-­1509), Azaria dei Rossi (1513-1578), le Maharal de Prague, créateur du Golem (1525-1609), penseurs qui n’influencèrent guère leurs contemporains.

En revanche, après le « Zohar », l’œuvre qui eut le reten­tissement le plus profond et le plus durable fut le « Choul­hane Arouh » de Joseph Caro (1565). Codification des lois talmudiques, cet ouvrage fut universellement adopté et grâce aux amendements proposés par le rabbin polonais Moïse Isserlès, il contribua grandement à maintenir l’unité religieuse des juifs. Il est encore la source première de la législation rabbinique.

En fait, entre la fin du Moyen Age et le début de l’émancipation, la pensée juive n’évolua guère. C’était le temps du ghetto. Confrontée à des situations nouvelles, la pensée religieuse allait, à la fin du XVIIIe siècle, commencer d’en sortir en même temps que les juifs.

LE JUDAÏSME MODERNE ET CONTEMPORAIN : DE L’ÉMANCIPATION (1791) A NOS JOURS

L’ère des lumières s’efforça de détruire la barrière des préju­gés de tous ordres : économiques, politiques, sociaux, intellec­tuels et religieux. En France et en Allemagne, les philosophes et les orateurs annoncent avec foi une ère de bonheur, de tolérance et d’égalité. Ils étudient la question juive. Certains, comme Montesquieu et Mirabeau en France, Lessing et Dohm en Allemagne, soutiennent que les défauts attribués traditionnellement aux juifs ne leur sont pas inhérents. Ils sont la conséquence d’une oppression séculaire. Pour rendre les juifs « heureux et utiles » aux sociétés qui les ont accueil­lis, il suffit de leur accorder les droits civiques.

En sortant du ghetto, les juifs se heurtent à l’antisémitisme

La Révolution française réalisa ces vœux, après trois années de débats houleux, le 28 septembre 1791 : l’Assemblée natio­nale votait la loi déclarant les juifs citoyens français. Ce fut un bouleversement inouï, les juifs avaient désormais accès à l’université, à tous les métiers, y compris la politique et la fonction publique. Napoléon précisa les droits des juifs avec, cependant, quelques restrictions. Il ordonna la réunion d’un Sanhedrin où siégèrent soixante et onze membres (deux tiers de rabbins, un tiers de laïques). Ceux-ci définirent les rap­ports des juifs avec l’État dans des formules qui faisaient du judaïsme une affaire purement privée.

Les juifs ne devaient plus se considérer comme des exilés puisqu’ils avaient retrouvé une patrie. Cet état d’esprit se répandit dans toute l’Europe lorsque les conquêtes napoléo­niennes imposèrent les idées de la Révolution. Mais, avec la chute de l’Empire, une violente réaction s’affirma. Ce n’est que très lentement et après des luttes incessantes que les juifs obtinrent l’émancipation, c’est-à-dire l’égalité des droits civi­ques : 1848 en Allemagne, 1858 en Grande-Bretagne, 1863 en Suisse, 1867 en Autriche-Hongrie, 1870 en Italie (et en Algérie sous contrôle français), 1917 en Russie, 1919 en Roumanie.

Cependant, parallèlement à la pénétration des juifs à tous les échelons de la société, un violent phénomène de rejet les repoussait à la périphérie.

L’affaire Mortara en 1859 [Un enfant juif italien fut baptisé en cachette par une servante et arraché (définitivement) à sa famille], les accusations de crimes rituels en Europe de l’Est et en Russie, les pogroms d’une violence et d’une sauvagerie impensables après l’ère des lu­mières, la constitution de ligues antisémites, l’affaire Dreyfus en 1895 – dans le pays même qui avait promulgué les Droits de l’homme –, l’affaire Beilis en Russie (1911-1913) convainquirent les juifs que la civilisation brillante qui les sédui­sait n’était pas encore prête à les accueillir. C’est pourquoi bien des juifs se lancèrent dans la lutte politique. Certains rallièrent le socialisme naissant dans l’espoir que l’établisse­ment d’une société juste et égalitaire résoudrait automatiquement le problème juif. D’autres choisirent la revendication nationale, dans le cadre du mouvement européen des nationa­lités. Seul un État juif apporterait la sécurité et l’épanouissement au peuple rejeté. Ce fut le sionisme, mouvement politi­que, greffé sur un vieux rêve messianique et mystique. D’autres, enfin, s’engagèrent dans un patriotisme fougueux. On sait avec quel dévouement les soldats juifs se battirent en 1914-1918, avec quelle fierté ils servirent la science, la pen­sée, la politique, les arts de leurs patries d’accueil. Aujourd’hui encore, ces principales tendances sont repré­sentées dans le judaïsme.

Mais le communisme, après le massacre des intellectuels juifs vers 1921, l’assassinat des écrivains yiddishs entre 1945 et 1952, le procès des « blouses blanches » et la politique d’étouffement culturel d’une communauté qui compte actuel­lement près de 3 millions d’âmes, a quelque peu déçu ses fidèles. Quant au sionisme, s’il a soulevé un enthousiasme inconditionnel, il se heurte aujourd’hui à de graves problèmes externes (relations avec les Arabes) et internes (redéfinition des structures de l’État). Enfin les événements déterminants de ce XXe siècle ont été le génocide nazi (1933-1945), qui bouleversa très profondément le monde juif, et la constitution de l’État d’Israël (1948).

APERÇU DÉMOGRAPHIQUE {années 1970}

Après la Seconde Guerre mondiale, le judaïsme dut se recons­tituer. Encore une fois, la carte du monde juif avait été bouleversée. Le centre de l’Europe orientale, qui, durant trois siècles, avait fourni l’élite des talmudistes et avait vu se développer le hassidisme, la « Haskala. » (renaissance cultu­relle), le socialisme et le sionisme, est aujourd’hui exsangue décimé par le nazisme, dépeuplé par l’émigration sourde qui dès le XIXe siècle, entraîna vers l’Amérique et la Palestine une grande partie de la jeunesse juive. La politique socialiste dans le conflit israélo-arabe et des événements tels que le « printemps de Prague » ont achevé le vider la Pologne, la Roumanie, la Hongrie, la Tchécoslovaquie de leurs juifs. Seule la Russie conserve une forte communauté (3 millions de personnes), peu structurée par suite de la volonté du gouvernement de dissoudre la personnalité culturelle des juifs. Après des années de silence, les juifs russes ont réussi à se faire entendre et certains expriment leur volonté de s’installer en Israël.

Israël, avec ses 2,5 millions de juifs, est la troisième com­munauté du monde [Voir A. Elon : les Israéliens, psychologie d’un peuple (Paris, Stock, 1972)]. Rassemblant des originaires de plus de cent vingt pays, elle est l’exemple d’un formidable « melting pot ». En 1882, la Palestine comptait 24000 juifs, 85000 en 1914, 650000 en 1948. Peuplé par vagues successives d’immigrants. Israël comprend une couche ancienne essentiellement des ashkenazim (Juifs européens) : russes, polo­nais ; puis, dès 1933, allemands, autrichiens, tchèques, et bientôt les rescapés européens des camps nazis. La couche nouvelle, celle qu’on appelle parfois le « second Israël », provient des pays du Moyen-Orient (Irak, Yémen et Libye, dès 1948) et d’Afrique du Nord. Ce sont des Sefaradim. Le choc entre les deux cultures ne va pas sans problèmes.

En effet, entre 1954 et 1967, des événements extérieurs, comme la décolonisation, hâtèrent la décision des juifs de quitter et, souvent, de fuir les pays arabes. C’est ainsi que le judaïsme oriental, vénérable et puissam­ment enraciné dans le monde musulman, s’effrita. La plu­part des juifs orientaux choisirent Israël ou la France.

La communauté française, qui comptait 300000 juifs en 1939, perdit le tiers de sa population durant les atrocités nazies. Aujourd’hui, elle compte plus de 500000 personnes, près de 100000 réfugiés d’Europe et 200000 originaires d’Afrique du Nord et d’Égypte ayant renforcé ses rangs. Elle est dirigée par un organisme qui assure le fonctionnement des offices, l’enseignement religieux, l’approvisionnement en vian­de « cacher », etc. : c’est le Consistoire, fondé par Napoléon ; il joue également un rôle représentatif auprès de l’État fran­çais.

Mais la communauté la plus importante est celle des États-Unis, avec 5,8 millions de juifs. Parfaitement intégrés au mode de vie américain, ils ont su préserver toutefois leur spécificité juive, créer une forte in­frastructure culturelle et communautaire, accueillir des vagues successives de réfugiés ou d’audacieux venus tenter leur chance.

Aujourd’hui, environ 92 % des 14 millions d’âmes que compte le peuple juif vivent dans six grandes communautés : États-Unis, U.R.S.S., Israël, France, Grande-Bretagne (450000), Argentine (400000). Le reste est dispersé aux quatre coins de la terre.

La pensée juive moderne

Encore monolithique à la fin du XVIIIe siècle, le judaïsme a éclaté en diverses tendances et courants philosophiques qui affectèrent d’abord l’Europe occidentale, puis, un siècle plus tard, l’Europe orientale, avant de bouleverser, au XXe siècle, les communautés d’Afrique et d’Asie.

Le judaïsme occidental se reforme et se « modernise »

La première mutation importante a favorisé l’accès des juifs aux valeurs du monde occidental. Elle fut l’œuvre du juif allemand Moses Mendelssohn, père de la « Haskala ». À la façon de Maïmonide, Mendelssohn tente une nouvelle syn­thèse entre culture et religiosité, entre foi et raison. Il se dit allemand de confession mosaïque, Jérusalem est sa patrie spirituelle ; mais l’espoir messianique du retour à Sion n’est qu’un symbole. Profondément croyant et pratiquant, Men­delssohn ouvre pourtant la voie à des tendances assimilation­nistes ou réformatrices. Certains rabbins orthodoxes l’approu­vent, lorsqu’il affirme qu’il faut être « juif chez soi et homme dehors ». Mais beaucoup de juifs allemands estiment que l’intégration ne suffit pas. Ils veulent « moderniser » le ju­daïsme, le rendre moins « exotique », le détacher définitive­ment de Jérusalem, afin de pouvoir être totalement et uni­quement citoyen allemand. Ce mouvement prend de l’ampleur et donne naissance (dès 1808) au judaïsme réformé. De grands penseurs tels Abraham Geiger (1810-1874), Ludwig Philipson (1811-1889) et Samuel Holdheim (1806-1860) ten­tent de définir les idées-forces de la Réforme.

Pour éviter les accusations de « séparatisme », il faut as­souplir (selon les réformistes modérés) ou supprimer (selon les extrémistes) tous les rites qui différencient trop manifestement les juifs des non juifs (lois alimentaires, sabbat, circoncision). Dans le service synagogal, on introduit l’usage de l’orgue et des chœurs chantés, Seules les prières fondamentales, abré­gées d’ailleurs, sont récitées en hébreu. La majeure partie de l’office, ainsi que le sermon du rabbin, est en langue vulgaire. Les femmes sont mises sur un pied d’égalité absolue avec les hommes en matière religieuse et prient à leurs côtés à la synagogue. Une cérémonie de « confirmation » est imposée aux garçons et aux filles.

La Réforme souhaite également revenir aux sources du judaïsme biblique. Elle met l’accent sur les valeurs prônées par les Prophètes : universalisme, religion du cœur. Elle estime que le Talmud n’est plus adapté à la vie moderne et propose d’abolir ce qui lui semble périmé. On passe ainsi au crible de la raison l’ensemble de la législation religieuse.

Les extrémistes proposent même de rejeter totalement l’univers talmudique, de renoncer à la circoncision, de trans­férer le sabbat au dimanche, de célébrer des « mariages mixtes ». Mais ces tentatives tournent court. Seul le réfor­misme modéré subsiste aujourd’hui. Des communautés libé­rales existent à Londres, à Paris, et surtout aux États-Unis, où la Réforme constitue la principale des trois tendances américaines, avant le conservatisme et l’orthodoxie.

Les excès de la Réforme et un antijudaïsme violent entraî­nèrent bon nombre de juifs allemands vers l’assimilation totale. Un fort courant de conversions au christianisme se manifeste bientôt à Berlin où la moitié des juifs seront convertis en 1823. On vit même surgir d’éphémères chapelles judéo-chrétiennes.

Les excès réformateurs entraînent la réaction des conservateurs et des orthodoxes

La principale conséquence de ces excès fut une réaction du judaïsme traditionnel qui, lui aussi, avait profité des leçons de Mendelssohn. Un nouveau courant apparaît, la néo-ortho­doxie. Les principaux penseurs du judaïsme conservateur essaient de préserver à la fois les impératifs du judaïsme et ceux de la société moderne.

Samson Raphaël Hirsch (1808-1888) affirme que la Torah et le Talmud ne peuvent être démodés. Il suffit de relire avec un œil neuf ces textes inspirés pour y trouver les réponses appropriées aux grands problèmes philosophiques, juridiques ou techniques de chaque époque.

Aujourd’hui, la majeure partie des communautés d’Europe occidentale ou d’Israël et le tiers des communautés améri­caines se rattachent au judaïsme conservateur. Celui-ci n’a pas hésité à « occidentaliser » quelque peu son aspect extérieur. Il a adopté une hiérarchie rabbinique, grands rabbins, organisa­tion « consistoriale » ; il admet l’usage de l’orgue dans les offices, ainsi que le sermon en langue vulgaire.

Tandis qu’en Occident les juifs commencent à s’intégrer dans la société moderne, les juifs d’Europe orientale sont maintenus dans un état de dépendance et d’oppression jusqu’au début du XXe siècle. C’est sans doute la raison pour laquelle l’orthodoxie traditionnelle n’est pas vraiment remise en question. Pourtant, dès le XVIIIe siècle, un grave conflit oppose les adeptes du mouvement piétiste du Baal chem Tov (le hassidisme) et ceux du judaïsme strictement talmudique ou « mithnaguedim » (les opposants).

Le hassidisme, mouvement mystique, soulève les passions, mais redonne vigueur à l’orthodoxie

Les « ‘hassidim » soutiennent qu’on peut être un bon juif sans être un « Talmid ‘Ha’ham », c’est-à-dire un érudit, versé dans la Torah, le Talmud et la littérature rabbinique. Ils se révol­tent contre le légalisme froid, la rigidité, souvent inhumaine, des autorités spirituelles qui méprisent les ignorants. Les « ‘hassidim » mettent l’accent sur l’intention, la joie du service divin, l’amour de Dieu et du prochain. Chaque homme, même le plus humble, peut être un juste à sa mesure. Très rapidement, le hassidisme s’étend dans toute l’Europe orientale, communiquant sa ferveur, sa mystique, sa foi en la venue du Messie à des communautés qui avaient perdu le goût de vivre. Cependant, le légalisme traditionnel l’attaque violemment, dé­nigrant ses excès et la rapide dégénérescence du mouvement, Partout, en effet, des rabbins miraculeux surgissent autour desquels se créent des communautés d’adeptes fervents et crédules. La superstition et l’ignorance voisinent avec la plus haute spiritualité. Finalement, « ‘hassidim » et « mithnaguedim » doivent s’unir pour faire front à un adversaire commun, la Haskala, qui menace l’orthodoxie.

Aujourd’hui encore, bien que 90 % des communautés hassidiques aient péri dans la tourmente nazie, il existe plu­sieurs centaines de milliers d’adeptes dans le monde, dont la majorité vit aux États-Unis, en Israël ou dans des commu­nautés fermées à Anvers, Zurich, Montreux, etc. Ils se ratta­chent à des maîtres, les « tsadikim » (justes), descendants des rabbins miraculeux. On est aujourd’hui « hassid » de Loubavi­tch, de Belz ou de Guer [Sur les ‘hassidim de Belz établis à Anvers, voir : J. Gutwirth : Vie juive traditionnelle (Paris, Minuit, 1970)].

Ces sectes ont, en effet, conservé le nom des petites villes d’origine du fondateur de la dynastie. L’œuvre pédagogique des « ‘hassidim » est immense. Ils ont ouvert de nombreuses « yechivote » (académies talmudiques), jusqu’en Afrique du Nord.

La Haskala permet la renaissance de la culture hébraïque et soutient les revendications sionistes

Importée d’Occident, la Haskala, le mouvement juif des lu­mières, trouve en Europe orientale des conditions politiques et économiques qui rendent l’assimilation des juifs très diffi­cile. C’est pourquoi, bien que la culture occidentale et l’athéisme pénètrent dans les petites villes juives, le renou­veau culturel y garde un aspect spécifiquement juif. Les « sciences du judaïsme », nées autour de Mendelssohn, pas­sionnent les intellectuels. On étudie la langue hébraïque, l’exégèse, l’histoire et la pensée juives selon des critères scientifiques et non plus traditionnels. On traduit en hébreu les chefs-d’œuvre de la civilisation européenne (littérature, sciences, philosophie). D’abord préoccupée de faire une syn­thèse entre culture et tradition, raison et foi, la Haskala finit par perdre tout aspect religieux pour s’engager dans la lutte pour l’émancipation. Mais, après les vagues de pogroms de la fin du XIXe siècle, ayant perdu la foi dans l’efficacité de l’émancipation, la Haskala soutient les aspirations des sio­nistes. Ayant recréé une langue et une culture nationales, il fallait à présent créer un État où le peuple juif retrouverait sécurité et dignité.

Le sionisme provoque la colère ou l’enthousiasme des orthodoxes

Mouvement essentiellement politique, le sionisme n’aurait jamais pu réussir s’il n’avait eu un solide fondement religieux. Dès le début de l’exil., les juifs, dans leur liturgie ou la célébration des fêtes, exprimèrent leur nostalgie de Sion. Chaque siècle a vu s’établir en Palestine de petites commu­nautés de croyants.

Lorsqu’un mouvement nationaliste naquit, c’est tout natu­rellement qu’il prit le nom de « sionisme » et choisit la Palestine comme terre privilégiée. L’orthodoxie réagit aussi­tôt. Pour les uns, le sionisme était un sacrilège. Seul Dieu et le Messie devaient ramener les exilés à Sion. Comme jadis dans la Babylonie de Cyrus ou dans la Judée occupée par les Romains, des rabbins affirmèrent qu’il était interdit de préci­piter le cour de l’histoire. Les plus extrémistes d’entre eux, les « Netoure Karta » qui vivent au cœur de Jérusalem, à « Mea Chearim », continuent aujourd’hui encore à refuser violem­ment l’État d’Israël. Mais ils ne constituent qu’une frange marginale dont il ne convient pas de surestimer l’importance. Cependant, la majorité des institutions religieuses juives resta longtemps indifférente au problème du sionisme. Ce qui n’empêchera pas plusieurs rabbins de figurer parmi les pion­niers d’un mouvement que certains considéraient comme un mouvement pré-messianique. Dès 1862, le rabbin de Poznan, Hirsch Kalischer, proposait dans son ouvrage « Derichat Sion » (la Nostalgie de Sion) de créer en Palestine des colonies agricoles. Ses théories donnèrent naissance au mou­vement des « Hovevé Sion » (les amants de Sion), tandis que se développait, autour du rabbin Samuel Mohilever, un noyau de sionistes religieux en Allemagne, en Roumanie et en Russie. Ce noyau se transforma dès 1902 en parti socialiste religieux, le Mizrahi qui, aujourd’hui encore, joue un rôle important en Israël et s’attache à concilier politique et reli­gion.

En 1919 s’est créé un parti religieux extrémiste, l’Agoudat Israël, qui estime nettement insuffisante l’empreinte de la législation et de la morale juives dans la vie israélienne. Créé par des idéalistes, socialistes ou religieux, puis peuplé par des réfugiés venus de tous les horizons, Israël souffre aujourd’hui d’une absence d’unité idéologique et connaît un grave problème religieux. État tout à la fois laïque et clérical, il vit dans une situation de compromis qui ne satisfait pleine­ment personne.

Les problèmes religieux aujourd’hui

Comme toutes les autres religions, le judaïsme du XXe siècle a subi une crise de la foi. L’athéisme, les philosophies de l’absurde, le matérialisme ont séduit beaucoup de jeunes. Mais le génocide et la renais­sance de l’État d’Israël ont bouleversé la pensée juive.

L’« identité juive » demande à être redéfinie

Beaucoup de juifs assimilés se sont découverts juifs malgré eux. Philosophes, écrivains et rabbins ont analysé l’apparente non-intervention de Dieu et la complicité des hommes dans l’événement Auschwitz. Puis la résurrection d’un État juif a obligé le juif de la Diaspora à se définir par rapport à Israël. Toujours est-il qu’on constate, après le génocide et la guerre des Six Jours, une résurgence importante du sentiment reli­gieux. Les juifs tièdes ou assimilés ont senti le besoin de définir leur appartenance au peuple juif. D’importants débats sur 1’« identité juive » agitent périodiquement les communau­tés. Jamais le judaïsme n’a semblé si peu monolithique, si peu structuré. On dénombre aujourd’hui des juifs orthodoxes, réformés, conservateurs, athées israéliens ou diasporiques, mystiques ou rationalistes. Et du fait qu’il n’existe aucune autorité religieuse suprême, sinon en matière strictement juri­dique, il est difficile d’unifier les principales tendances. Or il se pose d’innombrables problèmes qui mériteraient d’être résolus par un Sanhedrin reconnu par tous. Certaines situa­tions de fait n’ont trouvé que des réponses partielles et provisoires : la multiplication des mariages mixtes ; le fait que seul l’enfant né de mère juive est reconnu juif et peut se marier à la synagogue ; la place équivoque de la religion en Israël.

Face aux exigences du monde moderne, le ritualisme pose de difficiles problèmes d’adaptation

Tant que le juif vivait dans un univers clos – le ghetto par exemple –, il lui était relativement aisé de respecter les lois alimentaires, le repos du sabbat et des fêtes ou d’aller prier trois fois par jour à la synagogue. Mais dans une société industrialisée dont le juif fait partie intégrante, il devient de plus en plus difficile de respecter ces impératifs.

Il est interdit, par exemple, le jour du sabbat d’utiliser l’électricité, de cuisiner, de rouler en voiture, d’écrire, d’ache­ter ou de vendre, etc. Dans la Diaspora, chaque juif peut, selon qu’il est convaincu ou non de la valeur morale et mystique de ces rites, s’efforcer d’adapter son mode de vie à ses croyances. Mais en Israël les autobus s’arrêtent, les maga­sins et les usines sont fermés, le pays est en sommeil. Il est bien évident que les non-religieux se plaignent violemment de cet état de fait qui les empêche de profiter comme ils l’auraient souhaité, de leur seul jour de congé hebdomadaire. De plus, certaines usines, certains services (la police, les hôpitaux, etc.) ne peuvent s’arrêter complètement durant vingt?quatre heures.

Des solutions ont été trouvées, mais elles ne résolvent que des cas particuliers. Il appartient au judaïsme orthodoxe d’aborder franchement ces problèmes complexes, afin d’ap­porter des réponses globales, qui, tout en préservant fidèle­ment l’intégrité et la spécificité d’une civilisation fondée sur la Torah, ne sacrifieraient cependant pas l’esprit à la lettre. De même, on attend encore certaines réponses juives aux grandes questions qui préoccupent l’homme du XXe siècle.

Aujourd’hui, cependant, n’ayant plus à lutter pour l’Émancipation, la pensée juive retrouve sa vigueur.

Hermann Cohen (1842-1918) met l’accent sur l’unité du genre humain, impliquée dans le monothéisme juif dont la morale tend à la perfection de l’individu.

Martin Buber (1878-1965) puise aux sources du hassi­disme la ferveur, le sens du dialogue et la quête de Dieu.

Franz Rosenweig (1886-1929), dans son œuvre fondamen­tale, « l’Étoile de la rédemption », analyse le caractère original de la Révélation, véritable dialogue entre Dieu et l’homme, qui permet de dépasser le tragique et l’absurde.

Pour Abraham Heschel, alors que l’Occident se réalise en créant dans l’espace, le juif est un « bâtisseur du temps » et l’associé de Dieu dans l’œuvre du salut.

Enfin, en France, un mouvement fécond de pensée et de culture juives ne cesse de prendre de l’ampleur. Autour des philosophes Emmanuel Lévinas, André Néher, Eliane Amado-­Lévi-Valensi, des écrivains, des historiens, des érudits s’inter­rogent sur la spécificité du judaïsme, son passé, son devenir. Du côté chrétien, un dialogue s’annonce. Aucun juif ne peut oublier les efforts de Jean XXIII pour détruire les préjugés et les vieilles accusations de déicide qui pesaient sur le peuple d’Israël.

Francine Kaufman, née en 1947. Licenciée d’hébreu et de lettres modernes, diplômée de l’École nationale des langues orientales. Assistante de langue et littéra­ture hébraïques à Paris III (Censier), elle est égale­ment journaliste et collaboratrice d’une émission télévi­sée.

Josy Eisenberg, né en 1933, rabbin, diplômé d’études rabbiniques, écrivain, producteur et réalisateur d’émis­sions télévisées.