Si je vis un deuil, je le rejetterai. De même, si ma copine me quitte, je rejetterai son départ. Pourquoi nous opposons-nous ainsi à notre vie ? Évidemment, ce rejet de notre vie vient du fait que nous désirons autre chose d’elle. Je rejette mon deuil parce que je désire me retrouver avec le défunt. Pareillement, je rejette le départ de ma copine parce que je désire qu’elle reste avec moi. Qu’arriverait-il si je me libérais de mon désir de reconquérir ma copine ou de celui de me retrouver avec le défunt ? Je cesserais de fuir ou de rejeter leur départ ou leur disparition. En d’autres termes, comme le départ de ma copine et la disparition d’un être cher font partie de ma vie, je cesserais de fuir ma vie. La possibilité de l’accueillir deviendrait alors à portée de main. Accueillir sa vie est précieux. Cela nous rend infiniment vivants. J’essaierai de vous en persuader dans un autre article. Dans l’article qui suit, toutefois, j’aimerais seulement que nous nous penchions sur la possibilité de cet abandon de notre désir. Je nomme cet abandon de notre désir le lâcher-prise. Dans la première partie de ce texte, je vais définir ce que cela signifie que de lâcher-prise. Nous verrons qu’en lâchant prise, nous restons complètement immobiles avec notre désir. Dans la deuxième partie, je vais montrer que cette immobilité fait précisément disparaître notre désir. Dans la troisième partie, je me demanderai comment « l’acte » de lâcher-prise — cette immobilité ! — est possible. Après avoir compris sa possibilité, nous serons notamment amenés à conclure qu’aucune méthode ne peut réellement nous aider à lâcher prise.
En quoi consiste le lâcher-prise ?
Je pourrais me détacher de mon désir de reconquérir Julie en m’accrochant à un autre désir, celui-là que je pourrai satisfaire, disons celui de me consacrer à des œuvres humanitaires. On propose souvent des substitutions de ce type aux gens souffrant d’une addiction, en leur suggérant de substituer à leur dépendance problématique une dépendance jugée saine. Cette manière de faire n’a cependant rien à voir avec le lâcher-prise. Lâcher prise sur mon désir de regagner le cœur de Julie consiste à décrocher de ce désir sans pour autant m’accrocher à un autre désir. Avant de se demander comment un tel décrochage radical est possible, voyons en quoi il consiste exactement.
Nos désirs nous mettent en branle, ils nous poussent à l’action et à changer le monde. Je suis accroché à mon désir si je participe à son mouvement, si je me mets en branle avec et par lui. Par exemple, si je suis accroché à mon désir de reconquérir Julie, j’essaierai de la retrouver, j’élaborerai des plans pour qu’elle me revienne. De même, si je m’accroche à la présence de mon grand-père disparu, j’élaborerai des plans pour le retrouver. Par exemple, je me mettrai à croire que les morts survivent dans l’au-delà, où je pourrai, espérerai-je, le retrouver. Qu’arrive-t-il, maintenant, si je décroche de mon désir, si je lâche prise ? Évidemment, je ne participerai pas à ce « mouvement » auquel m’invite mon désir. Je resterai immobile. Cette immobilité signifie que je ne ferai qu’observer mon désir, sans vouloir le changer d’un iota et sans faire quoi que ce soit non plus pour le réaliser. Autrement dit, cette immobilité est un état où je ne suis nullement entraîné par l’élan associé à mon désir et où, au lieu de cela, je l’accueille complètement. Et comme mon désir se caractérise par un manque, par un vide, il s’agit ici d’accueillir ce vide. Le lâcher-prise consiste en cet accueil ou en cette immobilité par rapport à son vide intérieur.
Lâcher prise : une libération face à nos désirs.
J’ai dit plus haut que le lâcher-prise permettait de nous libérer de nos désirs, mais je viens de dire qu’il consiste à les accueillir complètement. Ne suis-je pas en train de me contredire ici ? Après tout, si j’accueille mon désir, je ne pourrai apparemment pas m’en libérer. Malgré les apparences, il n’y a pas de contradiction ici. Si, du fait de mon immobilité, j’accueille mon désir, je me dirai en quelque sorte : « Cher désir, malgré le manque qui te caractérise essentiellement, je suis bien en toi et je n’ai rien, au contraire, contre la possibilité de rester en toi indéfiniment ». Autrement dit, dans cet accueil, je me sens comblé dans mon désir. Oui, mon vide me comble ! Or, par définition, le vide ou le manque propres à nos désirs ne nous comblent pas ; au contraire, leur vacuité nous dérange et nous tord l’esprit. C’est pour cette raison que nous voulons les satisfaire à tout prix. Dès lors, une conclusion s’impose : l’accueil de mon désir, parce que je m’y sens comblé, lui enlève ce qui le caractérise essentiellement, ce qui fait de lui un désir, c’est-à-dire un manque réel et dérangeant. Privé de ce qui le définit profondément, il va disparaître, il va s’éclipser.
L’importance de l’immobilité
Nous venons de conclure que notre immobilité face à notre désir entraine la disparition de ce dernier. Peut-être que vous « n’achetez » pas l’argument qui nous a permis d’inférer cette conclusion. Cet argument reposait sur une idée bien simple : notre immobilité face à notre désir et au vide qui le caractérise se traduit par un sentiment de plénitude. Cette idée vous est peut-être apparue douteuse. Je ne vous résisterai pas, cher lecteur. J’abandonne d’emblée le projet de vous convaincre du bien-fondé de cette idée. Cependant, je ne baisserai pas les bras pour autant quant à mon espoir de vous montrer que notre immobilité face à notre désir entraîne sa dissolution. À ceux que l’argument précédent n’a pas convaincus, celui qui suit vous plaira peut-être davantage.
Nos pensées sont des outils dont nous nous servons pour essayer de combler ou satisfaire nos désirs. Par exemple, si je désire reconquérir Julie, je penserai constamment à des façons de la conquérir et à des situations où je pourrais me retrouver avec elle. Donc, si ma pensée s’interrompait, plus rien ne serait là pour supporter mon désir, et celui-ci se retirerait assez rapidement. Or, en étant immobile par rapport à mon désir, j’interromps précisément les pensées qui sont nécessaires à son maintien. Tout d’abord, en étant immobile par rapport à lui, et donc par rapport aux pensées qui l’animent, je ne réagis pas à ces pensées. Qu’est-ce que cela signifie que de ne pas réagir à ses pensées ? Cela signifie que je ne leur réponds pas par d’autres pensées. Mais si je ne réponds pas par d’autres pensées à mes pensées actuelles, celles-là mêmes qui supportent mon désir, elles vont se terminer et s’éteindre. Elles vont s’énoncer, exister et s’éteindre. Elles vont « mourir » de leur belle mort. Donc, en étant immobile, en ne réagissant pas à mes pensées, elles vont s’éteindre. C’est donc dire que mon désir va lui aussi s’éteindre, puisque nous avons dit qu’il était animé et supporté par ces pensées. Voilà pourquoi l’immobilité avec soi-même, et donc le lâcher-prise, se traduit par la disparition de notre désir.
Comment lâcher prise ?
Il n’y a donc rien d’incompatible dans l’idée que le lâcher-prise soit un accueil de nos désirs et qu’il permette en même temps de nous en libérer. Soit, mais comment le lâcher prise est-il possible ? Plus précisément, comment est-il possible de ne rien faire, d’être complètement immobile face à son désir ? Malheureusement, à l’opposé de tous les livres de psychopop qui proposent une méthode, je crois qu’aucune méthode, aucun moyen, ne conduit à cette immobilité complète face à soi-même, face à son désir. Toute méthode est une action. En suivant une méthode, j’observe des étapes, et lors de chacune d’elles, j’agis, mentalement ou physiquement. Or, évidemment, il n’y a pas d’action qui soit une inaction ou une immobilité complète. Aucune méthode ne peut donc nous permettre de lâcher prise.
Il arrive toutefois que nous lâchions prise. Certaines personnes y parviennent. Comment font-elles ? Je crois qu’elles se disent qu’elles ne savent pas comment résoudre leur problème. Elles se disent « Je ne sais pas » face à leur problème. Voyons pourquoi ces paroles détiennent un si grand pouvoir.
Nos savoirs constituent les moyens ou les ressources dont nous nous servons pour atteindre nos désirs. Or, en me disant « Je ne sais pas », j’abandonne tout savoir. C’est donc dire qu’en me disant ces paroles, je me retrouve sans moyen ou sans outil pour réaliser mes désirs. Mais si je suis bien conscient qu’il n’existe aucun moyen pour réaliser quelque chose que je désire, je ne vais plus courir après la réalisation de cette chose. Par exemple, si vous désirez construire une voiture roulant au-delà de la vitesse de la lumière et que quelqu’un vous fait bien comprendre que cela est impossible, qu’aucun savoir ne permet et ne permettra jamais de faire cela, vous cesserez de chercher à réaliser pareille automobile. Vous resterez immobile et inactif avec votre désir, et dans cet accueil de celui-ci, nous l’avons vu, il s’éclipsera de lui-même.
Les paroles « Je ne sais pas » nous permettent donc de lâcher prise, d’être immobiles avec notre désir. Mais vous ne pouvez pas lâcher prise si vous vous dites « Je ne sais pas » tout en sachant que ces paroles vous permettront de lâcher prise. Autrement dit, vous ne pouvez pas vous dire ces paroles malhonnêtement et, ensuite, réussir à lâcher prise. Si vous vous les dites tout en sachant qu’elles permettent de lâcher prise, vous allez inévitablement avoir le désir de lâcher prise. Or, si vous avez ce désir, vous ne pourrez pas lâcher prise, car, sous l’impulsion de ce désir, vous tenterez alors une action, vous ne serez pas immobile, alors que le lâcher-prise est immobilité complète.
D’aucuns pourraient ne pas accepter ce que je viens de dire. Ils pourraient avancer qu’en désirant être immobile (ou en désirant lâcher prise) et en mettant à exécution ce désir, certes ils poseront une action mentale, mais ils ajouteront que ce geste aura donné lieu à un état d’immobilité, c’est-à-dire à quelque chose qui ressemble à un lâcher-prise. Ce dernier argument ne me convainc pas du tout. Pour vouloir ou désirer l’immobilité, je dois tirer de ma mémoire une idée de l’immobilité, et mon geste mental consistera à réaliser cette idée. Or, mon idée de l’immobilité, tirée de ma mémoire ou de ce que je connais, n’a que très peu à voir avec une immobilité réelle et véritable. Il y a un fossé entre le contenu de notre mémoire et la réalité. Donc, quand je vais poser mon geste mental, je vais réaliser non pas une immobilité réelle, mais simplement une immobilité d’ordre mental, fondée sur ma mémoire. Or, le lâcher-prise est une immobilité réelle.
Avant de conclure, j’aimerais montrer que nos dernières réflexions nous permettent d’établir à nouveaux frais qu’aucune méthode ne permet de lâcher prise. Les actions d’une méthode, qu’elles soient mentales ou physiques, se basent sur des savoirs. Par exemple, si une méthode me promet d’améliorer ma mémoire, elle me dira : « fais ceci et cela, et tu mémoriseras mieux les choses ». Or, ce « ceci et cela » de la méthode sont des gestes que je devrai apprendre et donc des gestes que je devrai savoir. Comme je le disais, toute méthode mobilise un savoir. Mais les paroles « Je ne sais pas » sont un aveu d’ignorance complet — le contraire d’un savoir. C’est pourquoi le « geste » mental menant au lâcher-prise et consistant à se dire « Je ne sais pas » ne s’intègre à aucune méthode.
Conclusion
L’immobilité face à son désir, et donc le dépassement de ce dernier, est possible en se disant « Je ne sais pas ». Ces paroles, dans la mesure où elles sont honnêtes, ne sont pas faciles à dire. Un risque évident est de se les dire en se plaignant. La personne se dira : « Je ne sais pas comment m’en sortir, pauvre de moi ! ». À ce moment, au lieu de la pousser à ne plus rien faire, à rester immobile et à accepter sa réalité, ces paroles la pousseront à faire quelque chose de stupide, à savoir se plaindre, ce qui est l’exact opposé du lâcher-prise. À mon avis, toutefois, celui qui se dit ces paroles pour se plaindre n’a pas vraiment compris leur sens, car leur sens implique de ne plus rien faire, de rester immobile. En effet, reconnaître que je ne sais pas comment me sortir de mon problème, cela implique de ne plus rien faire ; cette prise de conscience court-circuite tout simplement le mental, cet instrument de contrôle qui se fonde sur le savoir. Aussi, reconnaissez que si je me plains lorsque je suis en train de me dire « Je ne sais pas comment m’en sortir, ce que je vis me dépasse complètement, pauvre de moi ! », alors je sais encore quelque chose, à savoir que ma situation est à plaindre. Il est donc de toute première importance de se dire « Je ne sais pas » honnêtement, c’est-à-dire en ne sachant vraiment rien.