Jean-Michel Varenne
Le langage des objets

La plupart des objets communs et quotidiens sont de véritables extensions de la personnalité. Ils jouissent lentement et silencieusement — à notre insu — d’une vie propre, mais nous ne pourrions nous en défaire sans perdre, personnellement, une part de la magie qu’ils détiennent…

(Revue Question De. No 35. Mars-Avril 1980)

Guetteur aux frontières du connu, l’objet a longtemps témoigné d’un monde imaginaire, mystérieux et sacré, où l’homme puise sa force et sa raison d’être. Aujourd’hui, alors que les objets continuent à envahir subrepticement les consciences, il peut être profitable d’écouter à nouveau le prolifique dialogue qu’ils tiennent avec l’humanité.

Dans un ouvrage remarquablement documenté et senti, « la Magie des Objets », paru chez Hachette, Jean-Michel Varenne plonge dans leur monde enchanté et nous rappelle que ces choses qui nous entourent vivent leur vie et la nôtre.

La plupart des objets communs et quotidiens sont de véritables extensions de la personnalité. Ils jouissent lentement et silencieusement — à notre insu — d’une vie propre, mais nous ne pourrions nous en défaire sans perdre, personnellement, une part de la magie qu’ils détiennent. Phénomène étrange que les Lhota Naga ont bien saisi puisqu’ils ne vendent jamais un objet sans en prélever d’abord une infime parcelle (copeau du manche d’un couteau, fil d’un vêtement) sinon l’acquéreur s’approprierait un peu de leur personnalité… Cette vie, pratiquement indépendante, situe l’objet à un carrefour, nœud des forces vitales qu’il est tenu à la fois d’emmagasiner et de redistribuer.

On dit alors qu’il a du « mana », c’est-à-dire du pouvoir, du fluide, qu’il est porteur de sens et d’énergie. Mais ce pouvoir est quasiment indéfinissable, ce sens n’indique aucune direction : l’objet ne fait que recevoir et répercuter l’imaginaire de l’homme, il se contente de stabiliser ou d’éparpiller ses désirs et ses peurs. Certaines choses cristallisent des tabous, d’autres contribuent à leur éclatement. Ce jeu sans fin, où les ressemblances et les identités se mélangent, s’invente souvent au jour le jour, car la promptitude de l’esprit à saisir des analogies entre les formes et les couleurs, les objets, la nature, les humains, est vraiment stupéfiante.

Le drame de la société actuelle est que l’objet n’est plus unique, qu’il est « consommable », anodin, vite dégradé, intransmissible aux générations suivantes. Ce qui revient à dire que l’objet des sociétés dites traditionnelles est loin d’être inoffensif, qu’il est peut-être même dangereux…

Le rapport à l’objet

En vérité, on s’est toujours plus ou moins méfié des objets (ce qui n’empêche pas de les aimer), on n’a jamais cessé de les « tenir à l’œil ». Au fil du temps, les hommes ont patiemment tissé une vaste trame symbolique où les objets se sont matérialisés, ont trouvé une place, une résonance pas forcément en accord avec leur usage quotidien. C’est ce réseau que nous nous proposons de montrer à l’aide de quelques objets choisis pour leur « bonhomie » et qui se révèleront éveilleurs d’intensités imaginatives et occultes.

Mais, on le verra, l’investissement sur tel ou tel objet est polyvalent, il fonctionne à tous les niveaux. Il s’interprète en termes « nobles » de mythologie universelle, mais se retrouve associé à des superstitions populaires fort banales, quelquefois « vulgaires ». L’intuition attribue l’invention d’un outil au vénérable héros fondateur, mais, quelques siècles plus tard, doit concéder à cet objet l’existence d’un culte fétichiste « primaire ».

D’ailleurs, une sorte de dégradation progressive est à l’œuvre au sein du mouvement qui a contribué à honorer et respecter les objets. Au fur et à mesure que s’étend l’empire de la raison triomphante, ceux-ci perdent du sens, par manque d’intensité magique, tombent inexorablement dans un filet de basses superstitions. Décadence tragique dont témoigne ce lexique, l’objet perd son langage, balbutie, puis expire.

L’anneau

L’anneau indique toujours l’idée d’un attachement, d’un charme, d’une liaison privilégiée et même d’un secret. C’est un objet de caractère universel et indestructible. Il est la marque tangible, palpable, d’une relation unique avec une personne ou une force naturelle, une secte, une église ; d’une alliance qui ne peut être détruite, d’un engagement total.

Le thème de l’anneau brisé par les amants, tel un pacte, se retrouve dans de très nombreuses chansons populaires narrant le retour du mari.

On dit que, pendant la construction de Notre-Dame de Paris, un garçonnet avait offert son anneau à une statue de la Vierge. Celle-ci plia le doigt de telle façon qu’on n’aurait pu arracher l’anneau sans briser ce doigt. Ainsi, l’anneau du pêcheur que porte le Pape dès le premier jour de son élection, symbole de son identité inébranlable avec la chrétienté, sera brisé à sa mort.

Nul doute aussi que sa forme même — un cercle parfait percé en son milieu — ait fait de l’anneau un symbole utilisé et sacralisé depuis des millénaires.

Les Chinois, qui l’appréciaient particulièrement, le nommaient Pi : ce splendide anneau de jade, de forme parfaite et de faible épaisseur, jamais gravé, était apparenté directement à l’image du Ciel. Le trou central représente le foyer qui recevait la mâne ouranique. C’est pourquoi, ce bijou de caractère céleste est l’emblème de l’Empereur. Le trou du milieu, c’est le vide du Tao, le moyeu qui fait tourner la grande roue de l’univers. L’absence de figure ou d’ornement superflu sur l’anneau indique la pureté, l’immaculée transparence du vide originel, d’avant la naissance.

Sa circularité parfaite évoque aussi une totalité insécable, magique et close. Sa figure est donc éminemment protectrice. Qui passe l’anneau à son doigt est immédiatement protégé des maléfices du dehors. Il accède au sanctuaire du dedans, c’est pourquoi l’anneau indique aussi l’idée d’un passage, l’accès à l’invisible, l’entrée au sein des royaumes cachés.

On raconte en Auvergne qu’un matin un bonhomme aperçut, dans l’herbe, près de la fontaine Saint-Georges trois couleuvres et trois anneaux d’or. Il savait, comme tous les montagnards de la région, que la garde des trésors enfouis est confiée à des serpents qui portent au cou, comme marque de leur mission, un anneau d’or. Mais ils ont soin de le déposer au bord des fontaines lorsqu’ils viennent s’y désaltérer, de peur de le perdre à jamais. Lorsqu’ils eurent repris leurs anneaux, il les suivit et les vit disparaître dans une vieille masure, où il découvrit un trésor enfoui sous les pierres…

La mythologie grecque donne, elle aussi, une grande importance à l’anneau.

La saga de Tolkien

Prométhée garda toute sa vie un anneau de fer qui portait enchâssé un morceau du rocher auquel il fut enchaîné, un signe d’allégeance à Héraclès, qui l’avait délivré. Polycrate, roi fortuné, en vint à s’inquiéter de sa trop grande chance. Afin de conjurer le sort, il jeta à la mer son anneau orné d’une magnifique émeraude. Malgré la parfaite exécution de ce rite, accompli au centre d’un pentacle magique, cet anneau lui fut rapporté par un pêcheur qui l’avait découvert dans le ventre d’un poisson… Quelques jours plus tard, Polycrate perdait sa première bataille face aux légions de Darius qui le fit crucifier.

Ce conte illustre bien l’attachement indestructible de l’anneau à son possesseur, une indissolubilité du destin que rien ne saurait entamer ou détruire.

Platon rapporte, dans sa République, l’histoire de Gygès. Pauvre berger au service du roi de Lydie, il trouva enfoui au fond d’une crevasse un gigantesque cheval d’airain qu’un tremblement de terre suivi d’un terrible orage avait fait jaillir des profondeurs du sol. Ce cheval était curieusement percé d’une quantité de petites portes. Gygès pénétra à l’intérieur de l’animal et découvrit un géant nu, mort, et qui portait une alliance en or. Le berger s’empara de l’objet et s’aperçut qu’en retournant l’anneau, lui-même devenait complètement invisible. Ce fut l’origine de sa fortune et aussi de mésaventures innombrables.

Tolkien, l’écrivain britannique contemporain, s’est largement inspiré, dans sa merveilleuse saga du Seigneur des Anneaux, de ces textes celtes récités lors des veillées, pendant des siècles.

Cette somme, plus de mille pages dans l’édition anglaise, conte l’affrontement des forces noires et blanches dont l’enjeu est la domination du monde. Au terme d’une prodigieuse quête initiatique au cours de laquelle les héros rencontrent ou combattent des nains, des elfes, des dragons, des créatures fabuleuses ou repoussantes, les êtres humains seront sauvés du désastre grâce à Gandalf le Magicien.

Gandalf le magicien s’arrêta et puis il dit lentement d’une voix grave : « Celui-ci est le maître anneau, l’Anneau unique pour les gouverner tous. C’est l’Anneau unique qu’il a perdu, il y a bien des siècles, au grand affaiblissement de son pouvoir. Il le désire immensément — mais il ne faut pas qu’il l’ait. »

Fées et lutins

Certaines fées qui, dit-on, affectionnent les bains nocturnes dans l’eau stagnante et croupie des mares, sont presque toujours des âmes damnées, puisqu’elles s’évanouissent comme une fumée quand on leur enfile au doigt un anneau d’or béni…

Les lutins manifestent leur présence en faisant flotter à la surface des fleuves des coupes ou des anneaux pour tenter les femmes et les enfants ; ceux-ci entrent dans l’eau pour les saisir et disparaissent, happés par les flots.

En Bretagne, le banc dit des « collets du château » est maudit depuis qu’un mari y a saisi une sirène qui portait un anneau d’or à la queue ; celle-ci était une jeune fille victime d’un mauvais sort. Sitôt l’anneau enlevé, la métamorphose cessa mais le dragon qui gardait la sirène, furieux de l’avoir perdue, se promène en tous sens à sa recherche et fait trembler la mer, surtout quand il aperçoit une voile à l’horizon.

La tâche de vider une rivière figure parmi les épreuves difficiles imposées aux chercheurs d’aventures : ainsi le héros d’un conte basque doit épuiser une rivière afin d’y retrouver un anneau perdu. Il y parvient grâce à l’aide d’une jeune fille amoureuse de lui.

Dans un conte de Roquebrune, le diable, parmi les trois tâches qu’il impose à un jeune homme venu à son palais, lui donne celle de retirer un anneau, tombé dans un puits. Celui-ci réussit l’épreuve grâce à la propre fille de son hôte, qui se fait découper en morceaux et jeter au fond.

La grotte au trésor

Les Celtes aussi aimaient les anneaux de jade et d’or, ils en déposèrent de magnifiques dans les tombes.

De nombreuses légendes bretonnes ont pour sujet principal l’anneau, moyen de reconnaissance idéal ou signe d’une confrérie mystérieuse.

L’une d’elles nous raconte qu’une mendiante, rejetée comme sorcière, trouva l’hospitalité chez un paludier. Pour le remercier, elle lui remit une clef rouillée, en lui disant d’aller, la nuit suivante, à la grotte des korrigans, près de la falaise de Trégate, de frapper avec la clef « le rocher qui est au fond » qui s’ouvrirait aussitôt, laissant apparaître un trésor immense. Elle lui recommanda vivement d’en sortir avant l’aurore et elle lui confia un anneau qui le rendrait invisible. Le paludier, arrivé près de la grotte, présenta sa clef au rocher qui tourna immédiatement sur lui-même, et il pénétra dans une salle gigantesque où étincelaient l’or et les pierreries. Une multitude de petits hommes noirs aux pieds de bouc et à la tête cornue s’agitaient ; le roi, assis sur son trône, faisait l’inventaire de ses trésors : les richesses provenant des épaves que les korriagns avaient pillées. Le paludier s’empressa de remplir son sac d’or et de diamants et sortit très vite tout en regrettant de ne pouvoir en emporter davantage. Il alla cacher son butin sous un menhir qu’il ouvrit avec sa clef, puis il retourna à la grotte dont la porte lui livra encore passage. Il puisa de nouveau sans vergogne dans le grand coffre mais lorsqu’il voulut sortir le rocher refusa de tourner sur lui-même : il faisait jour ; son anneau ayant soudainement perdu son pouvoir, il cessa d’être invisible et les korrigans eurent tôt fait de le découvrir et de le conduire, solidement ficelé, aux pieds du roi. Celui-ci le menaça des pires supplices avant de le libérer magnanimement…

Le rôle majeur de l’anneau

Un épisode analogue figure dans un conte wallon où il s’agit de récupérer, dans un puits de six mille mètres de profondeur, la bague de la femme du diable. Pour la retrouver, le jeune héros doit aussi tuer la fille de celui-ci, la couper en deux et jeter son buste dans le gouffre.

Les premiers chrétiens portèrent des anneaux d’or et d’argent afin de s’identifier. Au-dedans du chaton, était gravée l’image d’un poisson ou d’une ancre, symboles connus du Christ, quelquefois d’une colombe, pour représenter l’Esprit Saint.

Au Moyen Age ils porteront un anneau en or, et les moines une alliance, témoignage de leur union mystique et intemporelle avec Dieu. L’anneau représente alors la sagesse transcendantale, au-delà de la matérialité astreignante, offerte par le Seigneur à ses humbles serviteurs… Au milieu des plaisirs de la vendange l’évêque de Sagone, fixé à Calvi, fut séduit par les agaceries d’une jeune fille.

Celle-ci eut la fantaisie d’exiger qu’il mît à son doigt l’anneau épiscopal. Mais au moment où le faible prélat cédait, l’anneau roula à terre et ne put être retrouvé. Le lendemain, quand l’évêque vint le rechercher, il vit un étang à la place de sa vigne.

A la fin du XXe siècle, cet objet continue de jouer un rôle majeur dans notre société ; au-delà des modes et des contestations, l’anneau et l’alliance, la bague de mariage n’ont rien perdu de leur symbolisme et de leur popularité. Ils demeurent les sceaux d’un passage, célèbrent un nouvel âge dans le déroulement d’une vie : ce sont des objets de cœur.