Michel Guillaume
Le manque d’Idéal

On entend de bien des côtés, formuler des reproches contre la civilisation que nous vivons — ou contre ce qui nous en tient lieu pour le moment. Parmi les défauts qu’on lui trouve il en est un qui revient avec fréquence: c’est le manque d’idéal. La société manquerait d’idéal, la jeunesse manquerait d’idéal, la vie telle que nous la vivons manquerait d’idéal.

(Revue La pensées soufie. No 49. 1974)

(Extrait de l’éditorial. Le titre est de 3e Millénaire)

On entend de bien des côtés, formuler des reproches contre la civilisation que nous vivons — ou contre ce qui nous en tient lieu pour le moment. Parmi les défauts qu’on lui trouve il en est un qui revient avec fréquence: c’est le manque d’idéal. La société manquerait d’idéal, la jeunesse manquerait d’idéal, la vie telle que nous la vivons manquerait d’idéal.

Il y a, bien sûr, du vrai et du faux dans ce point de vue.

Commençons par le Faux. Je ne suis pas bien sûr, en effet, que le reproche de manquer d’idéal soit totalement fondé en ce qui concerne la société. Dans le chaos des vieilles choses qui meurent et des choses nouvelles qui viennent à l’existence, il semble au contraire qu’un grand idéal commence à être perceptible, et c’est celui de la solidarité.

Sans doute la société actuelle ne sait-elle pas comment l’atteindre encore et les efforts faits dans ce sens sont-ils encore parcellaires et abondamment contrariés par des intérêts financiers ou déviés par la soif de pouvoir des factions politiques. Mais il existe. Par idéal de solidarité j’entends cette idée collective qui git dans l’esprit des gens et grâce à laquelle la conscience publique commence à trouver scandaleux que des populations entières meurent de faim quand nous avons plus qu’à notre suffisance, ou encore par exemple que certaines catégories de travailleurs aient des conditions de vie indécentes par rapport à celles d’autres catégories de travailleurs. Malgré soi l’on se sent, comme on dit « mauvaise conscience » et c’est là un fait complètement nouveau dans l’histoire de l’humanité pensante.

On dira que cela est dû à la rapidité et à la facilité des communications, à l’extension nouvelle des moyens d’information qui font que chaque partie de l’humanité a rapidement connaissance de ce qui atteint chaque autre.

Il n’empêche que c’est une prise de conscience active, et indéniable, si elle n’est pas encore suivie d’effets très visibles. Il faut se rappeler qu’il y eut un temps où l’esclave n’empêchait pas son maitre de se sentir vertueux et où la famine dans un pays voisin laissait inconcerner les bonnes âmes du pays limitrophe.

C’est pourtant cela que nous voyons en train de changer sous nos yeux et certainement, c’est un signe pour l’avenir, sinon encore tout-à-fait pour le présent. C’est un idéal encore à peine dessiné dont on ne commence à prendre qu’une conscience hésitante et timide. Quand cette conscience sera devenue claire évidente, le pas suivant viendra certainement, qui fera que l’on se demandera pourquoi nous sommes solidaires, qu’est-ce qui fait que nous nous sentons atteints par la souffrance d’autrui. Ce jour-là, la généralité comprendra plus claire ment qu’autrui n’est qu’un autre nous-même et qu’un fil invisible nous relie les uns aux autres. Ainsi l’humanité pourra s’approcher de la réalisation intérieure de l’Unité.

Mais ce qui précède concerne l’idéal inhérent à la conscience collective. Il y a aussi les idéaux individuels. Il y a cette image que chacun tient devant les yeux de son esprit et qu’il essaye d’atteindre, de réaliser dans sa vie. Et il apparait que dans ce domaine règne aujourd’hui une certaine pauvreté. Les modèles proposés aux populations par la presse, la télévision, le cinéma ou la littérature : le financier qui réussit, la vedette riche et adulée (peu importe si elle a du talent), le sportif multimillionnaire, ou même le gagnant au tierce sont des idéaux qui « volent bas » pour employer une expression qui dit bien ce qu’elle veut dire. Je sais bien qu’il en est d’autres, et d’un genre plus noble, comme par exemple le révolutionnaire qui donne sa vie (souvent d’ailleurs après en avoir sacrifié quelques autres) pour le triomphe de ses idées, ou bien celui qui s’en va explorer des mers impossibles sur un petit voilier pour se retremper lui-même, se surmonter et se trouver lui-même dans une nature très hostile.

Et cependant il semble manquer quelque chose même aux idéaux de ce genre-là. Nous sentons qu’il y a encore quelque chose de plus haut que les destinées simplement héroïques. Ce n’est pourtant pas que l’aspiration à ce quelque chose de plus haut manque dans les cœurs des êtres humains d’aujourd’hui. C’est que le chaos présent a brouillé l’image de l’idéal ultime auquel finissent par aboutir tous les autres, et dont tous les autres tirent leur attraction et leur force. Il est, certes, difficile d’expliquer cela très clairement parce que cela répond à une loi psychologique fort subtile et qui plonge dans des profondeurs supra-conscientes. Mais peut-être les quelques développements que j’en donnerai plus loin pourront faire mieux comprendre ce que je veux indiquer.

En tous cas, il semble que cette relative pauvrets des idéaux proposés dans la phase actuelle de la société ait comme conséquence que beaucoup d’êtres jeunes soient désorientés mécontents et sans courage et sans goût devant la vie. L’avenir n’a pas de charme pour eux et l’on dirait qu’ils ne connaissent pas l’espoir. Pourtant, aussitôt que l’idéal commence à se dessiner dans un cœur humain, l’espoir s’allume; l’un et l’autre sont exactement contemporains. Que cet idéal apparaisse comme un but tout-à-fait matériel ou bien comme un objet moral (par exemple, l’amélioration des conditions de vie d’autrui, ou d’une communauté) ou comme une œuvre artistique ou une recherche scientifique n’a pas d’importance. Comme le dit Hazrat Inayat, la recherche d’un certain idéal limité est un pas en avant qui rapproche de l’idéal ultime.

Mais tant que cet idéal ultime restera voilé et indistinct ou même pire : tant qu’il sera nié devant la grande masse des gens, il manquera la vie et l’attraction finales à leurs idéaux respectifs; tant que l’idéal de la vie divine, infinie et éternelle venant vivre dans l’homme la vie humaine, n’aura pas fécondé à nouveau le tuf de notre culture, beaucoup d’êtres seront gênés pour donner carrière, pleinement et sans réserve, à leur idéal personnel, parce qu’inconsciemment ils seront frappés par son caractère étroit, limité. Ils ont inconsciemment (ou peut-être faudrait-il dire « supra-consciemment ») besoin de percevoir, de sentir, qu’à l’arrière-plan de cet idéal s’étend tout un autre domaine, et que leur idéal limité leur ouvre la porte à une carrière sans limites. Si en effet l’homme conscient s’effraye de l’infini, le côté inconscient de sa nature en éprouve un besoin vital. Nous vivons plongés dans ce paradoxe.

L’aspect le plus évident de ce besoin d’infini est la croyance à la survie après la mort. La croyance spontanée de tous les peuples a toujours été, est, et certainement sera la vie éternelle, c’est-à-dire infinie dans le temps. Même ceux qui prétendent ne pas y croire voudraient bien, au fond, qu’il en soit ainsi. A la suite d’un raisonnement quelconque, ils en sont venus à l’idée qu’il n’y a pas de  survie après la mort, mais ils en restent, quand on creuse un peu la question avec eux, affreusement déçus. Il en est de même pour l’infini de l’espace: nous sommes exaltés par l’idée que l’espace dans lequel s’étend cet univers visible, dans lequel il a sa vie et son mouvement, est infini. Les savants ont beau nous dire que l’univers astronomique est fini, limité, (avec ce correctif qu’il serait « en expansion »), nous ne pouvons nous empêcher d’imaginer que l’espace virtuel dans lequel, il peut ainsi s’étendre, n’est pas, lui, limité.

Et il en est de même pour l’idéal de l’homme. Derrière et au-delà de tous les idéaux limités qu’il peut concevoir et chérir dans son cœur s’étend l’idéal du Saint, du Sage et du Prophète, qui représente la part d’infini dans la destinée humaine.

Mais l’image même du Saint, du Sage et du Prophète, partout présente à d’autres époques de notre civilisation (au moyen âge par exemple) s’est peu à peu estompée et a fini par n’être plus perçue. On ne croit même plus que la sainteté puisse exister ni qu’un être humain puisse l’atteindre. Et si l’on s’amusait au jeu des sondages en posant à tout un chacun une question comme celle-ci « Que feriez-vous si on vous apprenait que l’une de vos connaissances se mettait à chercher la sainteté? » il y a gros à parier que la majorité des gens proposerait de confier ce vésanique aux bons soins d’un psychiatre pour lui remettre les idées en place.

J’entends bien que « chercher la sainteté » est une manière de parler; il vaudrait mieux dire; « chercher Dieu » ou « la vérité intérieure »; la sainteté n’étant que la consécration accordée de surcroit à celui qui est assez avancé vers ce but. Mais, la conscience populaire a toujours pris l’objet pour le principe et le signe pour ce qu’il signifie. L’image du Saint et du Prophète a toujours été plus facilement appréhendée par la conscience humaine que  »Dieu » ou « la Vérité ». D’où les images du Christ et des apôtres que nous voyons dans nos églises.

Il se peut que l’éditorialiste s’égare aujourd’hui dans des considérations difficiles à suivre et peut-être, à maint  lecteurs, obscures. Pourtant, comprendre son époque, les gens de son époque et méditer sur les maladies qui les font souffrir permet de se mieux comprendre soi-même, en tant que chacun de nous est soumis aux influences, aux idées et aux tentations du milieu qui l’entoure. Cela peut aussi permettre à l’occasion, de tendre la main à quelqu’un qui passe par les mêmes difficultés par lesquelles nous avons passé.