Dominique Casterman
Le moi et la peur du non-moi

(Chapitre 12 du livre L’envers de la raison 1989) « Plus donc je m’affirme, c’est-à-dire plus je rentre en moi, dans mes minuscules frontières, et plus je me sens une pauvre chose entourée de menaces innombrables. » « … Or, plus je m’enfonce dans mon moi et plus tout ce qu’il exclut, c’est-à-dire le non-moi, […]

(Chapitre 12 du livre L’envers de la raison 1989)

« Plus donc je m’affirme, c’est-à-dire plus je rentre en moi, dans mes minuscules frontières, et plus je me sens une pauvre chose entourée de menaces innombrables. »

« … Or, plus je m’enfonce dans mon moi et plus tout ce qu’il exclut, c’est-à-dire le non-moi, devient effrayant. En d’autres termes, plus je m’affirme, plus je m’isole, et plus je prends peur. »

« … La peur fondamentale donne naissance à la hantise de la sécurité. Identifié à ce moi fragile, dérisoire, la conscience individuelle tremble pour son destin. Toutes ces démarches sont une poursuite incessante des moyens par lesquels elle va pouvoir protéger cet édifice microscopique et menacé. » (R. Fouéré)

Dans cette multitude d’images mentales qu’on appelle le moi, l’être humain pense trouver une certaine sécurité, mais c’est un manque de pénétration psychologique qui lui fait croire cela, en réalité à force de chercher sa sécurité dans le processus du moi, il ne fait qu’accroître, et de plus en plus, son angoisse intérieure.

Le moi en tant qu’être qu’il n’est pas est une abstraction psychologique à laquelle nous nous identifions absolument. Pour imager l’événement nous pouvons comparer le moi à une propriété privée virtuelle qui a la possibilité d’agrandir son espace imaginaire en accumulant des « choses » intellectuelles, matérielles, affectives, … conformes à l’histoire du propriétaire.

Le moi, en accumulant des choses qui l’affirment pense qu’il est plus, en réalité, il a plus.

Ce qui est fondamental, c’est que le domaine du moi, même s’il a la possibilité de s’agrandir indéfiniment jusqu’à sa mort, il n’en restera pas moins circonscrit dans les limites mentales qu’il s’impose en vue de correspondre à l’image créée. Cette situation entraîne évidemment un état d’isolement de plus en plus précis qui détermine rigoureusement la dualité moi/non-moi. Il est normal et naturel que nous ayons une personnalité distincte, au même titre qu’en observant une mosaïque on distingue une variété de couleurs s’harmonisant et se complétant mutuellement pour former un tout cohérent. En réalité nous avons un moi (même de multiples ‘‘moi’’), mais nous ne sommes pas ce moi ou ces ‘‘moi’’. La nuance est essentielle.

L’erreur consiste à identifier l’être au moi, à nos particularités relatives que nous consacrons absolument dans l’image de soi en tant que distinct, et au sentiment d’être le maître du jeu. L’être humain, pour se sentir exister, doit donc correspondre obligatoirement et rigoureusement à l’image qu’il a de lui-même en tant que distinct associée à des états affectifs propres à chacun.

Il semble évident que plus l’individu se définit précisément, plus aussi il s’oblige, par besoin de sécurité personnelle, à coller vigoureusement à son moi limité en se détachant et en s’opposant à tout ce qui ne lui est pas directement bénéfique. La peur du non-moi est maintenant établie : l’individu, refusant l’échec que l’adversité pourrait lui imposer, tremble devant l’éventualité de sa mort inscrite en négatif dans tout ce qui n’affirme pas directement ou indirectement sa représentation égotiste.

En d’autres termes, nous constatons que le moi ne peut s’affirmer qu’en s’isolant, qu’en s’enfermant dans des limites de plus en plus précises. Il cherche la sécurité dans un processus qui est par lui-même générateur d’angoisses. En effet, le phénomène d’identification insécurise par peur de n’être pas conforme à l’image de soi, et il y a évidemment une multitude d’événements non affirmatifs qui sont alors inévitablement considérés comme une menace pour notre moi s’en trouvant totalement insécurisé dans les profondeurs de son existence réelle et imaginaire.

Essayons, même au risque de nous répéter, d’encore préciser la situation. Chaque événement qui ne confirme pas notre moi, chaque humiliation (la plus petite soit-elle), chaque échec (le plus petit soit-il), en bref tout ce qui contrarie notre définition de nous-mêmes et, plus généralement, notre sentiment d’équilibre intérieur est radicalement exclu ou même détruit en fonction de nos possibilités d’action sur les événements profilant à l’horizon le spectre de la mort en général et de celle du moi en particulier.

En réaction à cette peur fondamentale de n’être plus [1] nous renforçons le processus de fausse sécurisation que sont la consolidation de notre monde intérieur et l’angoisse devant l’immensité intraitable du non-moi. Le cycle est ainsi bouclé, et tout recommence indéfiniment, car seule l’extinction du moi en tant qu’être qu’il n’est pas (rappelons-nous : le moi n’est qu’avoir et avoir plus) peut mettre un terme au processus. Précisons que le moi se consolide de diverses façons, en accumulant des biens matériels ou intellectuels, en se couvrant de l’amitié des autres, en s’identifiant à un groupe social, à une idéologie, à des compétences particulières, à des désirs assouvis ou non, à des peurs … Le non-moi n’est pas nécessairement tout ce qui est extérieur à nous. Les autres, les événements, les situations nouvelles etc., quand ils ne contrarient pas notre image intérieure sont en quelque sorte assimilés, digérés par le processus du moi qui intègre alors le monde extérieur dans le cadre rigide de sa structure personnelle afin de consolider, de renforcer le système de référence ou ego. Dans ce cas précis, le monde extérieur (les autres, les événements …) constitue la « nourriture » indispensable donnant force et vigueur à notre volonté égotiste d’être en tant que distinct. Notons encore que le processus contraire se réalise aussi quand c’est l’individu lui-même qui se laisse absorber par le monde extérieur, il se subordonne à lui parce que celui-ci est trop vaste pour être assimilé par une structure personnelle (songeons par exemple à la nation à laquelle certains individus s’identifient énormément).

Le non-moi, ce n’est donc pas le monde extérieur en soi, mais, plus exactement, le monde extérieur qui contrarie l’existence du processus du moi [2].

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1 Assimilant le moi à l’être, toute négation du moi ne peut être ressentie que comme une négation de l’être lui-même. La négation du moi, pas seulement du moi physique mais aussi de l’image psychologique, est vécue comme la mort de l’être.

« Le vœu profond de l’homme, c’est la sécurité de tout ce qui compte pour lui. Le « paradis » n’est pas un lieu où on triomphe de son adversaire, mais un lieu où il n’y a pas d’adversaire.» (H. Benoit).

2 À lire absolument, le livre de René Fouéré Krishnamurti, la révolution du réel, Le Courrier du Livre.