(Revue Être. No 4. 2e année. 1974)
Le titre est de 3e Millénaire
C’est quand on a longtemps fréquenté ces problèmes, quand on a longtemps vécu avec eux, que la vérité jaillit soudain dans l’âme comme la lumière jaillit de l’étincelle et ensuite croît d’elle-même.
PLATON, Lettres.
Dans l’état non-duel qui, à proprement parler, n’est pas « un » état, il n’y a ni sujet percevant ni objet perçu ; la créativité s’y déploie sans entraves, spontanément. On entre dans un état déterminé et on en sort ; un tel état présuppose un non-état comme arrière-plan commun et support de tous les états particuliers. Le manque de lucidité nous fait croire que la félicité de ce non-état est l’effet d’un processus et ainsi nous attribuons à ce non-état une cause que nous situons hors de nous. Une aperception instantanée, une claire vision dissout tous les schémas producteurs d’états mentaux et fait apparaître le non-état comme étant sans cause, existant par soi et en soi. Le chercheur comme tel se volatilise avec le dynamisme de la recherche ; seul survit ce qui était à l’origine de sa recherche et cela seul est trouvé, le cherché, événement que l’on peut désigner par le terme « illumination ».
L’écouté trouve son épanouissement total et sa résorption dans une écoute non dirigée, non orientée. Cette écoute est l’ultime savoir, un savoir vécu, sa source. Tout ce qui se présente à cette écoute tend vers l’ultime réalité, inconnaissable sur le plan conceptuel, mais pleinement connue par chacun de nous, par exemple, dans un état d’émerveillement ou d’étonnement.
Le véritable motif de notre existence est d’être le Soi, seule perspective contenant une promesse de joie, de liberté, de paix. Beaucoup de démarches tendent vers ce vécu et l’une plutôt que l’autre convient à notre tempérament, mais il faut que la voie adoptée vise ce vécu réel, qu’on ne perde pas de vue que le Soi n’est pas une expérience mentale, psychique.
La démarche par l’intellect le plus subtil, le plus ouvert finit par apparaître comme étant impuissante, sans issue, tournant en rond dans le même connu. La réflexion intérieure en quête de la Vérité ultime n’est pas un processus dialectique mais une prise de conscience effective : Ce qui est ainsi vécu est au-delà de toute représentation : couleurs, formes, sensations, durée, est dépourvu de tout contenu conceptuel, correspond à ce que nous sommes foncièrement dans le non-temps et se révèle comme éternité dans une perception transcendante.
L’essence de l’homme échappe aux qualifications que lui confère son environnement : dès qu’il cesse de s’identifier avec la définition de cet environnement, il se découvre unique et libre. La liberté totale, vécue, est exempte de tout concept tel que l’image d’un moi ; elle est transcendante. La projection d’une image moi est comme tout autre objet une formation conditionnée par des facteurs accidentels et dépend toujours d’un sujet ultime et immuable : la pure conscience. La privation de liberté est uniquement éprouvée par un moi imaginaire ; en l’absence de ce moi, un pareil manque ne saurait s’installer ; la pensée, en elle-même, échappe alors aux routines de l’expérience sensorimotrice.
L’attention silencieuse contient plus que le connu, elle est le support du connu et elle est au-delà du connu. L’investigation au sujet du qui suis-je est toujours motivée par un déséquilibre, une rupture et cette enquête trouve son ultime éclaircissement par l’intégration dans cette attention silencieuse du je suis, inexprimable, ineffable, impensable.
Cette expérience est instantanée mais son approche peut se faire par étapes successives ; les énergies sont dans ce cas canalisées peu à peu dans cette direction. Chaque déblocage entraîne une plus grande lucidité, un dépouillement et achemine vers ce qui est vécu comme toute-présence, sans aucun dynamisme d’attente, sans la moindre tension pour atteindre quelque chose.
Pour qui le monde est-il un problème, pour qui existent le plaisir, la douleur, le désirable, l’indésirable ? Pour le moi qui n’est qu’un artifice social, une fiction. Quand cela est clairement vécu l’ego et son problème se volatilisent.
L’ego désire mener toutes choses et circonstances selon ses fantaisies, mais son existence n’est qu’une ombre qui a besoin de l’existence d’un corps qui la projette. En présence du guru, l’ego n’est pas rejeté, mais la claire vision qu’il apporte enlève successivement toutes les caractéristiques que l’ego s’est faussement appropriées et, à un moment donné, cet ego se résorbe dans son essence, qui est présence, lucidité.
Pendant que l’on écoute le guru exposant la perspective spirituelle, tout paraît clair et sans problème, mais par la suite, il semble que nous avons quitté notre véritable centre. Comment faut-il comprendre cela ?
En écoutant le guru exposer la vérité, notre écoute est toute réceptivité, se laissant imprégner de ce qui est exposé, le laissant prendre corps et vie en nous. Plus tard des anciens schémas de l’ego qui ont été rompus pendant la présence du guru peuvent reprendre leur cours dans la vie de tous les jours. Vous devez les objectiver et ainsi vous vous situez spontanément hors de leur champ d’action ; les réseaux habituels sont rompus par votre non-complicité avec les anciens schémas, ce qui va vous remettre dans la position axiale que vous avez vécue en présence du guru. Cette approche, cette béquille vous quittera au fur et à mesure que l’expérience deviendra plus fréquente.
Le langage, le mot n’ont pas la possibilité de rendre compte de l’inconcevable. Le mot est au service d’un empirisme égocentrique et trouve son support dans la conscience d’où il émane et où il retourne. Le moi a son fondement dans le « je suis le corps », une image cérébrale.
La pensée spontanée échappe à ses contraires, ne laissant pas de sanskâras, de résidus ; ce qui coiffe les contraire : beau, laid, bien, mal, est la conscience unitive qui ne peut être saisie que dans un vécu et ne peut être appréhendée par le mental, étant au-delà de tout concept.
Nous ne connaissons rien d’une chose, nous connaissons seulement son apparence. Pour connaître la chose elle-même, nous devons aller au-delà de l’apparence qui est forme et nom. La réalité de la chose apparaît et est vécue seulement en identité : connaissance sans objet. « Existence, conscience, béatitude », sat, chit, ânanda, vous enlèvent l’appui donné habituellement par l’apparence, mais quand le nom et la forme s’éliminent, ces termes à leur tour disparaissent en tant que concept, ils vous laissent dans la solitude et rien d’autre n’existe en dehors d’elle. Un objet n’est que perception, une idée n’est qu’un mode de penser et le plaisir n’est qu’un sentiment ; comme tels, les uns et les autres ne peuvent être sujet et objet, ce qui perçoit et ce qui est perçu, simultanément. Ainsi toute apparence n’est qu’une fiction.
J’ai connu des moments où je suis complètement sans éprouver le moindre manque, jouissant d’une extrême satisfaction et dépourvu, comme vous dites, d’attente ou de vouloir atteindre quelque chose. En dehors de ces rares moments, je me sens souvent complètement morne. Pourquoi ces deux états et comment les distinguer ?
Quel est le Je-plénitude ? Certainement pas une image projetée ; l’ego est parfois morne et cherche continuellement le plaisir en voulant éviter son opposé « morne », opposition d’ailleurs inséparable de la joie ; cela est impossible : bonheur et morne sont pile et face d’une même pièce de monnaie. Les moments dont vous parlez sont vécus en identité et non pas dans une relation sujet-objet, c’est-à-dire : je suis heureux, je suis joyeux. La félicité permanente, notre véritable nature ne peut jamais être une représentation, une image projetée ; c’est une expérience vécue sans qu’il y ait quelqu’un qui expérimente et une chose expérimentée. Cette réalité seule est spirituelle, tout autre état provoqué par la drogue ou autrement, même le samâdhi, si souvent prôné, est phénoménal et porte des traces d’objectivité.
Chaque fois que les anciennes habitudes surgissent sur un plan corporel, psychique, vous trouvant aspiré, avalé par un état morne, dépressif, objectivez cet état sur le plan du corps, le moi morne se volatilise, cédant la place à une rayonnante présence qui seule subsistera. Du point de vue de l’établissement dans le soi, toute projection est une compensation agencée par un moi personnalisé, égaré de sa source.