Aimé Michel
Le mystérieux chef-d’œuvre de Giulio Camillo

Dès l’Antiquité, les Grecs et les Romains avaient inventé un art de la mémoire. Brièvement résumé, ce système mnémotechnique consistait à imprimer dans la mémoire une série de « lieux » qui évoquaient immanquablement les images ou les mots dont il fallait se souvenir. C’est Quintilien qui explique que, pour former ces lieux dans la mémoire, il faut se rappeler un bâtiment spacieux avec toutes ses pièces et ses ornements. Les images qui doivent rappeler le discours (car cet art était surtout utilisé par les orateurs) sont alors placées en imagination dans les lieux qui ont été mémorisés dans le bâtiment.

(Revue Question De. No 17. Mars-Avril 1977)

Aimé Michel relate ici l’histoire du théâtre de la mémoire de Giulio Camillo, érudit fameux du XVIe siècle. Cette histoire est analysée en détail dans le livre de Frances A. Yates, « l’Art de la mémoire », paru aux éditions Gallimard. Miss Yates est professeur d’histoire de la Renaissance à l’université de Londres. Ses travaux portent surtout sur l’hermétisme et Giordano Bruno. Dans cet ouvrage fascinant, elle fait découvrir que, dès l’Antiquité, les Grecs et les Romains avaient inventé un art de la mémoire. Brièvement résumé, ce système mnémotechnique consistait à imprimer dans la mémoire une série de « lieux » qui évoquaient immanquablement les images ou les mots dont il fallait se souvenir. C’est Quintilien qui explique que, pour former ces lieux dans la mémoire, il faut se rappeler un bâtiment spacieux avec toutes ses pièces et ses ornements. Les images qui doivent rappeler le discours (car cet art était surtout utilisé par les orateurs) sont alors placées en imagination dans les lieux qui ont été mémorisés dans le bâtiment. Cet art de la mémoire, après les Romains, semble s’être perdu, ou tout au moins s’être transmis uniquement sous une forme occulte, jusqu’à la Renaissance. Quelques érudits du XVIe siècle l’ont ressuscité : ainsi Giulio Camillo avec son théâtre magique, qui, en fait, déforme un théâtre réel en fonction d’un système hermétique de mémoire; ainsi surtout le grand Giordano Bruno, artiste, poète et philosophe occultiste qui défendit toute sa vie l’imagination, l’art des images, comme moyen de saisir l’organisation du monde.

J’ai toujours rêvé de voir et, surtout, de voir de près et de toucher et retourner dans mes mains un objet magique. Par exemple l’un de ces miroirs [1] dont parle Jamblique dans ses Mystères d’Égypte et qui, à l’en croire, auraient été de son temps chose tout ordinaire, montrant le futur, le passé, les trésors cachés, et si vous êtes cocu.

Ou bien la « tête parlante » de saint Vincent de Paul, que le saint avait, de ses mains, fabriquée à Rome, chez le pape, et qui produisait les mêmes prodiges que les miroirs de Jamblique. Le pape et les cardinaux en auraient été émerveillés. Moi aussi, si j’avais pu la voir et la tripoter un peu, chez moi, dans un coin bien abrité des tours de ventriloquie ou autres. Ou seulement si l’on en avait d’autres témoignages que celui de saint Vincent de Paul dont j’admire les vertus et dont les excellentes nonnes portaient, naguère encore, hélas, de si jolies cornettes en forme de MIG-25 ! Malheureusement ces nonnes s’habillent maintenant comme des minettes, et personne, en dehors de saint Vincent de Paul lui-même, ne parle de sa tête imbattable au jeu des l000 francs.

Le seul objet un peu magique qu’à l’âge de cinquante-sept ans il m’ait été donné de regarder et manipuler à loisir n’est qu’une tranche de bifteck, mais desséchée d’une brève imposition de mains par un guérisseur que je ne nommerai pas ; je ne le nommerai pas, car si je l’ai vu dessécher mon bifteck ou, plus exactement, le rendre imputrescible (il a séché après, chez moi, c’est du bifteck que je parle), je ne l’ai vu guérir personne, même pas moi qui étais tout prêt à lui prêter le lustre d’une publicité gratuite. Le bifteck, vieux maintenant d’une douzaine d’années, est toujours là, sur une étagère de mon bureau, tellement sec qu’il n’a jamais attiré l’attention de ma chatte pourtant adonnée à des friandises innommables. Mon bifteck est-il magique ? Peut-être, mais j’aurais préféré un miroir (uniquement pour trouver des trésors).

Les contemporains d’Erasme et de François 1er ont eu plus de chance que nous. Un grand nombre d’entre eux, dont beaucoup ont laissé leur témoignage ont vu tout à leur aise un authentique objet magique et sont même entrés dedans.

Un âge d’or ; l’Arioste, Erasme, Vinci et Giulio Camillo

L’auteur de cet objet, l’Italien Giulio Camillo Delminio, appelé simplement Giulio Camillo par ses contemporains, n’était pas un charlatan, mais un humaniste universellement admiré. Les plus grands esprits de l’époque, et particulièrement ceux qui l’avaient rencontré et avaient discuté avec lui, l’appelaient toujours le « grand » ou l’« illustre », l’« admirable » ou même le « divin » Giulio Camillo. Ils louaient sa science et la profondeur de ses pensées. Ils le mettaient au rang de Pic de La Mirandole, de Marsile Ficin, d’Érasme, de Dante même. Si Giulio Camillo est maintenant oublié, ce n’est pas parce qu’il aurait été « démasqué ». Au contraire, son prestige ne fit que grandir après sa mort.

Puis à un moment, on ne sait quand, l’« objet », œuvre de sa vie, disparut sans laisser de trace, et l’on finit par ne plus parler de cet absent. A-t-il péri dans un incendie (car il était en bois) au cours d’une des guerres qui ont tant de fois ravagé le nord de l’Italie depuis le XVIe siècle ? Ou bien existe-t-il encore secrètement quelque part, privilège sans pareil d’une famille ou d’une secte ? Nul ne le sait. J’ai pris ce que je vais en dire dans le livre captivant d’une érudite anglaise, miss Frances A. Yates, professeur d’histoire de la Renaissance à l’université de Londres, dont les recherches et réflexions ont renouvelé beaucoup de nos idées sur cette époque et sont inévitablement appelées à trouver des prolongements dans la nôtre [2]. Je me propose de parler longuement, une autre fois, de l’œuvre de miss Yates, esprit d’une puissante originalité, complètement étrangère à la purée de pois freudo-marxiste qui recouvre présentement la France, et me bornerai ici au mystérieux Giulio Camillo, justement ressuscité par elle de ses cendres.

Giulio Camillo naît vers 1480, c’est-à-dire qu’il est un contemporain de l’Arioste, d’Erasme, de Von Hutten, de Léonard de Vinci, et que sa jeunesse se passe alors que les savants byzantins chassés par les Turcs (Constantinople est tombé le 29 mai 1453) divulguent en Occident l’héritage antique.

C’est l’âge d’or de la Renaissance des sciences, des lettres et de la philosophie, un de ces moments précieux comme les hommes en connaissent tous les mille ans, et où les yeux s’ouvrent à des réalités nouvelles.

La divine, l’enivrante nouveauté, pour ces hommes du XVIe siècle commençant, naît d’une découverte et d’une redécouverte. La découverte que la technologie est toute-puissante, qu’elle permet de naviguer en haute mer avec la boussole, de trouver l’Amérique, de prouver que les antipodes existent en y allant, de multiplier et de diffuser la pensée à l’infini par le livre, de détrôner la force animale à coups de canon sur les champs de bataille. Et la redécouverte des religions anciennes, de Platon, d’Hermès Trismégiste, de la Gnose.

Tout d’un coup, par la grâce des Turcs devant qui s’enfuient les détenteurs de la connaissance grecque, la fantasmagorie gothique et scolastique s’effondre. Un univers nouveau surgit, infini et pensant, brisant l’étouffante cloche de cristal dont la visionnaire Brigitte de Suède avait précisé les dimensions étriquées. L’âme humaine, jusque-là précairement suspendue sous l’œil du Diable, entre l’enfer et le purgatoire, retrouve les voies de son exaltation jusqu’à l’Anima mundi d’Hermès.

En même temps que cette vision nouvelle de soi, l’homme de ce temps réapprend les techniques oubliées de son ascension vers une maîtrise spirituelle laïcisée. L’Institutio oratoria, de Quintilien, découverte en 1416 par Poggio Bracciolini et imprimée pour la première fois à Rome en 1470, révèle l’étendue infinie de la mémoire symbolique. En quelques années éblouissantes, Pic de La Mirandole fait la synthèse de la Kabbale, de Platon, d’Hermès, de Quintilien, et quibus aliis.

Le modèle de l’homme nouveau se précise et se répand. Il est l’image du monde. Il est le microcosme du macrocosme qu’il reproduit fidèlement, jusque dans son infinité : « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. » Il peut contempler l’Anima mundi dans son âme propre. De plus, Quintilien et d’autres auteurs anciens [3] donnent les clés d’une science « divine », la mémoire artificielle, permettant de représenter toutes choses intellectuelles par des images, de les retenir à jamais une fois apprises et d’en avoir à volonté la vision intérieure.

Un lieu magique où l’on enfermait les images à mémoriser

C’est alors, un peu avant 1530, que l’on commence à parler de Giulio Camillo et de son mystérieux « objet », baptisé « Théâtre » par son auteur.

Les propriétés de ce « Théâtre », que nous qualifierions maintenant de « psychiques », excitent la curiosité en même temps que la méfiance d’Erasme vieillissant (il mourra en 1536) dont la piété et le scepticisme ont du mal à admettre ce qu’en dit la rumeur publique.

Erasme habite alors Bâle, et le « Théâtre » de Camillo est à Venise. Ce n’est pas loin. En 1532, il prie l’un de ses amis, alors en voyage en Italie, d’aller voir ce qu’il en est. L’ami s’appelle Viglius Zwinchem. Les lettres de Viglius avant et après son passage à Venise ont été conservées dans la correspondance d’Erasme. Ce sont deux des trois documents qui nous permettent d’imaginer un peu en quoi consistait le Théâtre magique de Giulio Camillo. Avant de l’avoir vu de ses yeux, Viglius écrit :

« On dit [de Giulio Camillo] qu’il a construit un certain Amphithéâtre, œuvre d’une habileté extraordinaire ; celui qui y est admis comme spectateur sera capable de discourir sur n’importe quel sujet avec l’aisance de Cicéron. J’ai d’abord cru que c’était une fable, jusqu’à ce que Battista Egnazio [autre humaniste] m’en ait appris davantage. On dit que cet architecte a rassemblé sur des lieux déterminés tout ce qu’on trouve dans Cicéron sur n’importe quel sujet. Il y a disposé par ordres et rangs, des figures [ … ] . C’est un travail admirable d’une habileté divine [4]. »

Comment doit-on comprendre, même après les explications d’Egnazio, que le spectateur, à la seule vue du Théâtre, se trouve soudain « capable de discourir sur n’importe quel sujet avec l’aisance de Cicéron » ?

Mais suivons Viglius. Il rend visite à Giulio Camillo, est admis à la fabuleuse contemplation, examine de son mieux, rentre à son auberge et rend compte à Erasme.

« L’ouvrage, écrit-il, est en bois, marqué de nombreuses images et plein de petites boîtes ; il s’y trouve différents ordres et différentes rangées. Il [Giulio]  donne sa place à chaque figure, à chaque ornement, et il m’a montré une telle masse de papiers que, tout en ayant toujours entendu dire que Cicéron était la source de l’éloquence la plus riche, j’aurais difficilement pu penser qu’un seul auteur pût contenir tant de choses […]. L’auteur [Giulio]  bégaie beaucoup et parle latin difficilement. Il s’en excuse en disant qu’à force d’utiliser sans cesse sa plume, il a presque perdu l’usage de la parole […]. Quand je l’ai interrogé sur la signification de l’ouvrage, son plan, ses résultats — je parlais religieusement et comme frappé d’étonnement par le caractère miraculeux de l’objet —, il m’a montré des papiers et me les a récités avec une voix qui exprimait les nombres, les clausules, et tous les artifices du style italien, bien qu’avec un peu d’irrégularité, à cause de sa difficulté à parler […]. Il donne beaucoup de noms à son Théâtre, il dit tantôt que c’est un esprit ou une âme construite, tantôt que c’est une âme pourvue de fenêtres. Il prétend que tout ce que l’esprit humain peut concevoir et que nous ne pouvons pas voir de nos yeux corporels, on peut, après en avoir fait la synthèse au cours d’une méditation attentive, l’exprimer par certains signes matériels, de telle sorte que le spectateur peut percevoir d’un seul coup d’œil tout ce qui, autrement, reste caché dans les profondeurs de l’esprit humain. Et c’est à cause de cette vision physique qu’il l’appelle un Théâtre. »

En bon érudit plus soucieux de textes et de références que de contemplation, Viglius demande alors à Giulio s’il a écrit quelque chose de bien complet « à l’appui de ses opinions » [5]. Non, pas encore, répond en substance l’Italien, je n’ai pas le temps, il faut d’abord que j’achève ce Théâtre, j’y consacre tous mes efforts, mais j’en publierai la description dès que je l’aurai terminé.

Giulio Camillo mourut sans avoir écrit cet ouvrage impossible, par définition infini, puisqu’il aurait dû avec des mots exprimer l’inexprimable. Car que représentait son Théâtre ? Que le lecteur remonte aux lignes soulignées un peu plus haut : il représentait toutes les profondeurs de l’esprit humain, visibles d’un simple regard. Mais rappelons-nous : « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » ; l’esprit humain est comme l’Anima mundi, si bien que l’objet de ce Théâtre prodigieux n’était autre que la transcendance platonicienne, hermétique, gnostique, le but ultime de la recherche kabbalistique, l’indicible métamorphose alchimique, bref l’union divine, ou même Dieu selon que l’on est plus ou moins hérétique !

François 1er (peut-être après l’avoir vu ?) avait promis 1500 ducats pour en avoir un exemplaire. J’ignore le cours du ducat, mais de toute façon, 1500 ducats pour voir Dieu, ce n’est pas cher, au prix où sont les messes.

Chaque lieu de ce théâtre a sa place en ordre dans la mémoire

Malheureusement, il semble que le divin sortilège n’ait pas marché avec tout le monde. Viglius veut des explications, et qu’est-ce qu’il y a dans ce tiroir, là-haut, et que signifie ce symbole ? Et il trouve que Giulio bégaie et parle mal le latin.

Cela ne marche pas sur tout le monde ; mais sur le Tasse, sur l’Arioste, sur d’autres encore de même stature, qui ont trouvé le Théâtre véritablement divin, cela marchait. Comment ? En 1559, alors que son auteur était mort depuis plus de dix ans, un guide des merveilles de Milan signale, parmi les chefs-d’œuvre les plus célèbres de la villa Cotta, l’édifice profond et incomparable du merveilleux Théâtre de Giulio Camillo. En 1588, Ludovico Dolce met au même niveau « les philosophies d’Hermès Trismégiste, de Pythagore, de Platon, de Pic de La Mirandole et le Théâtre de Giulio Camillo », qui était donc tenu pour une philosophie et une religion à lui tout seul. Dans son Orlando Furioso, l’Arioste salue en Giulio Camillo celui qui a indiqué une voie plus facile et plus brève vers les sommets de l’Hélicon [6]. De son côté, le Tasse [7] analyse longuement le Théâtre de Camillo et place son auteur aux côtés de Dante.

L’art de la mémoire faisait partie de la rhétorique

Oui, comment cela marchait-il ? Que diable voyait-on dans ce petit théâtre en bois ? Comment, avec un peu de bois peint, et encore l’eût-on tout rempli de tiroirs, peut-on donner au Tasse, à l’Arioste, à tant d’autres, le sentiment d’une contemplation divine ? On enrage de ne pas comprendre mieux ce que nous disent ces visiteurs.

Le Tasse donne une précision qui n’arrange rien : il dit que Camillo est le premier après Dante à avoir montré que la rhétorique est une forme de la poésie. Sans doute la « rhétorique » désigne-t-elle l’Institutio oratorio de Quintilien, où est expliqué l’art antique et maintenant oublié de la mémorisation par les images : quand on a une fois attaché ensemble dans son esprit une image (surtout l’image d’un lieu) avec une idée, il suffit selon Quintilien, de parcourir le souvenir qu’on a de ce lieu pour retrouver l’idée. Fort bien. Seulement, dans Quintilien comme dans les deux ou trois autres textes antiques où l’on a pu retrouver quelques maigres précisions sur l’art perdu de la mémoire, les images sont arbitraires, librement choisies par chacun dans le cadre où il vit, et les correspondances avec les idées aussi sont arbitraires. Dès lors on ne voit pas du tout comment un labyrinthe d’images peintes sur un petit Théâtre a pu (pas toujours, on l’a vu, mais enfin parfois, et même semble-t-il, presque toujours) susciter chez le spectateur, en un éclair, une illumination intérieure telle qu’un connaisseur comme le Tasse se prend à penser au gigantesque édifice de la Divine Comédie. N’est-ce pas ? On enrage. Surtout sachant, comme dit l’Arioste, que c’était le raccourci de l’Hélicon : il suffisait d’entrer pour accéder d’emblée au sommet d’où descend toute inspiration.

Le théâtre divin s’est perdu ; l’art de la mémoire aussi…

Surtout sachant que Frances Yates, suivant à la piste le fameux Théâtre à travers les documents de la fin du XVIe siècle, pense qu’il fut peut-être finalement déménagé en France, où il disparaît sans laisser de traces ! Qui sait ? Peut-être acheva-t-il sa carrière dans une cheminée louis-quatorzième à chauffer les pieds d’un bourgeois ? A moins qu’il ne pourrisse encore en ce moment même dans un vieux grenier, non loin du lieu où vous lisez ces lignes ?

S’il existe encore, et compte tenu du tirage de cette revue, il est très probable que ce que je tiens d’écrire est vrai pour un lecteur ou deux. Vous qui me lisez, peut-être dormez-vous sans le savoir depuis des années non loin du plus prodigieux objet jamais sorti de main d’homme. Ou, qui sait même ?, peut-être l’un de vous l’a-t-il vu et s’est-il demandé à quoi rimait ce fantasme de menuisier fou ?

Si l’on retrouvait le Théâtre divin de Giulio Camillo… Mais d’abord faudrait-il le reconnaître. Patiemment, rassemblant tous les indices, Frances Yates en a reconstitué le plan général [8].

C’était un amphithéâtre en demi-cercle d’un diamètre de peut-être six ou sept mètres, donc démontable : il n’est pas exclu qu’on doive le chercher sous la forme d’un tas de vieilles planches à la peinture fanée. Le spectateur se plaçait au centre, les yeux tournés vers la concavité du demi-cercle. Cette concavité se décomposait en sept niveaux s’élevant du centre vers la circonférence, chaque niveau, ou gradin, comportait sept subdivisions séparées par six allées. Tout en bas, au pied des gradins, se dressaient sept piliers en quinconce. Et que dire encore ? J’ai le plan sous les yeux. Hélas, c’est un plan ! Il est mort. On ne peut que rêver, comme on tend l’oreille au chant des Trois Grâces de Botticelli.

Si on le retrouvait… mais je sais ce qui se passerait. Comme Viglius, on ne verrait rien. Viglius était déjà un homme du siècle suivant. En lui perçaient Descartes et son doute, Galilée et son exigence expérimentale. Les « profondeurs de l’âme humaine » représentées par Giulio Camillo étaient celles de l’âme occulte et magique que nous avons perdue, que nous cherchons dans les ténèbres. Le Tasse le comparait à Dante. Ne serait-il pas plutôt le prophète de l’âme future révélée ? En affirmant (et peut-être en prouvant) que l’âme humaine est représentable, n’a-t-il pas devancé le rêve de la psychologie des hauteurs annoncée par Pauwels ? Greniers de France et de Navarre, le Diable sait si vous savez.

A. Michel

BIBLIOGRAPHIE

Il faut naturellement lire le livre de France A. Yates cité dans le texte. Et, pour se faire une idée directe de l’art antique de la mémoire, la traduction dit traité de Quintilien : L’institution oratoire, par J. Cousin, Éditions des Belles Lettres.


[1] Jamblique : les Mystères d’Egypte, traduit du grec, éd. E. des Places (Paris. les Belles Lettres).

[2] Frances A. Yates : l’Art de la mémoire, trad. française (Paris, Gallimard, 1975, chap. 6).

[3] Parmi lesquels surtout l’auteur d’un traité de rhétorique, l’Ad Herenium, que l’on croyait alors de Cicéron.

[4] Frances A. Yates, op. cit. p. 145 de l’édition française.

[5] On voit, non sans amusement, que le Théâtre magique n’a provoqué nul prodige dans l’âme de Viglius, vrai esprit moderne ne croyant à rien et rebelle à l’illumination.

[6] Orlando furioso, XLVI, 12, d’après Yates, p. 184. L’Hélicon est, depuis Hésiode, le séjour des Muses.

[7] Dans son dialogue la Cavaletta, cité par Yates, p. 185.

[8] P. 167.