Archaka
Le plus-que-cosmos

Or, au moment de toucher la Lumière, nous hurlons que la Nuit s’abat sur nous et va nous engloutir à jamais. Au moment même où nous allons entrer en possession des clefs de notre être, nous nous épouvantons et clamons que nous allons périr, victimes de notre impudente ignorance : rien de plus mortel que […]

Or, au moment de toucher la Lumière, nous hurlons que la Nuit s’abat sur nous et va nous engloutir à jamais. Au moment même où nous allons entrer en possession des clefs de notre être, nous nous épouvantons et clamons que nous allons périr, victimes de notre impudente ignorance : rien de plus mortel que la connaissance de l’immortalité, car il faut que disparaisse de nous ce qui est mortel pour que puisse apparaître ce qui est immortel.

Quelque chose refuse de croire qu’il soit jamais possible de sonder vraiment le pourquoi des choses et, d’avance, condamne tout élan vers le savoir. Et cette chose, la part mortelle en nous qui voit son hégémonie menacée, nous allons jusqu’à l’appeler Dieu — Élohim ou Yahvé — pour mieux nous persuader de la justice de son interdit. Mais ce n’est que la Mort qui, en quelque sorte, refuse que nous découvrions l’immortalité. Et c’est donc précisément cette chose qu’il nous faut en premier lieu dépasser, si nous voulons retrouver notre vraie origine.

C’est cette très vieille image de la Divinité qu’une fois pour toutes il nous faut renverser, si nous voulons voir ce qui est au début des choses. Non pas ce qui fut, mais ce qui est, car cela échappe au Temps, si cela le précède ; cela lui est antérieur, parallèle et postérieur, constitue en soi une dimension perpétuelle que, du fait de leur temporalité, nos perceptions et nos concepts ne peuvent envisager.

Cette très vieille et grossière image de la pseudo-Divinité édénique, ce symbole préhistorique de la Mort qui interdit le mouvement vers l’immortalité et nous contraint à une vie bornée, inconsciente de son mobile et de son sens, il nous faut nous en purifier, si nous voulons qu’enfin la vérité se fasse jour sur le comment — ou le commencement — du monde.

Que Dieu meure une fois pour toutes : il y va de notre vie. Car c’est Dieu que nous continuons obscurément de voir en ce vieux totem inexorable, en cet Amant universel qui se couche sur toutes les créatures sans exception. C’est la Mort que nous essayons de nous rendre propice par toutes sortes de subterfuges et à laquelle, irrésistiblement, nous sommes tenus de nous abandonner un jour sans avoir rien saisi du mystère de notre être.

Ainsi que le veut cette chose à la puissance absolue, nous apparaissons et disparaissons sans savoir pourquoi. Rien n’a changé depuis les cavernes du paradis. Et tous ces millénaires de souffrances ne nous ont pas rapprochés du but. Nous en sommes au même point que nos ancêtres préhumains qui vivaient sans même s’en rendre compte. Comme eux, nous jaillissons du ventre des femelles et, comme eux, crevons et tombons en poussière. Tout est pareil. Les esprits forts l’affirment sans ambages. Mais justement, si tout était pareil, nous serions toujours dans ce que nous appelons le paradis terrestre et ne nous poserions de questions sur rien.

Ces dizaines de milliers d’années, nous ne les avons pas vécues dans l’inconscience. Peut-être, extérieurement, n’en savons-nous guère plus que nos hideux ancêtres néandertaliens quant à la raison de notre présence ici-bas et de l’existence de l’immensité cosmique. Mais nous n’avons cessé d’œuvrer à soulever le voile. Peut-être faudra-t-il encore longtemps avant que nous ne voyions la vérité en face. Mais le mouvement qui nous anime ne peut retomber. Non seulement il ne s’est pas relâché depuis la Préhistoire, mais il s’est intensifié, il a grandi en force et en rapidité. Nous marchons de plus en plus vite — vers quoi ? Vers le dépassement de notre condition ignorante et mortelle ? Vers notre transcendance ? Vers notre commencement qui est à la fin, vers notre origine éternelle sur la possession de laquelle doit s’achever notre odyssée dans le Temps ?

Peu importe, au fond, comment nous nommons notre but. Il se rapproche et son éclat entraîne l’extinction des lueurs qui nous ont guidés jusqu’à présent, de toutes les lumières, de toutes les divinités que notre intelligence a été capable de déceler ou d’imaginer afin d’humaniser les gigantesques rouages du cosmos et de s’élever jusqu’à des lumières plus vives, des concepts plus purs, des dieux plus grands, des principes plus subtils présidant au déroulement de la manifestation.

Les uns après les autres, les dieux n’ont cessé de briller, puis de s’éteindre sur notre route. Seule, demeure encore, semble-t-il, l’angoissante momie préhistorique de la Divinité issue de la perception du Temps et de la causalité par les néandertaliens et qui, d’une façon ou d’une autre, règne encore partout dans le monde. Et c’est cette déité radicale — la Mort, le vieux cadavre et la Gorgone intronisé en nous — qu’il nous faut destituer en nous hissant plus haut que ce qui la perçoit, et qui perçoit le monde comme nous le percevons. Plus haut que la pensée, si nous le pouvons.

C’est pourquoi nous rejetons Dieu. De plus en plus violemment, nous Le rejetons et disons qu’Il est mort, ou n’a jamais existé. Et cela est naturel et fatal. Mais ce n’est pas encore vrai. Car nous n’avons pas encore rejeté la Mort. Et depuis l’aube de notre ère, depuis le lointain Âge de Glace où la Mort revêtit un caractère sacré et marqua les confins de nos jours, suggéra un au-delà et une Présence invisible, Dieu et la Mort sont bien en réalité une seule chose dans notre conscience. Nous pouvons donc nous vanter de ne plus croire en Dieu, à quoi bon ? Nous croyons toujours en la Mort. Nous pouvons proclamer la mort de Dieu, c’est-à-dire de la conscience mentale de Dieu en nous, à quoi bon ? La Mort ne cesse pas de nous abattre. Et en ce cas, Dieu n’est pas plus mort que ce monde où nous mourons.

Aussi nous tendons-nous éperdument vers autre chose. Autre chose que Dieu, cela veut dire autre chose que la Mort. Autre chose que le monde, cela veut dire l’immortalité.

Et c’est précisément dans cette poursuite que nous nous sommes lancés. C’est à cela qu’aujourd’hui nous œuvrons tous sans même nous en douter. Prolongeons seulement la courbe qui, de notre apparition il y a quarante mille ans, conduit à notre présence actuelle ; prolongeons-la de quelques siècles et regardons. Nos sciences ne s’éloignent-elles pas de plus en plus de la pensée rationnelle et logique ? Ne s’ouvrent-elles pas de plus en plus à des ondes qui, pour ainsi dire, ne sont pas du ressort de notre cerveau ordinaire ? Et n’est-ce pas là le signe avant-coureur d’un processus, peut-être très long, où tout ce qui, aujourd’hui, constitue le domaine de la pensée sera non pas seulement distancé, mais purement et simplement inconcevable ?

De Ptolémée à Galilée, à Newton, à Einstein, en dix-huit siècles seulement, l’univers est passé par bien des métamorphoses dans la saisie que nous sommes capables d’en avoir intellectuellement. Croyons-nous donc que nous allons en rester là ? Que l’univers, dans les décennies à venir, ne va pas nous apparaître sous de nouveaux aspects aujourd’hui insoupçonnables et que cela ne va pas influer sur notre façon de concevoir notre statut ? Que toute une philosophie ne va pas découler des prochaines révolutions scientifiques, grâce auxquelles nous capterons de mieux en mieux cette chose autre que le monde et que Dieu, à la conquête de quoi nous sommes partis il y a si longtemps ?

Patiemment, nous apprenons à dépasser le monde et nous allons au-delà des simples apparences. Déjà, nos sens physiques ne perçoivent pas les choses comme les perçoivent les sens des animaux et des autres espèces. Nous voyons mieux, nous voyons davantage ; nous occupons un monde que personne d’autre n’occupe ; notre conscience est ouverte à une sphère où nulle autre conscience terrestre ne peut pénétrer. Et, d’une certaine façon, elle est cette sphère elle-même avec ses océans d’étoiles, avec ses myriades de galaxies. Et non contente de percevoir ce que nulle autre forme de conscience ici-bas ne perçoit, elle l’analyse, elle l’interprète, elle le pense d’une manière qui en bouleverse les données apparentes.

Ainsi dépassons-nous le monde et le rejetons-nous pour découvrir autre chose. De même qu’hier nous avons su dominer la perception sensorielle du mouvement du Soleil et que nous l’avons mentalement appréhendé, que nous l’avons étudié avec notre intelligence au lieu de nous contenter du témoignage de nos sens, de même, aujourd’hui, nous fondant sur la relativité, sommes-nous en train de découvrir en nous un instrument plus délicat, plus subtil et plus précis que l’intelligence même pour considérer le monde et pressentir des mystères et des lois hier inimaginables, et nous donner demain accès à une nouvelle dimension où le monde que nous voyons aujourd’hui n’existera plus pour nous.

Tout naturellement, au long des âges, depuis que nous nous interrogeons, cet œil intérieur s’est formé, que l’on pourrait appeler troisième œil, n’était l’occultisme de mauvais aloi auquel l’expression se réfère habituellement. Mais il est vrai que la vision d’Einstein et que les impressions, les rêves, les visées des physiciens modernes relèvent très précisément de ce que l’on appelle troisième œil : il est certainement aussi difficile de concevoir les trous noirs que de percevoir la forme physique d’un dieu, par exemple.

À ce sujet, il faut d’ailleurs noter que, dans la mesure il où il peut effectivement nous arriver de les voir, les dieux, qu’ils soient historiques ou mythologiques, ne nous apparaissent jamais que sous la forme culturelle que nous leur prêtons, et même, en général, que selon la culture à laquelle nous appartenons. Il n’est sans doute pas impossible, mais il est très rare qu’un Oriental entre en contact intérieur avec l’image du Christ, ou inversement qu’un Occidental se retrouve en face du Bouddha, de Shiva, ou de Krishna. Il ne semble pas que les voyants d’aujourd’hui aient la vision des dieux d’Assurbanipal, de Ramsès ou des Grecs de l’époque socratique. Encore moins de ceux de civilisations plus anciennes ou moins structurées. Presque toujours, les dieux sont perçus comme idoles ethniques, agissant selon les critères particuliers au groupe auquel nous appartenons et, même, vêtues selon nos coutumes vestimentaires : Krishna ne porte pas la robe du Christ, qui ne porte pas la peau de tigre de Shiva. Enfin, le même Pouvoir peut arborer des traits tout différents d’une race à l’autre : ainsi, pour les Indiens, la Mort est-elle un dieu qui, un lasso à la main, chevauche un buffle.

Indiscutées, ces représentations si diverses et si limitées — si humaines — de principes si énormes ne nous laissent guère deviner l’ultime réalité que nous leur demandons de représenter. Le rôle qu’elles tiennent dans l’économie terrestre est purement symbolique. Mais par-delà le symbole, que devons-nous réellement chercher à atteindre ? Les masques de l’Olympe nous égarent, comme nous égarent les fards de l’Égypte ou de l’Inde, derrière lesquels se dissimulent des acteurs humains censés détenir des pouvoirs formidables.

Jamais, s’ils existent, s’ils sont davantage que des projections de la psyché humaine, les dieux ne nous apparaissent sous des traits autres que terrestres. Qu’en est-il, par exemple, dans la constellation du Cygne ou dans tel système de telle galaxie autre que la Voie Lactée ? Pouvoirs cosmiques, pouvoirs supraterrestres, les dieux devraient d’une manière ou d’une autre exister partout dans le cosmos. Mais ces aspects-là, bien sûr, nous demeurent cachés. Nous ne voyons jamais les dieux en soi, mais des représentations culturelles, des archétypes nés de l’inconscient collectif qui ne valent que pour la mentalité terrestre, lors même que nous leur demandons d’assumer des rôles universels.

La question serait sans importance si toute une partie du monde ne vivait encore à l’heure des dieux. Sans parler de l’Inde, dont les centaines de millions d’habitants n’ont de quotidien qu’en compagnie de leurs déités terrifiantes ou auspicieuses, il est, en Orient comme en Occident, nombre de pays qui, en dépit de l’écroulement des dogmes, pensent encore d’une manière religieuse : chaque habitant porte en soi, comme une icône subconsciente, l’explication du monde donnée jadis par l’Église de son peuple. Et cette explication, purement géocentrique, ne saurait désormais suffire à révéler les vrais arcanes de la geste cosmique.

Il est certain qu’au long des millénaires il a fallu à la race humaine un merveilleux pouvoir poétique pour s’approcher ainsi des demeures des dieux, c’est-à-dire pour contempler et décrire le jeu colossal des forces de l’univers. Et d’ailleurs, les formes et les noms qui nous ont ainsi été inspirés pour les désigner, dans ce rêve évanescent qu’est la vie, les visages que nous avons adorés, rien n’empêche qu’ils soient le reflet d’une réalité authentique captée dans le prisme de notre sensibilité.

Détenteurs de ce que nous pressentons en nous-mêmes et dont nous voulons acquérir la maîtrise, ils seraient la part supérieure de notre être et ne pourraient, dès lors, nous apparaître que sous nos propres traits. Et il nous faudrait comprendre, par conséquent, que ces dieux que nous adorons ne sont autres que nous-mêmes, enfantés par nous dans les ténèbres pour nous conduire sur les sommets illuminés de notre être.

Ils seraient comme le programme que chacun de nous doit remplir, l’idéal auquel chacun doit se conformer, la perfection qu’il doit devenir en harmonie avec l’immensité cosmique où, en leur réalité de forces incommensurables et abstraites, ils ne cessent d’orchestrer la manifestation.

Nombre de systèmes de yoga proposent ainsi à l’adepte de s’unir au dieu avec lequel il se sent le plus d’affinités — non seulement de pénétrer à fond le concept qu’il représente, mais de s’identifier avec lui au point de n’être plus que lui dans son rôle terrestre, de participer, sur la Terre, à l’exercice de son pouvoir. Noces qui ont été célébrées dans toutes les religions du monde, fusion du principe interne et du principe tutélaire de notre être, ce couronnement yogique peut conduire à un yoga encore plus haut, à une union encore plus totale [1] : non plus avec le principe supraterrestre, mais avec l’origine supracosmique de l’immensité sidérale.

Là, il ne s’agit plus de perception culturelle d’un phénomène surhumain expliqué en termes humains. Il ne s’agit plus de la matrice des archétypes qui, cryptés en nous, se révèlent peu à peu à nous afin que nous nous hissions à leur niveau et accédions ainsi à une intelligence toujours plus juste de l’univers et de ses lois — que les savants d’aujourd’hui se gardent bien de dire seulement physiques. Il s’agit de l’Être à l’état pur, en son abstraction éternelle et sa lumière jamais vierge. Il s’agit de la Réalité fondamentale et impérissable dont tout est tiré et constitué, du quark le plus infime à la plus gigantesque galaxie. Il s’agit de l’origine qui n’a pas de début et n’aura pas de fin.

Si une quelconque forme de conscience doit percevoir cela en quelque point que ce soit de l’univers, fût-ce à des millions et des millions d’années-lumière de notre planète, cette forme de conscience le percevra comme, ici-bas, les voyants le perçoivent. Car cela, n’ayant nulle forme, nulle ombre, nul relief, nulle limite, nul fond, nulle surface, est toujours identique à soi-même. Cela est l’Unique, l’Éternel, l’Infini — qui, transcendant toute forme, transcende aussi, et nécessairement, la Vie et la Mort.

On peut l’appeler le Rien, le Néant, le Vide, comme le font les bouddhistes, le Tao, comme le font les taoïstes, Brahman ou Tat (Cela) comme le font les hindous, Yahvé, comme le font les Juifs ou l’Être ou bien Dieu — c’est toujours vers sa vision, vers l’identification avec lui et, partant, la connaissance de la vraie réalité du monde qu’en nous sont dirigés les pouvoirs secrets de notre être : d’abord les dieux auxquels vouer l’adoration de nos cultes et par lesquels comprendre peu à peu les mécanismes de l’univers, éclairer la voûte céleste autrefois si effrayante et hostile pour la sensibilité des premiers hommes, puis cela qui n’a nul besoin d’être adoré et dont, en se révélant, l’abstraite nudité dénude l’univers et le rend transparent.

Or, cette transparence de l’univers n’est-elle pas très précisément l’objectif de la Science ? Qui oserait dire que les savants ne cherchent pas à savoir, mais s’ingénient à épaissir l’ignorance ? Et ces neuves conceptions qu’ils mettent au point du milieu cosmique et à travers lesquelles le monde apparaît si différent de ce que voient nos yeux, de quel droit pourrions-nous affirmer qu’elles sont moins justes que les perceptions des thaumaturges d’autrefois, des voyants et des sages ? Pourquoi, seuls, les yogis, ou les prophètes, les saints ou les messies auraient-ils le droit de voir le monde autrement qu’il ne semble ? Pourquoi un homme de science n’aurait-il pas, lui aussi, la capacité de repousser le leurre sensoriel et de voir au-delà une vérité qui nous dépasse encore ? Et pourquoi cette vérité serait-elle moins vraie — moins divine — parce que, au lieu de se formuler en hymnes dévotionnels, ou en sentences hiératiques, elle recourt à des équations ? Plus vérifiable (l’expérience dût-elle prendre des années et des années), la vérité scientifique objective serait moins vraie que la vérité religieuse subjective ? L’une serait toujours nécessairement la parente pauvre de l’autre, parce que, depuis le début, a été flétrie la notion de connaissance humaine ?

Sans doute, aujourd’hui, officiellement, les choses semblent s’être inversées, bien que nous ne puissions en être sûrs et qu’ici et là on assiste à des revirements en faveur de mystères qui ne sont peut-être plus de saison. Mais disons que, d’une façon générale, en effet, nous nous sommes — provisoirement — détournés des formes confessionnelles de la connaissance et que nous ne demandons plus guère aux voyants de nous expliquer le monde : pour restituer leur expérience de la Transcendance, les meilleurs d’entre eux n’échappent pas aux conventions de leur milieu.

Pour le moment, donc, et avec une naïveté qui trahit l’âge de notre espèce, nous accusons l’univers de ne pas contenir les idoles que nous avions imaginées et qui nous expliquaient à nous-mêmes en fonction de nos pouvoirs initiaux — qui ont grandi avec le temps et requièrent d’autres explications. Magiciens dépités de notre propre développement, nous boudons l’enfance de notre race : la religion nous apparaît comme le vêtement qu’un adolescent ne pourrait plus mettre, si fier qu’il ait été de le porter, quand il était enfant. Elle correspond à un stade de notre mentalité. Elle ne peut couvrir toute notre Histoire. D’autres formes de pensée doivent s’épanouir en nous, qu’elle n’a pas le droit d’empêcher. Cela même qui nous a aidés, nous nuirait en ne cédant pas la place à des aides nouvelles. La religion doit aujourd’hui accepter de se retirer, son rôle rempli, afin que se manifeste une vision plus riche, plus profonde, plus complète du monde.

Aujourd’hui, cette vision est celle que nous donne la Science. Il n’est pas impossible qu’il existe, plus loin que la Science, un autre mode encore d’appréhender l’univers, d’élucider son pourquoi et de nous illuminer nous-mêmes. Mais à l’heure actuelle, c’est la Science. Comme autrefois la magie et comme hier la religion, elle nous ouvre maintenant les portes d’une plus entière participation au monde. La relativité, les quanta, le probabilisme donnent naissance à des dogmes tout aussi draconiens que les grandes Lois d’antan, et qui vont dans le même sens : celui d’un au-delà de nous-mêmes, mais cette fois-ci lavé de la morale archaïque qui était censée nous en fournir le sésame.

L’erreur serait donc de croire que les savants poursuivent d’autres buts que les antiques hiérophantes. D’un bout à l’autre de notre Histoire, il ne s’agit, répétons-le, que de trouver la réponse à l’unique question qui nous préoccupe. Notre attitude ne dépend au fond que de notre orientation : attachés au passé, à ses conquêtes établies, à ses traditions, il est juste que nous accordions plus de prix ou de confiance à la pensée religieuse, quand bien même serions-nous incapables de la comprendre vraiment et le fétichisme dût-il entacher notre préférence.

Enivrés d’avenir et de ses victoires imprévisibles mais certaines, il est tout aussi juste que nous nous rangions du côté de la Science, même si notre fringante témérité nous aveugle parfois sur les vraies raisons de notre penchant, nous empêche de voir dans quelle poursuite de ce que les autres appellent Dieu nous nous lançons ainsi.

Les froides équations d’aujourd’hui vont dans le même sens que les incantations rituelles d’hier. Encore une fois, c’est le même Homme qui, cherchant la même chose, après avoir répété les unes pendant des millénaires médite à présent sur les autres. Il n’y a pas deux Hommes différents, celui d’autrefois et celui qu’en ce moment nous sommes. Et pas, non plus, deux buts différents, celui que nous avons poursuivi dans les grottes de Cro-Magnon, les pyramides d’Égypte, les temples hindous, les églises de Jésus et, maintenant, celui de Palomar et de Palo Alto. Nous sommes le même Homme depuis le début et, au fil du Temps, grandissons, mûrissons et devenons plus fins. Des demi-bêtes éberluées d’il y a cent mille ans aux mages de l’infiniment grand et de l’infiniment petit que multiplie notre siècle, c’est une seule race qui se déploie — et une seule prêtrise qui s’assemble pour célébrer le monde.

Nous ne le comprenons pas toujours, ou refusons de le croire, ayant la nostalgie des vérités obsolètes et des chatoyantes illusions dont tant de science nous nettoie. Et la plupart d’entre nous se raccrochent aux fantômes liturgiques qui hantent la conscience du monde sous un prétexte ou un autre, sans qu’il s’agisse toujours ouvertement de religion : les codes moraux des sociétés les plus laïques sont l’héritage d’Églises disparues.

Selon les latitudes et les époques, nous avions pris l’habitude de croire à un paradis ou à un autre — ou à son absence —, à la vie éternelle au-delà ou à la ronde perpétuelle des renaissances — ou à leur absence —, à l’anéantissement de la personnalité subjective dans le vide impersonnel et resplendissant du nirvâna ou, au contraire, dans la ténèbre absolue de l’inconscience et de la Mort.

Nous n’aimons pas trop devoir changer d’optique et découvrir qu’il y a peut-être autre chose, que la Science met lentement au jour. Et si le matérialisme, que nous disons scientifique — ce qu’il est loin de toujours être —, ne nous fait pas nier Dieu — l’idée de Dieu, par-delà tout conformisme religieux —, nous condamnons la Science pour impiété : elle profane l’étendue céleste et insulte à la Divinité en voulant sonder l’abîme au lieu d’y rouler béatement, les yeux crevés, en brûlant de l’encens.

À l’aube d’une ère dont il nous est déjà évident qu’elle doit être entièrement différente de toutes celles qui l’ont précédée, ou bien qu’elle ne sera pas, il existe encore des pays qui interdisent l’enseignement de concepts scientifiques en lesquels ils voient l’œuvre du diable. Au nom de la même vision où, comme au jardin d’Éden, tout savoir est maudit, et donc tout progrès, ils jettent de surcroît l’anathème sur les nations dont l’essor et la richesse prouvent qu’elles se sont vendues au diable.

Nous payons quotidiennement le prix du sang pour nous en souvenir. La guerre, la guérilla, le terrorisme sont là pour nous empêcher d’éluder la question : que vaut la Science et que vaut la religion ? Quelle explication satisfaisante de l’univers sommes-nous en droit d’attendre de l’une ou de l’autre ? La religion peut-elle encore nous apporter des éléments véridiques pour alimenter notre croissance ? Est-elle définitivement dépassée ? De même qu’hier elle a supplanté la magie dont les rituels avaient été indispensables, et la valeur indéniable, est-elle aujourd’hui supplantée par la Science ?

Ou bien avons-nous jamais cru qu’elle dût être la forme ultime et suprême de notre aspiration ? Avons-nous vraiment cru un seul instant qu’il dût ne rien y avoir, après l’établissement d’une morale aussi claire que possible, substitut des principes psycho-sensoriels suivis aux temps de la magie, et rien après la foi en Dieu ? Avons-nous donc cru qu’après cette foi en Dieu dût ne pas se faire jour quelque chose qui nous rapprochât davantage encore de Lui, qui nous Le fît connaître, aimer, voir et devenir davantage ? Tout devrait s’arrêter à cette croyance ? La perception même de la Divinité serait interdite ? La vision de Dieu serait une hérésie ?

Les réponses s’imposent d’elles-mêmes — sans nous permettre de conclure que c’est la Science qui va nous procurer cette vision. Simplement, nous devons comprendre qu’ayant jadis enfermé l’idée de Dieu dans des systèmes religieux et l’ayant exclue de toutes nos autres activités, nous risquons aujourd’hui de ne pouvoir sortir de l’impasse au moment où nous sentons qu’il faut aller plus loin. Avoir réservé le monopole du sacré à une seule forme d’attitude et de raisonnement et à une seule caste d’hommes, peut avoir un effet rétroactif désastreux après avoir eu le pouvoir de nous éduquer par l’exemple.

Incapables de reconnaître la queste du divin dans la démarche scientifique, fatigués des vieux hosannas qui, pour nous, sont les seules marques extérieures de l’Esprit, nous pouvons avoir du mal à comprendre, du moins au début, le sens profond de l’œuvre des savants. Il faut donc répéter qu’il s’agit d’une cérémonie du monde — dont, en réalité, tout participe.

Et il faut une fois de plus admettre que, théistes ou athées, nos concepts ont fait leur temps et doivent, les uns comme les autres, être élargis ou dépassés, afin que réponse soit donnée à la question que notre espèce semble avoir pour mission de résoudre. Rien au monde ne peut être plus sacré que la tâche de comprendre le comment et le pourquoi de notre apparition comme de notre disparition. Et nous ne devons pas nous laisser impressionner par les voix qui, au nom de l’ignorance, s’efforcent de nous en dissuader.

Qu’elles maudissent, qu’elles se moquent, qu’elles aboient leur rage et leurs sarcasmes, comment pourrions-nous nous détourner de notre but ? Il a certainement été des sorciers, autrefois, pour menacer ceux qui, délaissant les pratiques animistes, pressentaient en eux un mystère plus pur et cherchaient à en déchiffrer l’appel. Et les ostracismes se sont abattus à chaque fois que nous avons voulu faire un pas vers un nouvel aspect de la Divinité. Toujours, l’abandon de l’habitude, l’élan vers l’aventure inconnue ont été tenus, pour sacrilèges. Toujours Yahvé a interdit à Adam et à Eve de déroger à la coutume établie et de chercher établir un ordre plus haut.

Nous en sommes aujourd’hui arrivés à ce point où la voix qui nous guide depuis le début de notre Histoire — la volonté qui préside à l’évolution terrestre, et même cosmique — nous ordonne de commettre un second péché originel.

Nous nous trouvons devant de vierges étendues dont nous ne pouvons pour l’heure évaluer les découvertes qui nous y attendent et qui bouleverseront entièrement le visage de l’univers. Il nous faut franchir le pas. Et il est clair que nous devons nous dépouiller de beaucoup de nos plus hautes notions d’hier afin d’accéder à la connaissance de demain.

Et tout d’abord, puisque, irrépressiblement, nous sommes lancés vers autre chose que le monde et autre chose que Dieu, nous devons comprendre que c’est une erreur aussi grande de croire en Dieu que de ne pas croire en Lui.

Nous avons bâti toutes sortes de systèmes à la mesure non pas, bien sûr, de la Divinité — dont nous ne savons toujours rien, même s’il en est parmi nous qui, au fil des millénaires, se sont identifiés avec l’effulgence de l’Être pur —, mais de la compréhension que nous croyons en avoir. Pour périssables qu’ils soient (il n’en est pas un seul, scientifique ou religieux, qui ne périclite un jour), ils ont force de loi.

Ce ne sont pourtant que des expédients qui nous permettent d’ausculter l’énigme de notre destinée de diverses façons et d’espérer parvenir un jour à une réponse définitive.

Pendant une période plus ou moins longue, nous y puisons l’énergie nécessaire à notre survie dans les ténèbres. Mais comment ne pas constater que leur programme diffère souvent du tout au tout, que les ténèbres sont toujours là, que nous mourons toujours et ne savons toujours pas pourquoi — ni pourquoi le monde existe ? Aucune de nos réponses n’y a rien changé. Les plus lumineuses n’ont pas fait toute la lumière sur notre état. Ni ce que nous appelons Dieu — la religion — ni ce que nous jugeons non divin — la Science — n’a déraciné l’angoisse qui, du dedans, nous harcèle.

Les deux nous ont sans doute apporté quelque consolation. Mais sommes-nous pour autant guéris ? Sommes-nous transformés, par la Science ou la religion, en êtres connaissants ? Nous pouvons nous figurer posséder la connaissance grâce à un dogme, mais ce n’est pas la connaissance, c’est la foi, et la foi varie, se contredit même d’une époque à l’autre et d’une race à l’autre, tandis que la connaissance que nous recherchons doit être absolue : nous voulons savoir ce qu’est la Mort afin de la vaincre et de ne plus mourir.

Aussi longtemps que nous ne le saurons pas, il nous faudra chercher dans une direction ou une autre, fouiller notre pensée matérialiste la plus dense et notre pensée spiritualiste la plus éthérée. Prospecter au besoin d’autres champs. Et ainsi répertorier tous les aspects de l’univers pour nous affranchir des lois qui le gouvernent : mécaniques et bornées, ou fluides et libres de tout déterminisme, ainsi qu’incrédules, émerveillés les scientifiques commencent aujourd’hui de s’en rendre compte, qui se demandent alors comment, si rien n’est déterminé au niveau subatomique, tout peut être si précisément organisé au niveau de l’infiniment grand, et quelle conscience peut se tenir derrière les moindres phénomènes pour en harmoniser le cours, les rythmes et les correspondances et pour engendrer notre conscience à nous qui, témoins du mystère, le faisons exister (du moins en tant que mystère).

Y a-t-il une intelligence au tréfonds de la Matière ? Et de quel genre ? Il est aujourd’hui des savants pour s’interroger à ce sujet. Ce qui ne veut pas dire qu’ils doivent trouver tout de suite la réponse : trop de résistance dans leur milieu même s’y oppose. Ce qui ne veut pas dire non plus que cette réponse doive être la dernière et que tout se trouve ensuite élucidé.

Simplement, elle nous met sur le chemin d’autre chose. Elle nous fait pressentir, en termes de raison et non plus de croyance, une énigme qui dépasse la formidable apparence du cosmos. Elle suggère une réalité cosmique différente et de ce que nous voyons et de ce que nous supputions jusqu’à présent. Elle nous laisse deviner une qualité de la Matière qui n’a presque plus rien à voir avec ce que, d’habitude, nous considérons matériel, même au niveau le plus subtil.

Nous sommes en train de découvrir un état d’être qui, au fond, n’est ni la Matière ni l’Esprit et néanmoins participe des deux. Ainsi œuvrons-nous à renverser nos catégories familières et à nous dégager du vieux moi diviseur qui, jusqu’à présent, a régenté notre vision du monde. Peu à peu, nous perdons l’ancienne conscience de la dualité et, quittant la pesanteur de la pensée ignorante, nous nous élevons vers quelque chose qui est plus que la pensée et parvient à l’unité.

Ni Esprit ni Matière, telle semble être la Réalité qui se découvre à nous dorénavant. Et c’est pourquoi il est si vain d’opposer encore les deux tendances de la pensée, de parler ici de blasphème scientifique et là d’obscurantisme religieux. C’est d’une chose intégralement différente de nos concepts actuels que nous devons prendre connaissance, quelque temps qu’il y faille et quelques erreurs que nous puissions commettre en chemin.

Sans nous en douter, nous avons commencé de quitter le cosmos au moment même où nous avons commencé de l’explorer. Capables de nous arracher à la gravitation et de l’utiliser, nous sommes sortis de la sphère où le monde nous apparaissait en sa matérialité la plus opaque et, depuis lors, nous ne cessons plus de nous élever vers un nouvel Espace que, pour ainsi dire, notre vol suscite à mesure, ou que sécrète notre ivresse : un Espace qui n’est plus seulement physique, un Espace psychologique et peut-être même psychique, image, peut-être, de la Psyché de l’Être.

Dans ces conditions, il devrait nous être évident que la sempiternelle querelle qui oppose les tenants de la foi à ceux de la Science n’a plus aucune valeur. Il se passe en ce moment même quelque chose de beaucoup plus important que ce vieux combat. Il n’est plus temps d’afficher le masque des religions, aussi outré, dans sa grimace inspirée, que les masques du rire et des larmes de la comédie et de la tragédie antiques pour proscrire le savoir moderne. Il n’est plus temps non plus de faire appel à des manitous cybernétiques pour vitupérer les Églises. Autre chose est à l’œuvre en ce moment précis. Et tout au plus pouvons-nous nous demander en quoi il serait plus païen d’évoquer les trous noirs que d’évoquer l’enfer, ou moins sacré de parler de l’horizon cosmologique que de parler du paradis.

Mais que ce soit alors pour constater que nous sommes d’ores et déjà plus loin que cette remarque élémentaire. Symboles actuels de l’anéantissement cosmique, les trous noirs, en s’inversant, paraissent nous donner le chiffre de la création universelle, ou en tout cas de la transmutation de la Mort en Vivant : l’enfer de la physique moderne recèle ainsi des secrets que n’avaient certes pas les dimensions pénitentiaires d’autrefois. Par ailleurs, l’horizon cosmologique, seuil ligné que doivent atteindre les galaxies en leur déploiement de plus en plus rapide à mesure qu’elles s’écartent de leur origine, est la barrière où, à la vitesse de la lumière, la Matière se transfigure en une réalité plus essentielle et pour nous inconcevable : les paradis d’autrefois ne proposaient plus de divins mystères que cette transfiguration.

Une fois admis le contenu purement sacré de ces deux concepts contemporains, il nous faut donc aller plus loin. Sans doute, si nous devons parler d’un au-delà, ces nouveaux royaumes, que nous désigne l’astrophysique et dont elle est encore loin d’avoir évalué toute l’ampleur, sont-ils beaucoup plus formidables que ce que notre sensibilité religieuse a jamais édifié au cours des siècles, qui a eu son prix et nous a soutenus dans notre croissance, mais qu’aujourd’hui nous avons en général dépassé, sauf sentimentalement.

Car avec la Science, il ne s’agit plus d’au-delà. Il s’agit de la réalité même de ce monde en son imprévisible grandeur, en le vertige de ses dimensions sans nombre. En sa divinité. Nous sommes à la veille de comprendre que le monde est Dieu, ou mieux encore de découvrir autre chose : que le monde et Dieu sont une seule réalité, qui est à la fois l’ici et l’au-delà, la Matière et l’Esprit, le Fini et l’Infini, le Temps et l’Éternité.

Dès lors, il est aisé de voir pourquoi, dans nos morales, nous proclamons la mort de Dieu et semblons, dans nos politiques, viser celle du monde : nous marchons vers un supra-univers, vers un plus-que-cosmos dont ne luisent encore, de loin en loin, que de faibles indices dans notre pensée spéculative et dans nos intuitions. Nous avançons pas à pas vers un autre plan de la manifestation, une strate encore irrévélée de la création. Et nous ne pouvons pas plus augurer de son étendue véritable ni de ses modes qu’hier, en basculant de la non-pensée dans la pensée, les néandertaliens ne pouvaient supposer dans quel univers ils allaient se retrouver, ni qu’il allait les transformer à son image.

Quoi que nous puissions prétendre, nous sommes dès à présent comme en orbite autour d’un autre Soleil. Ce qui, insensiblement, au fil de ce que nous appelons des millions et des millions d’années, a fait évoluer les formes jusqu’à la nôtre, sur cette Terre, est, tout aussi insensiblement, en train de faire évoluer notre forme jusqu’à une autre, dont nous ne pouvons avoir idée et qui doit correspondre à la forme future de l’univers — autrement dit, grâce à laquelle l’univers puisse être capté d’une autre façon et différemment vécu.

Les recherches mêmes auxquelles nous consacrons nos efforts vont dans ce sens. Et nos guerres elles-mêmes vont dans ce sens. Arracher l’ancien visage du monde, voir la face éblouissante de son origine — n’est-ce pas ce à quoi semblent tendre nos programmes atomiques ?

Mais justement, sommes-nous si sûrs que l’océan de feu du début, dont l’incandescence se reproduit au cœur du Soleil et dans la fusion thermonucléaire, soit la vraie origine, unique et entière, de ce monde aux milliards de galaxies ? N’est-ce pas simplement l’image mentale la plus haute à laquelle nous puissions nous hisser ? Non pas la vision suprême, mais un symbole intellectuel ?

En ce cas, il est évident que la destruction de notre Terre ne peut être le moyen de découvrir cette vérité de notre origine qui nous hante sans que nous puissions la circonscrire — et donc que l’expérience atomique et le péril où elle nous met ne sont qu’une étape sur le chemin du décryptement de cette vérité.

Étape nécessaire et même indispensable, car sans elle nous ne pourrions avoir la vision de l’impossible. Nous ne pourrions réaliser ce qui va contre nos notions scientifiques elles-mêmes, sur la structure de l’atome, et nous ne pourrions projeter cette espèce de photographie planétaire de ce qui nous paraît encore être à l’origine du cosmos.

Mais étape seulement, car elle conduit fatalement à une autre. Les nouvelles connaissances qu’elle établit en laissent prévoir d’autres, qui ne sont encore qu’hypothèses de travail, mais sur lesquelles nous fondons la future réalité. Il y a donc encore un avenir ? demanderont les pessimistes dans leur candeur bornée. Il serait puéril de croire que les savants sont les âmes damnées de politiciens démoniaques dont la seule ambition serait de ravager la Terre au point de ne même plus pouvoir y régner. Savants et politiciens participent d’une seule entité, l’Homme — autre notion de plus en plus impérieuse, aujourd’hui. Malgré que nous en ayons, l’Homme a un rôle particulier à tenir dans la manifestation — rôle qu’il n’a pas plus décidé lui-même qu’il n’a autrefois décidé d’apparaître, et que tout concourt à lui faire tenir sans dévier. Ce qui a suscité l’Homme, autrefois, n’est pas différent de ce qui inspire les savants dans leurs recherches, et cela est également ce qui guide les politiciens, que leur politique nous plaise ou non. Si donc nous œuvrons à découvrir notre origine, et que tel soit notre destin, rien ne nous empêchera de mener cette œuvre à bien, quand bien même, en cours de route, serions-nous obligés d’amener à la lumière ce qui paraît susceptible de ruiner toute espérance.

Comprenons donc d’abord que nous sommes en pleine évolution, qu’en ce moment, malgré l’apparence de nos projets à court terme, nous sommes pris dans le mouvement à longue échéance de l’évolution planétaire. Et encore une fois comprenons également, d’après le legs ancestral, que cette évolution a un seul but : découvrir notre origine, connaître ce qui dépasse la Vie et la Mort et les a engendrées, et que, pour y parvenir, il nous faut nécessairement rejeter ce monde où règnent la Vie et la Mort.

Les religions ne nous ont pas enseigné autre chose. Toutes nous ont proposé un programme qui nous permette de renoncer à cette sphère d’ignorance et de douleur pour gagner le plan béatifique d’une existence impérissable, le royaume des cieux, qu’elles ont identifié avec notre origine. Parallèlement, en étudiant le monde et ses lois, et en s’efforçant de déterminer cette origine, la Science a cherché une voie plus rationnelle pour sortir de notre univers où tout souffre et s’abolit.

D’un côté comme de l’autre, les choses sont très claires, que, pourtant, nous avons si souvent opposées : l’au-delà — l’au-delà de notre condition actuelle, l’au-delà de notre misère obscure, l’au-delà non seulement de la Mort, mais aussi de cette vie, c’est-à-dire une vie intemporelle, qui échappe aux vicissitudes du vivant et à l’horreur de mourir — est notre seul souci. Le rejet du monde : le seul moyen dont nous disposions pour y réussir.

Mais jusqu’à présent, nous avons cru que, pour être effectif, le rejet du monde devait s’accompagner de notre mort. C’est après la mort que les religions fixent l’objet de notre queste. Après la mort qu’aujourd’hui la Science paraît également indiquer que se trouve le but de notre odyssée : l’éblouissement thermonucléaire, en nous anéantissant, nous livrerait l’image autrement insaisissable de ce qui nous a conçus.

Mais après ? Qu’en est-il après notre mort individuelle ? Quelle assurance pouvons-nous jamais avoir qu’existent bien les paradis ou les enfers dont on nous a parlé ? Et à supposer que de tels lieux existent, à la fois limbes et coulisses de notre monde, quelle chance avons-nous d’y trouver enfin la réponse à nos questions sur le pourquoi du monde ? Qui nous dit que ce ne sont pas des dédales plus subtils et tout aussi absurdes ?

Et qu’en serait-il après la destruction de notre espèce ? Où serait la réponse ? Comment ces lieux de délices ou de souffrances nous la donneraient-ils davantage parce que nous nous y retrouverions tous ensemble et d’un seul coup ? Ou comment le néant que d’aucuns s’imaginent nous répondrait-il ?

Comment mourir, alors, sans disparaître dans l’imaginaire des religions ou sans nous abîmer dans l’inconscience hermétique du Rien ? Comment mourir sans cesser d’être vivant, d’être conscient, puisque c’est là, clairement dit, le but que poursuit follement l’humanité depuis l’âge lointain où la Mort s’est dressée devant elle ? Ou comment rejeter le monde sans le quitter ?

Seuls, jusqu’à présent, quelques systèmes de yoga offraient au chercheur l’accomplissement de cette démence au bout de laquelle se trouve la sagesse. Car les techniques psychophysiques que l’ascèse requiert, et la philosophie sur laquelle elle s’appuie n’ont pas d’autre objet que de donner, dès ici-bas, connaissance de l’au-delà, fondant ainsi par l’expérience ce que les religions imposent par la foi.

L’objectif de l’initié est d’affronter sa mort et de la dominer et, partant, de vaincre la Mort en tant que phénomène individuel. Le moyen ? Devenir impersonnel. Tuer petit à petit la personnalité, en arracher toute semence, effacer toute limite, se dissoudre dans l’Infini, devenir — ou plutôt redevenir — l’Un qui ne peut pas mourir. Les méthodes peuvent différer avec les époques et les pays, mais toutes aboutissent aux mêmes résultats : la perte progressive de la notion d’individualité, l’exaltation en une conscience plus vaste et lumineuse — c’est la sainteté —, puis, pour de très rares élus, l’ascension, plus haut encore, à un plan de pure abstraction où l’âme baigne dans l’Éternité — c’est la sagesse, ou yoga, union avec l’Être transcendant et immanent, qui contient, imprègne et constitue tout, de la particule élémentaire la plus infime au plus colossal amas galactique. Là, « mon père et moi sommes un », et la Mort n’existe pas, ni la vie au sens où nous l’entendons, mais seulement le Présent inaltérable.

Le diagramme de l’expérience yogique peut donc nous livrer une indication sur le chemin qu’il nous faut matériellement parcourir pour quitter l’univers sans mourir, et plus précisément encore sur le chemin que nous parcourons en ce moment sans nous en rendre compte.

Pas plus que le yogi ne se tue pour s’affranchir de son enveloppe physique et de l’inéluctabilité de la Mort qui s’y attache, nous n’avons à détruire le monde pour nous en libérer, ainsi que de la Mort qui y règne. L’image des cyclones de feu s’abattant, par notre faute, sur la planète entière et y marquant la fin de toute vie, relève du caractère naïvement religieux, enfantin, irréfléchi de la plupart de nos activités. Nous croyons au pouvoir des images, oublions qu’elles sont le support d’une réalité proprement inimaginable. Ou nous croyons plus aux images qu’à la réalité qu’elles représentent. Mais le temps est probablement venu, où nous devons passer du symbole à l’ineffable et libérer l’énergie enfermée dans nos formules.

Si la Mort était l’origine de tout, elle serait aussi l’achèvement de tout. Et l’arsenal que nous avons entassé nous assurerait ce retour à l’origine, cette connaissance de ce qui nous précède et nous a enfantés que nous traquons partout. Mais justement, la Mort est-elle l’origine des choses ? Et en ce cas, comment la définir ?

Comment envisager le Pouvoir qui détruit, si c’est le Pouvoir créateur ? Un trou noir dont l’envers serait blanc, comme le suggère la physique contemporaine ? Mais au-delà de ce trou noir lui-même ? Le trou noir fait partie du cosmos. Quelle explication donner de la Mort si c’est elle qui a créé le cosmos ? Que veut dire mourir. Que veut dire être mort ? Que veut dire ne pas être né ?

Au fil des questions, la Mort, insaisissable et protéiforme, ne cesse de changer de direction et de signification pour, finalement, s’évanouir en sa propre non-existence. Cependant, il est vrai que, pour notre mentalité coutumière — et peut-être pour elle seule —, elle existe et nous renverse comme elle renversera demain ces mondes qui scintillent autour de nous dans la nuit. Et il est également vrai que, pour notre intelligence scientifique et philosophique, elle est à l’origine de notre race, qu’elle en est le sceau, car nous sommes, sur la Terre, la seule espèce à vivre dans l’idée de la Mort.

C’est parce qu’elle a peu à peu déclenché l’éclosion de ce qui nous distingue des autres règnes que l’on peut dire qu’elle nous a créés : en fracturant en nous la couche d’inertie où la vie avait jusqu’alors proliféré, en violant la torpeur animale où, pithécanthropes, nous étions passés sans nous en douter au stade d’homo erectus, en rompant les plombs qui empêchaient l’intelligence de s’ouvrir et en forçant alors une créature à voir le monde avec des yeux nouveaux, capables de connaître la profondeur de l’Espace et l’écoulement du Temps.

De l’Espace et du Temps, elle est donc maîtresse et, en nous, elle en a créé la conscience. Mais les a-t-elle créés ? Avait-elle créé le monde où s’ébattent les animaux ? Celui où croissent les plantes ? Celui où dorment les minéraux ? Celui où tourbillonnent les atomes ? Celui d’avant les atomes ? Elle n’est que psychologiquement un pouvoir créateur, et que dans la mesure où, il y a soixante mille ans, sa puissance a éveillé en les néandertaliens une série de sensations et de questions dont nous sommes nés.

Existe-t-elle seulement, d’ailleurs ? En dépit du carnage universel, de la désintégration de toutes les formes, de l’extinction des étoiles, de l’arrêt de la vie dans les corps les plus humbles comme les plus gigantesques, de notre future disparition à tous sans exception, une question plus insensée que toutes les autres se pose à nous : la Mort existe-t-elle ?

Non, répond le yogi, celui qui s’est uni à l’Être pur : Ni la Mort ni la Vie n’existent, et je réside entre les deux, dans l’immesurable dimension du Présent qui n’a jamais commencé, car je ne suis jamais né, et qui ne finira jamais, car je ne mourrai jamais. Ce qui existe donc, c’est autre chose que la Vie et la Mort, ou plus exactement autre chose que ce que nous percevons comme Vie et Mort.

Et, dit le yogi, il n’y a que cela. Cela est un. Il ne peut y avoir autre chose que cela. Même ce que nous croyons être différent de cela — nous-mêmes, le monde — est et ne peut être que cela. Ou alors, songent les éléates, les bouddhistes et les mayavadis [2], ce qui semble différent est simplement une illusion, n’existe pas en soi : nous sommes imaginaires, et le monde est un rêve.

Ce qui n’annule pas la réalité onirique du rêve ni la réalité poétique de notre fiction. A quelque degré que ce soit, nous existons bel et bien, et ce monde aussi, dans lequel nous mourons vraiment. Simplement, nous découvrons ici la relativité de nos perceptions quand, une fois de plus, nous les imaginions irréfutables et absolues.

En effet, si, comme tout tend à le prouver, nous sommes les seuls à voir le monde tel que nous le voyons, il va de soi que la Mort, qui, déjà, n’atteint pas psychologiquement les animaux de la même manière, serait perçue encore différemment par une espèce plus évoluée que la nôtre — ou même cesserait tout à fait d’être perçue, n’existerait plus du tout pour une race qui vivrait naturellement, physiquement et psychologiquement dans l’état de conscience où atteint le voyant lorsqu’il fait l’expérience de l’Être pur. Et il va de soi que l’univers perçu par cette race serait différent du nôtre — au moins aussi différent que le nôtre peut l’être des « univers » perçus par les espèces qui nous précèdent. Pour commencer, cet univers où vivrait une race supérieure serait lui-même supérieur. Et nimbé d’immortalité, si cette race était inaccessible à la Mort.

Le ciel de l’Apocalypse johannique roulant comme un parchemin, la vision judaïque traditionnelle de l’immortalité sur la Terre se réaliserait alors. Un plus-que-cosmos apparaîtrait, un supra-univers se manifesterait, qui existe déjà, mais que nous n’avons pas plus les moyens de discerner aujourd’hui que les animaux ne peuvent voir le monde aux myriades d’étoiles où nous vivons.

Ce qu’il faut dès à présent comprendre, en effet, c’est qu’une certaine perception des choses correspondant à chaque espèce et la conscience grandissant d’espèce en espèce, il est nécessaire et fatal qu’une espèce plus consciente que la nôtre voie différemment l’univers et que, la Mort n’existant plus pour elle, cette transparence de la Non-Mort s’étende à toutes choses autour d’elle dans la perception qu’elle en aura.

Effacée la Mort, le Temps ne sera plus non plus perçu dans l’écoulement que nous lui connaissons, et l’au-delà n’existera plus, Dieu n’existera plus, qu’il sera d’autant moins nécessaire de se rendre propice par une morale rigoureuse que, la causalité ayant elle aussi disparu, il n’y aura plus ni Bien ni Mal.

On pourrait presque parler d’un univers en yoga avec l’Être pur, d’un cosmos qui ressemble au sage conscient de la réalité fondamentale. Mais cette sagesse n’implique pas de mutation. De même que le sage finit un jour par mourir en dépit de sa connaissance intime de l’immortalité, tout continuerait d’être voué à la Mort et, en son apparence, le monde ne serait pas différent. Il n’y aurait pas l’autre ciel et l’autre Terre dont parle l’Apocalypse.

Au vrai, on peut concevoir une sorte d’efflorescence de la conscience yoguique avant qu’un changement définitif ne se fasse dans nos perceptions. On peut fort bien supposer l’établissement d’une humanité de plus en plus consciente de la vérité transcendante du monde avant que ne se forment en elle les instruments d’immortalité lui permettant de pulvériser la barrière du Temps, de franchir le mur de la Lumière et de retrouver enfin son origine.

Ce qui, d’ailleurs, donne une idée de l’ampleur de notre tâche et du temps qu’il y faudra mettre. Mais c’est vers cela que tend cette queste de notre origine qui motive tous nos actes, et à cela que, d’une manière ou d’une autre, elle aboutira puisqu’elle doit nous révéler et nous donner à vivre ce qui est au-delà de la Vie et de la Mort et nous a fait naître à une Vie où tout est Mort incessante.

Si fou qu’il paraisse, tel est en vérité le fondement de la foi occidentale. Si la transe au cours de laquelle il est possible de s’unir à l’Être pur, de savoir que l’on est soi-même l’unique Existant éternel et infini, est un but plus particulier aux spiritualités de l’Orient, l’espérance en un monde matériel divinisé est en effet le propre de l’Occident. Et d’une certaine manière, cette foi occidentale — qui présuppose une équation de l’homme et de Dieu semblable à l’identification recherchée de préférence par l’Oriental — est encore plus haute que tout ce que peuvent enseigner les systèmes de yoga et va encore plus loin, car elle établit l’unicité finale de la Matière et de l’Esprit. Non seulement l’âme humaine peut se fondre en Dieu, non seulement l’homme peut ainsi se connaître Dieu en son âme, mais l’univers entier peut revêtir une réalité divine, une matérialité transcendante dont la Mort sera exclue et où, pour être éternelle, la Vie se vivra dans une autre dimension que le Temps.

Nous pouvons ne jamais y accorder une pensée, il n’empêche : notre subconscient est gorgé de la vieille promesse judaïque, qui est en fait la pierre angulaire de la religion chrétienne et dont la réalisation explicite le rôle du Christ. Personnage historique ou mythique, il incarne la victoire sur la Mort, et sa résurrection annonce la possibilité d’un monde nouveau, où la Mort n’existera plus, et que l’Apocalypse de Jean nous présente avec encore plus de force que les apocalypses antérieures.

On peut même dire que l’âme occidentale a été aussi sûrement façonnée par le courant apocalyptique judéo-chrétien que par la parabole du jardin d’Eden. Si nous portons en nous le sens du passage d’un état d’innocence — d’inconscience de la Mort et de la dimension temporelle — à un état opposé de conscience de la Mort et de l’écoulement du Temps, si nous faisons de ce passage une transgression, un péché originel, nous avons également le sens d’une accession à un autre état encore : la conscience de l’Éternité sur la Terre et de l’immortalité physique.

L’Éternité spirituelle, l’immortalité de l’âme sont, pour l’Occident, choses acquises depuis que l’Être s’est révélé à Moïse — ou faut-il dire, à la manière orientale, depuis que Moïse s’est identifié avec l’Être, depuis que, cessant d’exister personnellement, il a été l’Impersonnel sans traits, sans nom ni forme et donc sans limites dans le Temps ni dans l’Espace ? Quiconque, comme lui, réalise cette union, se connaît Dieu et se sait immortel en essence. Et c’est là, d’une façon générale, nous venons de le dire, le domaine privilégié par l’âme orientale dans son exploration du sublime et de l’absolu.

Mais physiquement ? Être immortel non dans le principe essentiel de l’existence, mais dans son expression même ? Cela, c’est ce que la race juive a rêvé, ce qu’elle a légué à l’Occident, ce sur quoi, en définitive, est bâti le monde moderne.

Il n’est plus question d’équivalence entre la création et son créateur, ni de structure binaire où s’affronteraient les deux, mais d’une fusion des deux, qui, en termes sacrés, sous-entend une matérialité de l’Esprit et une spiritualité de la Matière et, en termes profanes, implique une émergence du monde en sa réalité, une manifestation supérieure de l’univers, l’éclosion d’une conscience qui perçoive le cosmos sous un aspect différent où ne jouent pas les lois auxquelles est astreint l’univers que nous percevons aujourd’hui.

Mais un si grandiose avènement de notre humanité nous paraît incroyable tant qu’il nous est présenté en termes religieux. Étant la chose, justement, à laquelle il nous est demandé de croire, il ne suscite que notre stupeur incrédule. Surtout maintenant que nous nous en rapprochons et que le mot apocalypse a pris un autre sens qui, restreint, ne désigne plus que la part de catastrophe qui doit précéder — et que, peut-être, doit causer — le déploiement d’un nouvel univers sur les bases de l’ancien.

Pour peu que nous ayons admis la vision johannique d’un ciel nouveau et d’une Terre nouvelle, d’un monde où, le Temps n’existant plus, il n’est plus de jour ni de nuit, nous imaginions-nous que nous y participerions sans qu’en découle l’effondrement de toutes nos structures actuelles, de nos perceptions mentales, de nos désirs, de nos besoins et de nos goûts, voire de notre étoffe même, de tout ce qui, en nous, est encore enraciné dans l’atavisme animal, de ce qui est la Bête en nous et qu’il nous faut écraser à jamais, dont nous devons vaincre à jamais la pesanteur organique et sensorielle en même temps que la gravitation d’une pensée égocentrique ? Nous imaginions-nous que le passage se ferait sans que nous en souffrions, que cette nouvelle naissance ne s’accompagnerait pas des affres de l’arrachement à tout ce qui nous constitue aujourd’hui et nous fait voir le monde comme nous le voyons en notre conscience soumise à la loi de la Mort ?

Et croyons-nous que nos ancêtres préhumains n’aient pas souffert dans leurs os et leur chair et leurs instincts pour se muer peu à peu en les êtres que nous sommes ? Que s’est fait sans heurts le voyage d’une espèce à l’autre, d’une forme de conscience à l’autre ? Ne nous trompons pas, c’est de cette douleur intolérable que témoigne la parabole du jardin d’Éden.

L’acte qui, dans la Bible, ne prend qu’un instant s’est déroulé sur des dizaines de milliers d’années. Il a fallu des dizaines de milliers d’années pour que les néanderthaliens s’avisent du phénomène de la Mort, de l’écoulement du Temps et donc de la causalité, ainsi que d’un Dieu au-delà. Et pendant ces dizaines de milliers d’années, quelque chose a lutté en eux pour se faire jour, et quelque chose a lutté pour empêcher cette aurore. Et au bout, il y a eu cette nudité. Au bout de ces douleurs de l’enfantement, il y a eu cette fragile nudité de l’Homme au sein de l’immensité cosmique qui, avant, n’existait encore pour aucune conscience sur la Terre.

Peut-être cela entraînera-t-il la guerre que, d’avance, nous craignons tant. Mais pas nécessairement. Peut-être les affres de cette nouvelle naissance du monde se traduiront-elles par les douleurs d’un troisième conflit mondial. Mais pas nécessairement, car un tel conflit annulerait purement et simplement le monde au lieu de le transformer. Nous croyons trop facilement que les descriptions d’épouvante pour lesquelles l’Apocalypse est si célèbre préfigurent poétiquement les phases de la guerre en vue de laquelle nous nous armons et que, cependant, nous ne voulons pas livrer. Et sans doute, si le Livre de la Révélation s’en tenait là, pourrions-nous nous-mêmes ne pas aller plus loin. Mais le fait même que cette révélation est celle de la parousie, de la seconde venue du Christ et de la descente de son royaume d’immortalité sur la Terre, nous oblige à repousser cette idée d’un anéantissement définitif de notre race, puisque, aussi bien, notre subconscient recèle toutes les images de la prophétie, et que cette prophétie est celle du changement de notre race en une race supérieure que la Mort n’atteindra pas et qui percevra ce monde même dans la lumière de l’Éternité.

Il n’est donc guère probable que l’épouvante se rapporte à une guerre entre les nations, même si allusion est faite symboliquement à des pays (comme dans les autres apocalypses dont, pareillement, le but est d’annoncer la mort de la Mort) et même si le sang doit encore souvent couler sur la Terre et le feu ravager bien des patries.

Nous portons en nous d’autres choses que cette horreur finale où serait rendue vaine la poursuite incessante de tous nos millénaires. Nous n’avons jamais cessé de vouloir connaître la vérité du monde, c’est l’axe même de nos jours, et qui nous sauvera du déluge thermonucléaire où nous croyons devoir tous périr. Notre élan, depuis le début, ne nous porte pas vers notre destruction, même s’il nous fait survoler des précipices. Notre élan nous porte vers une transfiguration dont le peut eut bien être de nouvelles souffrances, et plus grandes que celles de tout le passé, mais qui ne saurait être annulée du fait de ces souffrances. Notre élan nous porte vers un dépassement de toute souffrance, vers une désintégration de tout ce qui nous constitue, mais cette désintégration ne signifie pas obligatoirement notre mort, ne doit pas fatalement prendre l’apparence d’une dernière guerre à l’échelle de la planète qui, en un instant, établirait le silence en réponse à la question primordiale de notre être.

Encore une fois, rejeter le monde pour le dépasser n’est pas nécessairement le détruire. Une autre tâche nous attend où, d’avance, s’engagent les siècles à venir — une tâche qui doit consister à rendre l’univers de plus en plus subtil, à en recenser des modalités de moins en moins rationnelles, à en maîtriser et à en utiliser des aspects encore inconcevables, jusqu’à ce que la notion de Temps perde en nous son emprise actuelle et que commencent de se dissoudre dans notre intelligence les liens de causalité, de condition mortelle et d’au-delà qui figurent pour nous cette notion.

Parallèlement, et pour que cette mutation ne soit pas que conceptuelle, il faudra que notre sensibilité s’affine sans cesse davantage grâce à de nouvelles valeurs et à de nouveaux idéaux, que nos désirs s’allègent, que notre amour devienne de moins en moins possessif et que tombent nos haines, nos dégoûts, nos incompréhensions et notre indifférence — que nous devenions de plus en plus impersonnels : individuellement et collectivement, pour repousser les étouffantes limites de notre nature actuelle et rompre le joug de notre appareil sensoriel imparfait.

Cela est la vraie désintégration du monde dont nous portons le programme au fond de notre subconscient gorgé de prophéties. Il ne s’agit pas, il ne doit pas s’agir d’une destruction du monde matériel, mais d’une déstructuration de notre perception du monde matériel, de manière que puisse à la fin paraître la splendeur du Jour éternel de notre origine.

En fait, on pourrait jusqu’à un certain point comparer les guerres dont notre Histoire est balisée sans interruption, celles que nous livrons en ce moment, celles dont la perspective vous fait horreur aux mortifications que les anachorètes du monde entier se sont imposées et s’imposent encore parfois dans le but de distancer les voix de la nature physique et d’entrer en contemplation. Se servant de l’instinct de rivalité légué par les animaux, le tournant à des fins sacrées, la conscience planétaire, dans sa queste de la Divinité, imposerait au corps de l’Humanité des tourments analogues à ceux des ascètes désireux de dépasser la chair et de n’être qu’esprits. Au cilice et à la discipline et à tout le barbare attirail de la sainteté, correspondrait la torture des guerres. Au fanatisme de solitaires exaltés, le fanatisme de peuples exaltés.

L’individu ne diffère pas du groupe, ni le groupe de l’individu. L’un contient l’autre, et réciproquement. Ce que l’un fait est fait par l’autre. Le même courant passe dans la cellule et dans l’ensemble. La même inspiration les anime. Le même but se poursuit à travers l’un et l’autre. Simplement, le sens en est plus clair, selon les cas, dans l’un ou bien dans l’autre, et l’action de l’un élucide celle de l’autre. C’est pourquoi il n’est pas impossible de voir dans les champs de bataille des aires d’expiation pareilles aux lieux de pénitence des mystiques, et dans les tortures que les nations s’imposent entre elles l’équivalent des supplices que s’infligent les pénitents pour surmonter les passions, l’obscurité, la pesanteur de la chair.

Il est indéniable que leurs catharsis ont beaucoup fait pour conduire certains ermites, moines d’Occident ou ascètes d’Orient, à des états de béatitude visionnaire. L’effroyable domptage de la nature auquel ils se sont livrés sur eux-mêmes les a souvent purifiés de tout ce qui, d’habitude, alourdit et avilit nos pensées, nos sentiments et jusqu’à nos sensations. Pour contempler le ciel, ils se sont jetés dans des abîmes infernaux peut-être imaginaires pour ce qu’ils s’y représentaient, mais tout à fait réels pour la violence des forces qu’ils y affrontaient : le diable et ses cohortes peuvent bien ne pas exister, mais qui contesterait l’existence de courants qui, dans la Nature, semblent avoir pour seule raison d’être l’opposition, la négation, la destruction ? L’enfer peut bien n’être qu’une représentation humaine, très ingénue et partielle du pôle négatif de la vie cosmique aussi bien qu’individuelle, qui s’aviserait de contester l’existence de ce pôle et son interaction avec le pôle positif — l’interaction des courants positifs et des courants négatifs dans la manifestation ? Voir (ou refuser de voir) en ces courants les dieux et les démons des diverses traditions est une chose. Décréter l’absence de ces courants en est une autre, dont personne, aujourd’hui, ni le plus athée ni le plus religieux, ne saurait s’enorgueillir.

Ce sont donc ces forces qu’avec des moyens de fortune les ermites d’hier et d’aujourd’hui ont osé défier, et défient encore, dérisoires David affrontant l’invisible Goliath qu’est le mécanisme de la Vie et de la Mort universelles. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner si leurs routes sont jalonnées de cadavres et de fous. Cependant, il en est qui ont réussi, et qui réussissent encore.

Au prix de macérations forcenées où ils entrent en contact avec la boue qui nous constitue tous à l’origine — d’abord avec le sentiment ethnique que nous en avons, et qui est le sens du péché, variable en fonction des époques et des pays, puis avec la boue elle-même, avec les strates enténébrées, à peine conscientes de notre nature, puis avec ce à quoi elles correspondent dans l’organisation cosmique, le macrocosme se reflétant dans le microcosme —, au prix de formidables luttes, non pas contre eux-mêmes, comme on le croit en général, et comme eux-mêmes le croient au début, mais contre les pouvoirs inconnus de la Nature, ils arrivent à des états de plus en plus lumineux, de plus en plus proches de la réalité que nous voilent les apparences du monde.

Leur plongée dans l’abîme de la Nuit s’inverse et devient envol dans la lumière du Jour. Ils semblent avoir échappé à la pesanteur. Ils ont perdu le sens gravifique de la personnalité. Leur ego dissous au feu de la souffrance impersonnelle où ils n’ont pas craint de se jeter, ils flottent dans ce qui, pour d’autres, est un rêve et qui, pour eux, est l’éveil à la pure liberté du monde. Et certains, s’élevant encore plus haut, sont constamment conscients de ce que l’humanité ordinaire appelle Dieu et que traduisent ce sourire qu’ils ont et cette lumière au fond de leurs yeux.

Les forces en jeu étant les mêmes pour l’individu que pour l’humanité, on peut donc voir en la suite ininterrompue de nos guerres les étapes de la purification à laquelle se soumettent les hommes ivres de Dieu. Et considérer que le but est le même. Nous ne répandrions l’horreur sur la Terre que pour la dépasser, que pour mater l’attraction purement planétaire et prendre notre essor vers un insoupçonnable firmament.

Le parallèle est-il jusqu’au bout soutenable ? Et est-ce d’une Terre fakir que nous rêvons lorsque nous cherchons à établir nos idées de paradis terrestre en ouvrant les portes de l’enfer, par nos guerres et nos révolutions, et en y jetant les peuples, les foules d’hommes, de femmes, d’enfants qui constituent les divers membres d’un corps unique.

Peut-être le fanatisme des anciens flagellants se répercute-t-il dans le fanatisme de tels modernes leaders, et les pénitences des moins assoiffés d’humilier leur chair dans les persécutions de dictateurs éperdus de purifier le monde. Toujours cette démence rituelle pour mettre fin à ce qui, en nous, individus ou nations, nous aveugle, nous enchaîne et nous avilit. Toujours cette barbarie sacrée pour nous affranchir des limites de notre nature inconsciente et nous accorder l’essor vers une dimension céleste. Toujours cet holocauste où notre frénésie s’efforce de changer en or le plomb dont nous sommes faits.

Mais quels résultats avons-nous jusqu’à présent obtenus ? Et quels résultats devons-nous escompter ? Si l’analogie entre la guerre et l’ascèse peut jeter quelques lueurs nouvelles sur le comportement des nations, quels progrès vers la Lumière nous a-t-elle permis d’accomplir au long des âges et quelle transmutation nous accordera-t-elle au bout du compte ?

Partis, comme le mystique, à la recherche de notre identité véritable et de notre origine et, comme lui, décidés à combattre tout ce qui voulait contrer notre développement, nous avons acquis, comme lui, une compréhension plus subtile de nous-mêmes et du monde, descellé les fontaines d’énergies secrètes : psychologiquement, en nous-mêmes ; et physiquement, dans le monde. Des pouvoirs nous ont été accordés, assez semblables aux pouvoirs magiques obtenus par les saints et dont on dit que les leur octroie le dieu de leur dévotion. Comme le mystique, nous en sommes arrivés, même, à faire des miracles. Et rien ne sert de prétendre que ce ne sont pas des miracles parce que nous recourons à la machine pour les exécuter : le miracle est, à chaque fois, de manifester une machine qui rende possible l’impossible et le mette à la disposition du plus grand nombre.

Mais avant ces machines magiques, et en même temps aussi, d’autres pouvoirs nous sont venus, qui font la fierté de notre race et que, sans la rigueur des luttes entre tribus d’abord, puis entre régions et enfin entre tous les pays du monde, nous n’aurions jamais découvertes. Il faut forer le sol pour atteindre les gisements dont nous enrichir. Il faut pareillement percer notre être pour en exhumer ses minerais les plus purs. Ce qui nous est le plus nécessaire est enfoui en nous et ne s’obtient, dirait-on, qu’au prix de cette douleur qui taraude la couche de notre inconscience.

Ainsi la guerre, en sa brutalité, a-t-elle creusé notre être individuel et collectif pour en faire jaillir de neuves sources de vie, ou y prospecter des mines de l’or nommé vertu. Le courage et la ruse animale sont devenus héroïsme et noblesse qui, à leur tour, se sont mués en abnégation et en sacrifice rédempteur. Que nous le voulions ou non, de l’aveugle appétit des bêtes à la vision des messies, l’affrontement guerrier a tracé en nous le chemin vers le sublime en nous forgeant à la mesure de l’immolation.

Mais n’ont pas seules été intensifiées les valeurs au nom desquelles nous offrons notre sang pour protéger la race à laquelle nous appartenons, l’autel ou le parti auxquels va notre foi. Nous n’avons pas fait que prendre conscience de cette nécessaire dédicace de nos jours à des principes plus hauts que le goût même que nous avons de la vie.

Dans l’opposition acharnée des clans, et du fait de l’orgie sanguinaire à laquelle nous y étions contraints, nous avons peu à peu découvert des qualités que nous n’aurions jamais soupçonnées dans la léthargie d’une improbable condition sans guerre — improbable, parce qu’elle n’existe nulle part dans la Nature dont nous participons, où tout, sans exception, s’affronte et se dévore constamment —, nous avons découvert l’horreur du sang, non pas seulement par couardise et pitié de nous-mêmes, mais par fraternité et compassion pour nos ennemis. Martelé par ses deux guerres mondiales — et combien de guerres de moindre envergure dans l’espace planétaire, mais tout aussi féroces dans leurs opérations —, notre siècle a brusquement frôlé des nappes plus profondes de notre âme, et nous parlons d’objection de conscience et d’unité humaine.

Nous contemplons le gigantesque bûcher funéraire qu’à l’horizon de nos jours semble allumer le champignon atomique. Allons-nous donc mourir au moment même où nous commençons de sentir en nous cette unité, où nous commençons seulement de comprendre que, tous ensemble, nous ne formons qu’un seul être et qu’il n’est plus seulement question, aujourd’hui, de sauver notre famille ou notre patrie, mais que, d’urgence, il nous incombe de sauver l’humanité ?

Cette révélation sidérante, nous n’aurions pu l’obtenir autrement que par la catharsis implacable qu’est la guerre. Cette prise de conscience de nous-mêmes comme un tout indissociable, nous n’aurions jamais pu l’avoir, si nous n’étions passés par le feu d’une ordalie qui, épreuve de Dieu, devait nous purifier et prouver notre innocence, et non pas nous détruire.

Mais maintenant ? Maintenant que nous savons, maintenant que le sentiment de l’unité et même de l’unicité humaine est devenu inéluctable en nous, notre optique ne va-t-elle pas changer progressivement, nos mains rejeter les armes et nos bras se refermer en une étreinte d’amour ?

Lancé sur son erre de destruction purificatrice, le vaisseau du monde va-t-il prendre feu comme les drakkars funéraires des chefs vikings ? Et toute une humanité va-t-elle ainsi disparaître dans les flammes qui doivent embraser les remparts de l’au-delà ? Ou bien la pénitence que nous nous sommes infligés au long des millénaires est-elle en train de s’achever, faisant lever sur nos corps recrus d’abjection le Soleil d’un monde entièrement nouveau, où l’au-delà est ici-même, en un cosmos qui est plus que le cosmos ?

Une chose est en tout cas certaine : une fois concédé un allègement de la condition humaine, le chercheur spirituel ne se croit pas tenu de poursuivre sa recherche sur la route de la morbidité. Justement parce qu’elle est plus légère, plus subtile, plus transparente, sa nature n’a plus besoin d’être torturée pour se renoncer. Elle a fait fondre le grossier revêtement qui l’obscurcissait et l’étouffait. L’homme n’est plus un golem fangeux, c’est une statue vide où se déploie le ciel. Et le ciel n’a pas besoin d’être purifié. La seule étape qui demeure à franchir, plus abstraite, plus sereine mais aussi plus ardue, consiste à cesser d’être la statue pour être le ciel lui-même, la persona de la pureté pour être l’Impersonnel à l’état pur.

Où en sommes-nous de la transmutation, nous qui, au prix de souffrances sans nombre, avons plongé nos regards jusqu’au cœur éblouissant de la Matière et, avec terreur, y avons pressenti l’éternel et immuable éclat de l’Esprit ? Et aurons-nous la force de nous détacher de cette vision qui nous épouvante, de jeter dans les brasiers de nos découvertes tout le lest de notre atavisme, tout le legs de la nature terrestre primitive et, par cet ultime sacrifice, de déchirer l’enveloppe qui nous retient prisonniers de l’ignorance ? Aurons-nous la force de devenir entièrement conscients, face à la Mort universelle ? La force de ne plus avoir de subconscient ni d’inconscient, ainsi que le yogi devenu transparent à force de propitiations ?

Le fruit de nos efforts millénaires est à portée de notre main. Nous sommes parvenus à l’époque charnière où nous ne pouvons plus que disparaître, écrasés par notre ascèse, ou que nous illuminer progressivement et nous élever au-dessus de la Mort, après l’avoir circonscrite et bravée au niveau terrestre en ce qui nous apparaîtra demain, dans le resplendissement des choses, comme un yoga de la guerre destiné à faire voler en éclats l’apparence cosmique et à nous révéler physiquement une autre réalité.