Le problème du Mal lui aussi est totalement transformé par les grandes découvertes cosmologiques modernes. Comment cela ? Rappelons tout d’abord la position ancienne et classique du très célèbre problème du mal. Soit, — pour parler comme les professeurs de mathématiques — soit le monothéisme hébreu et chrétien. Le mal est un fait d’expérience dans le monde : les guerres, les pestes, les famines, les tremblements de terre, les scorpions, les serpents venimeux, etc. Le fait qu’il existe du mal dans le monde est incompatible avec le monothéisme hébreu et chrétien. L’un des deux termes est en trop. Les deux termes sont incompatibles l’un avec l’autre. Or le mal dans le monde est un fait. Donc il faut supprimer le monothéisme hébreu et chrétien.
C’est ainsi que raisonnaient les Anciens, dans les premiers siècles du christianisme. Et ils en concluaient qu’il existe, non pas un seul Dieu créateur et bon, comme l’enseignaient les Hébreux, les Judéens et les Chrétiens, — mais Deux Principes éternels et incréés, l’un bon et l’autre mauvais. Le Principe bon, le Dieu bon, est étranger à cet Univers physique, car ce n’est pas lui qui l’a créé. L’Univers physique, l’Univers de la matière et du mal, a été créé par l’Autre Principe, qui est le Principe mauvais, le Principe de tout mal. Et les théoriciens gnostiques — car c’est d’eux qu’il s’agit, — ajoutaient : ce Principe mauvais, qui est la source de tout mal, et qui est aussi le Créateur de cet Univers physique mauvais, c’est lui le Dieu des Hébreux ! Le Dieu créateur, c’est lui le Dieu mauvais ! La Création est intrinsèquement mauvaise.
Les Modernes, surtout depuis le XVIIIe siècle, ont repris l’antinomie apparente entre le monothéisme hébreu et chrétien, et le fait qu’il existe du mal dans le monde, et ont conclu qu’il n’existe pas du tout de Dieu créateur. L’Univers est seul. Il est le seul être. Donc il est éternel dans le passé et dans l’avenir, puisqu’il est l’être et qu’il est incréé. Le problème du mal est disparu, puisque l’autre terme, à savoir le monothéisme hébreu, est disparu lui aussi. S’il n’y a pas de monothéisme hébreu, alors il n’y a plus de problème du mal, puisque le problème du mal, sous sa forme classique du moins, n’existe que dans l’antinomie apparente ou réelle entre ce monothéisme et le fait qu’il existe du mal dans notre expérience.
Les grandes découvertes cosmologiques modernes nous ont appris tout d’abord quel est l’âge approximatif de l’Univers et quelle est sa taille, aujourd’hui, puisque sa taille augmente avec son âge. Disons pour nous fixer les idées, vingt milliards d’années. — Le mal dans le monde n’apparaît que lorsqu’apparaissent dans l’Univers des êtres capables de souffrir, c’est-à-dire des êtres pourvus d’un système nerveux suffisamment développé. Il n’y avait pas de problème du mal dans l’Univers il y a quinze, dix, ou cinq milliards d’années. Il y avait de la matière en régime de composition. Il n’y avait pas encore un seul enfant massacré, ni une seule biche mangée par le lion. Disons pour nous fixer les idées quelques dizaines de millions d’années, lorsqu’apparaissent des systèmes nerveux suffisamment développés pour que la souffrance soit possible.
Quelques dizaines de millions d’années, par rapport à vingt milliards d’années : le problème du mal est donc un problème récent, un problème qui se pose à partir du moment où un être apparaît dans l’Univers, capable de souffrir. Cela est récent. En toute hypothèse, il faut donc traiter la question de savoir comment comprendre l’existence de l’Univers et de la nature avant l’apparition de cet être quel qu’il soit capable de souffrir. On ne peut pas annuler cette analyse antérieure absolument nécessaire au nom de l’analyse ultérieure portant précisément sur notre problème du mal. Quelle que soit la solution que l’on apporte au problème du mal, on ne peut pas annihiler ni supprimer la solution qui apparaît nécessaire à l’analyse de l’histoire de l’Univers avant l’apparition d’un être capable de le penser et de souffrir.
Nous n’allons pas nous engager ici dans une analyse politique du problème du mal, car de fait c’est bien une analyse politique qui est ici nécessaire. Si l’humanité se prépare en ce moment même et activement à se détruire elle-même, c’est bien l’humanité qui est responsable. Ce n’est personne d’autre. Ce sont les nations païennes — toutes les nations sont païennes — qui se préparent avec un zèle extraordinaire à participer à cette destruction générale de l’humanité par elle-même. Si l’humanité dépense une très grande partie de ses revenus pour se préparer à se détruire elle-même, et si pendant ce temps une partie de l’humanité meurt de faim, c’est l’humanité qui en est pleinement responsable et personne d’autre. Personne ne l’oblige à procéder ainsi. Si, sur notre planète Terre, une partie de l’humanité meurt de maladies diverses qui proviennent en grande partie de la suralimentation, d’un excès de graisses, de sucres, d’acide urique, etc., — et si pendant le même temps une partie de l’humanité meurt de sous-alimentation, ce sont les nations païennes qui sont responsables de cet état de fait et personne d’autre. Si dans les nations dites civilisées on tue les enfants avant leur naissance, ce sont des hommes et des femmes qui en ont décidé ainsi. Ce sont eux qui font les lois. Ils sont donc pleinement responsables.
Il faut évidemment procéder à une longue et minutieuse analyse politique du très célèbre et ancien problème du mal. Mais il faut procéder aussi à une analyse philosophique. Car les Anciens et les Modernes ont posé et analysé ce très illustre problème comme si, selon le monothéisme hébreu et chrétien, le but ou la finalité de la Création, se situait à l’intérieur de cet Univers physique. Ils ont traité, depuis des siècles, le problème, comme si l’Univers était achevé et comme si le but de la Création, pour l’Homme, c’était de bien s’installer dans le monde et d’y vivre tranquille.
— Dans ce cas-là, évidemment, c’est raté. Nous ne vivons pas tranquilles, c’est le moins que l’on puisse dire.
Mais le monothéisme hébreu et chrétien n’a jamais dit cela. Il n’a jamais dit que l’Univers était achevé. Il n’a jamais dit que la Création était achevée. Il n’a jamais dit que le but de la Création, pour l’Homme, c’était de s’installer dans cet Univers-ci. Il a toujours dit exactement le contraire. Il a toujours enseigné que la Création est inachevée. Que l’Homme est un être foncièrement inachevé. Et que le but ou la finalité de la Création, du point de vue du Créateur unique et incréé, c’est de parvenir, au terme de l’histoire de la Création, à susciter un être qui soit pour lui comme son vis-à-vis et qui puisse prendre part à sa propre vie personnelle et divine. C’est cela le but de la Création.
Si donc l’on veut traiter le très célèbre et ancien problème du mal, puisque le problème du mal se pose et n’existe que dans l’antinomie apparente ou réelle entre le monothéisme hébreu et chrétien, d’une part, — l’expérience du mal dans le monde, d’autre part, — il faut donc analyser non seulement ce qu’est le mal dans le monde et qui en est la cause, — analyse politique. Il faut aussi analyser quel est le contenu du monothéisme hébreu, puisque c’est lui l’autre terme de l’antinomie apparente ou réelle. Or le monothéisme hébreu et chrétien ne dit pas que le but de la Création, c’est de s’installer dans ce monde de la durée présente, olam ha-zeh comme disent les rabbins. Il dit exactement le contraire. S’installer, c’est la vraie catastrophe. Le but de la Création est en Dieu même et notre Univers physique n’est qu’une matrice pour préparer l’apparition d’un être capable de penser l’Univers, de se penser lui-même, de penser son origine et sa fin, et de réaliser en lui-même cette finalité de l’Univers : la participation d’un être créé à la vie personnelle de l’Unique incréé. Pour traiter correctement le problème du mal, il faut tenir compte des deux termes du problème : le fait qu’il y a du mal dans le monde, — qui en est responsable ? Et le monothéisme hébreu : quelle est la finalité de l’Univers ? C’est à partir de cette finalité seulement que l’on peut traiter correctement le problème.
Extrait de La Voix du Nord, 9 janvier 1987.