Le problème du bien et du mal, Echange de vues entre P. d'Angkor et R. Linssen

Il n’y a pas un homme sur terre qui puisse, sans être de mauvaise foi, nier que l’altruisme est supérieur à l’égoïsme et que ceux qui visent dans tous leurs actes le bien-être de la collectivité sont dignes d’admiration. Mais pratiquement, quelle somme d’égoïsme demeure encore dans le monde!

par R. Linssen et P. d’Angkor
(Revue Spiritualité. Numéros 33-34-35, Août-Septembre-Octobre 1947)

Dans la mesure où la pensée humaine évolue, elle s’enrichit dans sa faculté de pénétration en profondeur, tandis qu’à d’autres points de vue elle ne cesse de s’assouplir, de s’affranchir des détails particuliers pour élaborer des synthèses plus larges. Cet assouplissement de la pensée, souligné par Henri Bergson est important. Aussi, peut-on être en droit de considérer que les ouvrages abondant en définitions trop rigides n’ont pour auteur que des esprits relativement retardataires ou sectaires.

Les sciences en évoluant ont mis l’homme devant la nécessité de reconnaître la faillite des principes traditionnels de légalité universelle, de strict déterminisme en tous domaines.

Chaque règne, chaque domaine particulier, chaque degré déterminé d’une hiérarchie de valeurs ou de phénomènes est régi par des lois propres. Aucun processus ne se poursuit irrémédiablement dans la nature, en restant rigoureusement identique à lui-même. Vouloir appliquer une loi contraire, c’est s’exposer aux plus paradoxales contradictions.

Les principes de la mécanique classique sont valables pour le monde à notre échelle. Ils ne le sont plus et s’avèrent totalement insuffisants dès que se trouve franchie l’échelle atomique.

Les mouvements d’un mobile quelconque sont déterminables à l’échelle humaine. Dans le monde de l’infiniment petit, le principe d’indéterminisme d’Heisenberg nous démontre qu’il en est tout autrement.

Autant de domaines différents, autant de lois variant en raison des caractères spécifiques de ces domaines.

Ce n’est qu’en s’inspirant d’une totale souplesse que la pensée humaine pourra résoudre parfaitement les grands problèmes moraux et philosophiques.

Une définition rigide, définitive du bien ne serait possible qu’à la condition que tous les individus soient semblables, tant dans le présent que dans l’avenir. Ce qui serait absurde. Une telle rigidité est contraire aux processus de la Nature où s’est matérialisé sans cesse le génie inventif d’une puissance caractérisée par d’innombrables innovations.

Le bien et le mal ne peuvent être définis correctement qu’en vertu d’une loi dynamique, s’adaptant avec souplesse aux cas individuels.

En soi, rien n’est bien, rien n’est mal. Le geste, l’attitude de pensée, l’état sentimental d’un individu seront un mal ou un bien, suivant le niveau évolutif atteint par ce dernier. Ce qui est bien pour l’un peut être mal pour un autre. Ce qui constituerait un bond évolutif immense pour un règne pourrait être envisagé par un règne plus évolué comme une rétrogradation.

Ce qui était un bien pour un individu, à un certain moment de sa vie peut devenir un mal. La culture mentale, les gymnastiques intellectuelles, pour un primaire, sont un « bien »; pour un être spirituellement évolué, une culture mentale trop poussée, une trop grande spécialisation intellectuelle devient un obstacle, un « mal ».

Nous pourrions donc définir comme « bien », l’ensemble des événements, attitudes de pensée ou de cœur, qui, pour un individu déterminé, à un moment déterminé, contribuent à son évolution. Est « mal » ce qui nuit à cette évolution et la retarde.

Encore faut-il dès lors savoir ce que l’on entend par événement, ou une attitude d’esprit « favorable » ou « défavorable » à l’évolution d’un individu déterminé.

Si l’on envisage l’homme comme l’aboutissement du labeur persévérant de millions de siècles de tâtonnements et d’efforts évolutifs, on pourrait dire, que l’animalité qui fût une aide devient actuellement une entrave pour l’homme pleinement évolué qu’un niveau de conscience plus large doit faire accéder à un rythme de vie de plus en plus affranchi de tout ce qui serait spécifiquement animal.

L’égoïsme qui fût une aide et donc un « bien » pour la formation d’entités « soi-conscientes », définies, deviendra une entrave, donc un mal, lorsque l’homme élargissant les horizons de sa pensée et de son cœur comprendra et sentira la nécessité de l’altruisme en vibrant au sentiment de l’Unité, de la fraternité universelle et de l’interaction cosmique.

Ainsi, l’animalité et l’égoïsme qui furent un « bien » deviennent un « mal ».

Définition trop vague et métaphysique affirmeront certains ? Dans ce cas nous dirons que présentement le mal est sans l’ombre d’un doute localisé dans l’EGOISME de l’homme et tout ce qui l’encourage tacitement ou ouvertement. Ce qui signifie qu’il y a énormément de maux latents indépendamment de ceux, hélas trop visibles, dans le monde. Les événements tragiques qui bouleversent le monde depuis un demi-siècle démontrent de façon péremptoire l’existence d’un « mal » fondamental. La solution ? Les difficultés de l’heure actuelle commandent impérieusement la réforme spirituelle de l’individu, réforme toute morale d’abord qui doit ensuite se parachever en acte, par la matérialisation des nouvelles richesses spirituelles dans le domaine social.

Il n’y a pas un homme sur terre qui puisse, sans être de mauvaise foi, nier que l’altruisme est supérieur à l’égoïsme et que ceux qui visent dans tous leurs actes le bien-être de la collectivité sont dignes d’admiration. Mais pratiquement, quelle somme d’égoïsme demeure encore dans le monde!

Nous dirons pour conclure en philosophe pratique, que tout acte, toute attitude de pensée ou d’émotion qui parvient à orienter l’homme individuel vers la vie universelle — unique réalité sous-jacente qui anime la multiplicité des choses — est un « bien ». Tout élément qui parvient à libérer l’homme soi-conscient et limité de l’esclavage de son égoïsme est « favorable ». Tout ce qui enferme l’homme sur lui-même, renforce son égo, le dresse contre son voisin, tend à le faire vivre au détriment de la communauté est « mal ». Nous pourrions dire également que les actes de l’homme sont bons ou mauvais selon qu’ils respectent ou transgressent les lois de la Nature. Mais nous étendre dans de telles considérations nous forcerait à nous répéter par le fait que les conclusions pratiques seraient identiques.

N’est-il pas réconfortant qu’en ce siècle dramatique, en dépit du déséquilibre manifeste de tout un monde, en dépit de la bombe atomique, les progrès de la science et de la pensée humaine conduisent l’humanité, qu’elle le veuille ou non, à la démonstration évidente des grandes lois d’unité, de solidarité, d’interdépendance, d’interaction. De la science à la philosophie il n’y a souvent qu’un pas. Et si les principes sacro-saints de l’individualité, de l’égoïsme tendent à disparaître par l’évolution de la physique et de la biologie, nous sommes en droit d’espérer qu’ils se parachèveront un jour par la naissance d’une éthique nouvelle fournissant à l’homme les éléments plausibles militant en faveur de l’abdication de son égoïsme. Tout dans l’Univers est solidaire de tout, de l’atome à l’étoile, de l’amibe à l’homme.

Nous disions que le bien peut être défini par l’ensemble des éléments qui parviennent à inciter un individu déterminé à se dépasser, à le faire tendre vers l’altruisme et l’universalisation. Souhaitons que l’évolution actuelle du savoir humain, d’uniquement intellectuelle qu’elle est, se matérialise en acte, de façon vivante, dynamique.
L’épanouissement d’un état d’amour plus riche, plus vaste, plus dépouillé par la simple fraternité réelle de tous les hommes de tous les peuples, tel serait assurément le plus grand bien: celui qui est le Plus adéquat aux exigences de l’actuel niveau évolutif du monde.

RAM LINSSEN

S’il est vrai, ainsi que vous le dites, que « chaque règne, chaque domaine particulier » est régi « par ses lois propres » et que, sous ce rapport, il faille reconnaître « la faillite des principes traditionnels de légalité universelle, de strict déterminisme en tous domaines », il n’en résulte pas moins, ce me semble, que le principe même de légalité demeure universel et que jamais en aucun domaine le déterminisme des faits n’est le produit de la fantaisie de la nature ou du hasard. A ce point de vue donc, la contingence des lois de la nature affirmée par certains philosophes (tel Boutroux) ne me paraît être, ainsi présentée, que la conclusion de notre ignorance ou de notre incompréhension des faits. Nous sommes ici bien d’accord, je pense, puisque vous écrivez: « Autant de domaines différents, autant de lois, variant en raison des caractères spécifiques de ces domaines. »

Certes, dans la Nature, le principe même de la contingence apparenté des lois est la liberté et la spontanéité de la Vie. Or, la Vie ne devient consciente d’elle-même et de sa liberté qu’au stade humain. Néanmoins cette liberté de la Vie existe aussi bien, inconsciente, dans les stades inférieurs et dans la matière inorganique: force universelle de l’évolution. Ce qui apparaît au contraire comme le résultat d’une loi stricte, d’un déterminisme rigide, c’est la forme, la matière. Et il n’y a pas ici contradiction. En effet, même chez l’homme qui se sent un être libre, la forme (forme physique, psychique ou mentale) est le résultat déterminé par les activités libres de la Vie dans le passé. Toute cause produit son effet nécessaire et le déterminisme de la forme n’est que le fruit récolté aujourd’hui par chacun de l’usage même qu’il a fait de sa liberté dans le passé. C’est nous-même qui avons créé notre être présent avec ses tendances et ses limitations inhérentes mais nous conservons la liberté de travailler à notre forme future, qui nous liera à son tour dans la mesure où nous l’aurons voulu et réalisé nous-même.

Dans ces conditions, ce que vous dites du bien et mal me semble tout à fait exact. Intérieurement l’homme est libre, mais sa forme le handicape et le paralyse relativement. « En soi, rien n’est bien, rien n’est mal ». La morale est relative au degré de développement des individus, relative aussi aux niveaux sociaux auxquels les individus appartiennent. Il n’est que trop évident en effet que la morale du sauvage n’est pas celle du civilisé et que même chez celui-ci, les règles morales diffèrent grandement, et que celles que reconnaissent la fille publique, l’agent de change, le militaire, le politicien, voire le magistrat et le prêtre, non seulement n’ont pas de commune mesure entre elles, mais présentent toutes de graves lacunes par rapport à celles qu’observe et respecte pour elle-même une conscience délicate et hautement raffinée.

La notion du bien et du mal est donc relative à chacun, chacun jugeant suivant des préjugés inhérents à sa classe, à sa catégorie sociale, à sa formation mentale, à son degré individuel de développement.

Contrairement donc à la morale sociale, religieuse ou laïque, laquelle présente une certaine fixité (parce que correspondant à un niveau moyen d’évolution à une époque ou dans une civilisation données, elle est faite pour empêcher les masses de rétrograder), la morale individuelle est essentiellement évoluante, suivant que l’individu gravit ou descend l’échelle évolutive, que son cerveau s’illumine ou s’obscurcit, que sa conscience se clarifie ou qu’il la laisse au contraire s’obnubiler par des préventions, des préjugés ou des aberrations de conduite personnelle.

Le critère que vous nous proposez pour juger du bien et du mal me paraît donc décisif.

Vous assouplissez les formules d’Aurobindo en prévenant toute fausse interprétation: car ce sont en effet les excès, les abus, la prédominance de l’animalité et de l’égoïsme dans une humanité qui n’a développé que l’intellect séparatif qui ont, pour notre condamnation, transformé graduellement en mal ce qui primitivement était un bien.

Puissent les terribles événements que nous avons vécus et les menaces plus terribles encore qui pèsent sur le monde, inspirer aux hommes une de ces « mutations brusques » de la pensée et des sentiments, d’où découleront une meilleure compréhension mutuelle et cette réconciliation généreuse qui seule peut les sauver, puisqu’elle est le corollaire de cette loi d’unité et de solidarité humaine que reconnaît aujourd’hui la science et qu’avaient proclamée en vain à travers les siècles les plus grands Instructeurs religieux de l’Humanité.

PlERRE D’ANGKOR