(Revue Être Libre, Numéro 272, Juillet-Septembre 1977)
Il semble paradoxal d’évoquer actuellement quoi que ce soit qui soit en rapport avec la joie ou la fête. Le monde semble en effet traverser une période de crise de plus en plus profonde, tant moralement que religieusement, socialement et politiquement.
Chaque jour nous apporte la révélation que quelques crimes odieux, des enlèvements, des hold-up, des tortures infligées à des adversaires politiques. Nous sommes là très souvent des témoins, pleins de bonne volonté mais incapables de résoudre pratiquement, dans l’immédiat, les problèmes urgents qui se présentent.
Cependant, il existe une vision des choses très différente de celle que nous venons d’évoquer.
Un sens des valeurs, tout autre, préside au comportement du mystique, à son sens de l’action. Il ne s’évade pas du monde.
Par mystique, ici nous n’entendons pas le rêveur prisonnier de ses propres créations mentales ou de celles suggérées par un système organisé.
Il s’agit plutôt de l’être qui a pris pleinement conscience de la nature véritable des choses et de sa propre nature. Dans cette perspective, il s’est dégagé de ce que les sympathisants de la « Gnose de Princeton » appellent « l’aspect surfaciel des choses ».
Celui-ci n’est pas négligé. Il ne s’agit pas d’une fuite mais d’une optique globale situant les faits quotidiens extérieurs à la juste place qu’ils occupent par rapport à une Réalité intérieure unique. Cette « base » constitue la toile de fond essentielle sur laquelle se profilent tous les événements extérieurs. De ce fait, ceux-ci, sans être niés, occupent une place intervenant à titre second et dérivé.
Il nous est maintenant plus aisé de parler du sens mystique de la fête.
Celui-ci est très différent sinon opposé au climat familier qu’évoque ce terme pour la plupart.
Il semble que, dans l’Antiquité, on attribuait à la fête le sens d’une solennité religieuse commémorative. La pleine lune de mai en Orient chez les bouddhistes, la fête de Pâques, de Pentecôte, de l’Ascension chez les chrétiens.
Nous fêtons en général des événements que nous considérons heureux et bénéfiques.
On fête le gain d’un procès retentissant ou la victoire d’une guerre, quelles que soient les atrocités commises. On fête un anniversaire, une naissance, un mariage et très souvent les fêtes s’accompagnent de la plupart des plaisirs qui nous sont chers et dégénèrent en scènes de débauche.
Les maîtres spirituels considèrent qu’une fête véritable ne peut exister sans la réalisation d’un bonheur intérieur authentique.
Pour le mystique, qu’il soit chrétien ou bouddhiste ou taoïste, la joie véritable n’est réalisée que dans l’état de liberté intérieure où se révèle la plénitude de l’Amour.
Comment l’homme prisonnier des limitations et des servitudes de son égoïsme pourrait-il connaître la joie véritable qui ne se révèle que dans le don et le dépassement de soi ?
Lorsqu’un noyé est arraché aux profondeurs des flots par le courage ou l’héroïsme d’un sauveteur, il est normal d’exprimer sa joie et son enthousiasme. S’il succombe à l’asphyxie, nous en sommes profondément affligés.
Pour les Initiés ou les « Sages », qu’ils soient d’Orient ou d’Occident, l’homme dit « normal » ou « moyen » est dans la situation d’un noyé: Il est privé de son oxygène sur les plans psychologiques et spirituels. Cet oxygène n’est autre que le sens d’un Amour que révèle la découverte du lien profond qui unit l’immense variété des êtres et des choses dans une seule et même essence de Pure Lumière.
C’est à ce niveau, et à ce niveau seulement, que le Sage vit la grande fête : celle qui n’a ni commencement ni fin. Là se situe la source de joie inaltérable : celle de l’immersion du fini humain dans l’infini divin.
Cette fusion révèle le sommet de l’Amour dans un état d’être qui est plus qu’une joie ou un bonheur fugitif, tels que nous les connaissons généralement. Ce sommet est une extase, Il est état d’adoration où se révèle une joie béatifique sans cesse renouvelée d’une communion qu’aucune limitation égoïste ne vient plus ternir.
Au cœur des ténèbres extérieures se révèle alors la lumière intérieure, omniprésente, omnipénétrante, la Lumière divine que les anciens maîtres indiens du Védanta appelaient Sat-Chit-Ananda.
Sat évoque l’Etre, l’Etre pur dépassant tous les devenirs. Il évoque également pour nous la conjugaison du verbe « Etre » alors que nous ne vivons qu’au niveau des verbes « avoir », « avoir toujours plus » et paraître.
Chit : évoque l’existence d’un niveau de conscience cosmique omniprésent, libre, créatrice.
Ananda : évoque un sommet de félicité, l’état du suprême Amour.
L’évolution récente des sciences tend de plus en plus à mettre en évidence l’existence d’une unité de profondeur sous-jacente à la multiplicité innombrable des êtres et des choses « en surface ».
Telle est également la conclusion des savants du « Groupe de Princeton ». Le monde familier où se poursuit notre existence est l’envers d’un « Endroit » fondamental. L’essence énergétique universelle et unique qui forme cet « Endroit » est la base du monde. Cette base est — selon les savants de Princeton — une conscience cosmique. L’œuvre du professeur Ruyer de l’Université de Nancy, intitulée « La Gnose de Princeton » est éloquente à cet égard.
Le Père Teilhard de Chardin évoque fréquemment le même climat d’une unité spirituelle et matérielle de l’Univers dans son œuvre fondamentale, le phénomène humain. Il considère que l’Univers « n’est une réalité que dans sa Totalité et que chaque atome a pour volume l’univers entier » en vertu dune interfusion et d’une interdépendance constante.
Pour les Sages et mystiques, la fête la plus belle, la plus irremplaçable consiste en l’expérience vécue de cette unité et de cette interfusion.
Il serait inexact d’en conclure que les « Eveillés » détournent leur regard du monde extérieur et se réfugient dans un superbe isolement.
Cette attitude se rencontre parfois chez certains mystiques indiens niant de façon absolue l’existence du monde extérieur et poursuivant toute une existence dans un ravissement extatique. Un tel climat est sévèrement désavoué par les Maîtres spirituels.
Ainsi que l’exprime Shri Aurobindo dans ses commentaires de l’Isha Upanishad : « l‘Homme est dans un corps pour se réaliser par l’action. Il doit installer les richesses de l’esprit dans la matière et par la matière ». C’est dans la matière, « cette suprême négation du divin », que la suprême affirmation du divin doit surgir, en l’homme et par l’homme.
L’homme qui vit réellement l’intense et silencieuse fête intérieure qui est adoration ne se retire pas du monde. Il ne ferme pas les yeux devant les souffrances humaines. Au contraire. En un certain sens, il est le monde. Il est « au monde » comme le dirait Rimbaud. Il est là, présent au Présent mais tout en étant dans le monde extérieur, il voit et il vit la Réalité intérieure des profondeurs. Cette Réalité occupe pour lui une place de priorité. Il est donc libre de l’identification et peut aider parce que son cœur déborde d’Amour.
Pour aider véritablement le monde, il faut être riche, riche de la seule richesse. Cette richesse n’atteint la plénitude de son rayonnement que dans un état d’Amour qui n’est terni par aucun conflit, aucune souffrance, aucune identification aux apparences extérieures tout en les voyant bien en face. Mais celles-ci sont vues à leur juste mesure et elles sont situées à la juste place qu’elle occupe dans un Univers aux multiples dimensions baignant lui-même dans d’autres Univers parallèles qui en forment la base et l’essence unique.
Dans cette vision constante, vivante et toujours renouvelée se situe, pour les mystiques de tous les temps la Grande Fête.
Ils ne jettent pas un discrédit hautain et systématique sur les manifestations profanes de la fête parce qu’ils ont un sens infini de la compassion. Cependant ils savent fort bien que l’impermanence fondamentale de toutes les formes matérielles, de tous les « agrégats d’éléments » donne aux plaisirs tant recherchés un caractère évanescent dont il faut prendre conscience en dépit de ce qu’ils ont de séducteur.
En résumé, pour les mystiques d’Orient ou d’Occident, la Grande Fête est ici et maintenant. Elle est un état d’adoration d’une indicible félicité dans lequel l’adorateur et l’adoré sont une seule et même chose : l’essence même de la Vie à la fois humaine et divine.
Ce niveau se trouve atteint par les adeptes des formes les plus dépouillées du mysticisme.
L’évocation la plus émouvante de ce climat se trouve exprimée par Krishnamurti dans un fragment de son ouvrage « Au seuil du silence » (p. 210).
Nous y trouvons l’expression de la plus haute félicité, seule capable de résoudre adéquatement les problèmes si nombreux qui se posent dans notre état général de conditionnement.
« La perception sans parole, autrement dit sans pensée, est un phénomène des plus étranges. Cette perception est beaucoup plus acérée, non seulement dans le cerveau mais dans tous nos sens. Elle n’est pas une particularité fragmentaire du mental ni une manifestation des émotions. On peut lui donner le nom de perception totale: elle fait partie de la méditation. Percevoir, sans qu’existe le sujet percevant dans la méditation, c’est communier avec toute la hauteur et la profondeur de l’immensité (…). La méditation peut exister alors que les yeux sont ouverts et que l’on est entouré d’objets de toute sorte. Mais ces objets sont sans importance aucune (…). Dans cette méditation, il y a le mouvement de la plus grande extase, laquelle est sans aucun rapport avec le plaisir. C’est cette extase qui donne aux yeux, au cerveau et au cœur une qualité d’innocence… Elle ouvre la porte à ce que l’on ne peut ni mesurer, ni calculer. »
Nous nous trouvons bien éloignés du sens que l’homme moyen, dit « normal », donne à la fête…
Lorsque celui-ci rencontre un Sage véritable, il le trouve triste. Ainsi que l’exprime admirablement le professeur Nil Hahoutof, le Sage n’est pas triste. Il est grave.
Il est grave, mais il sait sourire car il a le sens de l’humour et ne se prend pas au sérieux.
R. LINSSEN.