Robert Linssen
Perfidie des objets et tentation des corps

Même si le nouveau-né ne procède à aucun jugement de valeurs qui nous sont familières, il s’exerce, par le toucher, par le goût, par la vue, à l’expérience d’un contact sensoriel entièrement conditionné par l’aspect surfaciel des êtres, des corps, des choses. Ces expériences aboutissent à la formation d’un énorme réseau d’associations mentales, de conclusions, de mémoires conscientes et inconscientes, d’ondes émotionnelles, de tourbillons affectifs.

(Revue Être Libre, Numéro 273, Octobre-Décembre 1977)

Lors de son magistral exposé au congrès international de parapsychologie de Bruxelles, en octobre 1977, le professeur Raymond Ruyer, de l’Université de Nancy, a évoqué la magie déformante de l’aspect extérieur des choses et la « perfidie des objets ».

L’auteur de la célèbre « Gnose de Princeton » a souligné le caractère fragile et limité de nos perceptions sensorielles ainsi que les conditionnements mentaux qui en résultent.

Ainsi que l’évoquait souvent Henri Bergson, « notre logique est une logique des solides parce qu’elle est née dans les solides. »

Mais on est en droit de se poser la question de savoir si les solides sont vraiment aussi solides qu’ils nous apparaissent.

Le gnostiques de Princeton ainsi que les maîtres du Bouddhisme, du Taoïsme et de l’Advaita védanta considèrent que notre sens des valeurs est déformé par une vision essentiellement « surfacielle » des êtres et des choses.

Nous en sommes tous, pour la plupart, victimes, en dépit des informations théoriques et des enseignements qui dénoncent l’existence de ces conditionnements.

Il est donc utile d’examiner quel est le processus de cette vision « surfacielle» qui tend à nous faire considérer les objets autour de nous et notre propre corps comme des réalités absolues, isolées ou indépendantes.

A peine sommes-nous nés que nous n’avons à notre disposition que les organes des sens physiques explorant un monde physique dont la réalité profonde échappe complètement à nos perceptions.

Même si le nouveau-né ne procède à aucun jugement de valeurs qui nous sont familières, il s’exerce, par le toucher, par le goût, par la vue, à l’expérience d’un contact sensoriel entièrement conditionné par l’aspect surfaciel des êtres, des corps, des choses.

Ces expériences aboutissent à la formation d’un énorme réseau d’associations mentales, de conclusions, de mémoires conscientes et inconscientes, d’ondes émotionnelles, de tourbillons affectifs.

C’est ainsi que peu à peu cet énorme réseau d’associations mentales ou mémorielles aboutira à la structuration d’un « moi », d’un « ego ».

Celui-ci ne mettra jamais en doute la réalité absolue des objets qui l’entourent et celle de son propre corps. Il se considère comme un être isolé, limité, indépendant.

En fait, un jeu perpétuel et très complexe d’interférences entre l’observateur et les objets observés tend à conférer à ceux-ci les apparences d’une parfaite solidité physique, d’isolement.

L’être humain est, sur le plan psychologique, la principale victime d’un processus de cloisonnement qui l’enferme en lui-même et tend à diminuer ses capacités relationnelles fondamentales.

Nous assistons ici à un prolongement obscur de l’instinct de conservation figurant parmi l’énorme réseau des mémoires accumulées.

Nous avons insisté très souvent sur le rôle important de ces mémoires et la situation véritablement catastrophique et conflictuelle de l’ego qui en résulte et s’arroge illégitimement les seuls droits à l’existence.

Ainsi que l’enseignaient les maîtres anciens du Bouddhisme, du Taoïsme, du Védanta et des ésotérismes chrétiens, soufis ou musulmans : nous ne sommes que mémoire. Telle est l’affirmation continuellement répétée actuellement par Krishnamurti en anglais « you are a bundle of memories » (vous n’êtes qu’un paquet de mémoires).

La progression actuelle des sciences met en lumière l’existence d’un processus de mémorisation qui remonte à plusieurs milliards d’années.

Ces mémoires se sont cristallisées sous la forme du Code génétique présidant à la genèse du corps humain depuis le moment de la conception.

Alors que dans la nature tout est changement, tout est mouvement, un processus inverse est apparu au niveau psychologique dans l’être humain. Ici, au contraire, on tend vers la fixité, vers l’affirmation de soi. On conjugue le verbe avoir, avoir plus, paraître On oublie le verbe « Etre ».

Ce sont de tels processus qui tendent à conférer au mental humain des caractères mécaniques, répétitifs, habituels. Un tel climat et un tel sens des valeurs tendent à donner aux objets et aux corps des caractères de solidité et de réalité suggérés par une vision « surfacielle » des êtres et des choses.

Là se trouve l’une des origines de ce que Raymond Ruyer appelle « la perfidie des objets ».

Cette perfidie résulte aussi de l’échelle d’observation très limitée que l’être humain utilise dans ses investigations. Dans le simple fait de se considérer « à priori » comme observateur isolé, il existe déjà une foule d’éléments qui déformeront la perception des phénomènes observés. Nous le verrons ultérieurement, il n’y a pas d’observateur isolé, il n’y a pas de point privilégié dans l’espace, ni de moments privilégiés dans le temps du point de vue des Maîtres de l’Eveil.

Ainsi que l’exprimait le physicien français Georges Cahen (« Les conquêtes de la pensée scientifique ») : « L’univers n’est une réalité que dans sa totalité. Le phénomène est une convention ».

Cette convention est entièrement conditionnée d’abord par l’observateur qui la conçoit ou l’évalue et ensuite, par l’échelle particulière d’observation utilisée par l’observateur.

Comme l’enseignaient les textes anciens des Avatamsaka Sûtra, la science moderne nous montre à quel point rien n’est isolé, rien n’est indépendant, rien n’est immobile. Il existe une présence potentielle d’un aspect ondulatoire de chaque atome qui s’étend jusqu’aux ultimes confins de l’Univers. Et réciproquement, chaque atome de notre corps est empreint de l’influence d’atomes provenant de mondes situés à des milliards d’années lumière. Tout est véritablement en tout par l’action constante mais invisible d’une véritable interfusion cosmique.

Que nous le voulions ou non, le fait de l’interfusion cosmique est là, vivant et fondamental. Il est donc absurde de nous enfermer en nous-mêmes, Se replier sur soi et s’accorder de l’importance est une négation évidente des grandes lois de la nature. En méditant profondément sur ce qui vient d’être évoqué, il est possible de découvrir en soi, en lieu et place des tourbillons égoïstes, une ouverture soudaine d’où émane un sens inconnu de l’amour, une joie et une lumière.

Mais avant de réaliser cette ouverture à la Lumière intérieure, à la liberté, il faut prendre connaissance des limites psychologiques dans lesquelles nous nous sommes enfermés.

Il n’est pas exagéré d’affirmer que la nature, par l’entremise de nos perceptions sensorielles, nous a tendu un piège. Pour quelles raisons ? C’est là un mystère qu’ont tenté de dévoiler de nombreuses écoles mystiques ou gnostiques. Pour l’Eveillé, au-delà de la dualité de l’araignée qui dévore la mouche, il y a l’Unité du Brahman.

Un piège contient toujours un élément de perfidie. C’est à nous de le découvrir. Telles sont les raisons pour lesquelles le Bouddha enseignait que la vigilance conduisait à l’immortalité.

Cette vigilance nous permettrait de découvrir que nous sommes « piégés » et que l’artisan de ce piège n’est autre que la somme de nos mémoires accumulées, non seulement dans cette vie mais aussi celles contenues dans le code génétique.

L’étude de la nature nous offre de très curieux exemples de pièges dans lesquels les victimes tombent inconsciemment sous l’emprise de mémoires. Elles sont évidemment inconscientes mais elles agissent avec force.

Les biologistes viennent de découvrir que certaines araignées de l’Amérique du Sud ne tissent pas de toiles mais attirent leurs proies en dégageant des effluves sexuels correspondant aux odeurs de certains papillons femelles. Lorsque les papillons mâles passent aux alentours, ils sont attirés par ces effluves et rodent autour de l’araignée. Lorsqu’ils arrivent près de celle-ci (appelée Mastophora), elle lance sur eux une petite boule gluante suspendue par un fil à l’une de ses pattes. Le papillon touché est immédiatement immobilisé et dévoré.

Qu’est-ce qui attire les papillons mâles sinon l’odeur des effluves sexuels ? Et s’ils le sont, c’est en vertu des automatismes de la mémoire inscrits dans le code génétique. La plupart des êtres humains sont inconsciemment victimes de processus que leur dictent leurs mémoires accumulées. L’amour humain, s’il peut être révélateur et exaltant, peut comporter une part de piège. Ce n’est certes pas le corps humain qui doit être accusé de perfidie mais l’ensemble des créations mentales que suggèrent les mémoires accumulées.

Là se situe le piège. Le rôle des mémoires accumulées est de première importance dans notre identification, non seulement à nos pensées mais surtout au corps et à l’attrait mutuel des corps conditionnés par les mêmes pulsions.

Le professeur Ruyer met en évidence la position philosophique des gnostiques à l’égard de la notion de corps dans la « Gnose de Princeton ». Il déclare : (p. 35)
« La Gnose prend le contrepied du scientisme matérialiste. Tous les êtres sont conscients, signifiants. Non seulement leur « corps » (leur envers visible) n’est qu’un aspect superficiel pour un « voyeur » extérieur à eux, mais ils n’ont pas de corps, ils ne sont pas « corps». Ils sont tout endroit. Ils n’ont un envers, un corps, que les uns pour les autres. Ils se voient et se voyant, ils se transforment mutuellement en choses vues. L’existence corporelle n’est jamais qu’une illusion, un sous-produit de la connaissance perceptive. »

Telles sont les raisons pour lesquelles il était écrit dans le Vigyan Bhairava et le Socha Tantra (textes indiens datant de 4.000 ans) : « Au départ d’une union sexuelle, sois attentif à l’embrasement dans le début, et ainsi, en continuant, évite les cendres dans la fin. Lorsque dans une telle étreinte tes sens sont agités comme des feuilles, pénètre (à l’intérieur) de cette agitation. Même, te souvenant de l’union, en l’absence de l’étreinte, que la transformation essentielle ait lieu. »

Ce n’est donc que par la vigilance que nous pouvons nous libérer des pièges que nous tendent la perfidie des objets et des corps.

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Faute d’exercer cette vigilance, l’être humain risque d’être pris au piège et joue, sans le savoir, le rôle du pauvre papillon paralysé pour être dévoré par l’araignée Mastophora. Et l’immense majorité des êtres humains sont plus ou moins dans cette situation. Seul, l’éveil intérieur authentique peut les en délivrer.

Très loin de cet éveil, l’homme moyen de nos jours a fait du XXème siècle le siècle de la perfidie des corps et des objets.

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Un maître indien, Sri Atmananda, exprimait un langage complémentaire de celui que nous venons d’employer, lors de ses merveilleux dialogues avec feu notre ami et collaborateur le Dr. Roger Godel.

Nous lisons dans l’Expérience libératrice (p. 208) : « L’observateur n’est rien d’autre qu’un miroir où se reflètent les données inhérentes à sa position. En lui se révèlent à la fois et complémentairement l’universalité impliquée dans le substrat et la relativité du point de vue punctiforme. L’observateur fixé à son poste se trouve inéluctablement conditionné par ses propres paramètres. »

Le Dr. Godel demandait alors : « La vision que l’observateur découvre en son point de vue relativiste n’est donc pas illusoire puisqu’elle correspond véridiquement à ses paramètres ? »

Sri Atmananda : « En effet, dans ses opérations, elle est véridique. Mais son erreur consiste à méconnaître le caractère limité de ses perceptions. Elle ignore la multiplicité des points de vue possible, tous d’égale validité. Sur cette ignorance se fonde l’égocentrisme de l’observateur. Le relatif est par lui érigé en absolu. Il en résulte une dégradation de la conscience qui s’enclot dans le champ de l’observateur. L’erreur réside en nous-mêmes, dans nos prétentions fallacieuses. Corrigeons notre point de vue en l’élargissant à la mesure du réel, de la totalité du réel. Quand notre conscience se sera effacée devant l’unique réalité de la Conscience, les apparences seront devenues, pour l’observateur, pure vérité. »

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Ce que les Gnostiques de Princeton appellent la perfidie des objets vient d’être mis en lumière par Sri Atmananda. Il faudrait en fait parler de la perfidie de notre perception des objets. Toute l’erreur s’élabore au niveau de notre mental.

Ce qui n’est qu’un réseau complexe d’interférences entre un observateur et le spectacle observé est enregistré par le mental humain sous la forme d’images fixes. Nous conférons à ces images fixes des caractères de réalité absolue et nous perdons de vue leur caractère évanescent.

Ainsi que l’exprime Sri Atmananda (L’expérience libératrice par le Dr R. Godel, p. 219) :
« Vos dynamismes complexes de l’émotion et de la pensée sont comparables à des ondes vibrant et courant à la surface d’un lac où elles s’entrecroisent en tous sens. A ce phénomène ondulatoire le psychologue indien donne le nom de « vrittis ». Le « moi » n’est qu’un réseau impermanent de « vrittis », de trains d’onde, fortement associées dans ce champ d’énergie qu’est la psyché. »

Nous retrouvons ici le climat spécifique de l’Advaita Védanta. Nous en avons évoqué les caractères essentiels dans nos essais traitant de la naissance, du développement et de la dissolution du mirage de l’ego.

Au royaume des ombres, les ombres apparaissent et se jugent comme réelle et solides par rapport les unes aux autres mais pour l’Eveillé établi dans la Lumière, elles ne restent que des ombres.

Sri Atmananda déclare à ce propos (p. 219) :
« Une ombre aussi se manifeste. Existe-t-elle en propre et indépendamment du corps dont elle révèle l’opacité ? Apparemment, le moi projection de l’épaisseur corporelle pourrait bien ressembler à une ombre. »

Robert LINSSEN, décembre 1977.