Krishnamurti
Le système n’est pas la solution

Le titre est de 3e Millénaire Question : Quelle est votre solution au problème de la famine ? Krishnamurti : Examinons la question elle-même. Ainsi que je l’ai dit l’autre jour, je n’ai pas étudié vos questions. Je les considère devant vous pour la première fois. Donc, nous allons examiner et comprendre votre question ensemble, […]

Le titre est de 3e Millénaire

Question : Quelle est votre solution au problème de la famine ?

Krishnamurti : Examinons la question elle-même. Ainsi que je l’ai dit l’autre jour, je n’ai pas étudié vos questions. Je les considère devant vous pour la première fois. Donc, nous allons examiner et comprendre votre question ensemble, ce qui veut dire que vous n’allez pas devenir les auditeurs, les observateurs, et moi la personne qui répond. Nous allons examiner ce problème très soigneusement ensemble, pas à pas, parce que c’est votre problème aussi bien que le mien. Donc, je vous prie, ne soyez pas en attente d’une réponse, mais voyez les implications, la signification de cette question et tout ce qu’elle contient. Parce que, ainsi que je l’ai dit, le problème contient la réponse ; la réponse n’est jamais en dehors du problème. Si je puis comprendre le problème avec toute sa portée, la réponse est là ; mais si vous avez une réponse, vous ne comprendrez jamais le problème, parce que la réponse, la conclusion, la formule interviennent entre le problème et vous. Seule alors la réponse vous intéresse et vous occupe, non le problème lui-même.

La question est : « Quelle est votre solution au problème de la famine ? » Est-ce qu’aucune solution peut mettre un terme à la famine ? Est-ce qu’aucun système — qui est toujours impliqué dans une solution — peut mettre un terme à la famine, que le système soit de la droite modifiée ou de l’extrême gauche ? Est-ce que la modification du système capitaliste ou un système communiste mettraient un terme à la famine ? C’est cela qui est impliqué dans cette question. Lorsque vous interrogez au sujet d’une solution, vous entendez un système, n’est-ce pas ? Je ne suis pas en train de mettre dans la question quelque chose qui n’y est pas. Nous avons plusieurs systèmes : les systèmes fasciste, capitaliste, communiste. Comme ils n’ont pas résolu le problème de la faim, vous me demandez : « Avez-vous, vous, un système qui le résoudrait ? » En somme : un système, quel qu’il soit, pourrait-il mettre un terme à la famine ?

Or, les systèmes deviennent plus importants que de nourrir les gens, lorsque le système s’interpose entre le problème et vous-même. Permettez-moi de poser la question de cette façon : Pourquoi les systèmes sont-ils devenus importants ? Pourquoi ces systèmes, que font intervenir la gauche et la droite, deviennent-ils importants ? Ils sont devenus importants parce que nous pensons qu’ils résoudront le problème, que par l’application externe d’une certaine action législative, c’est-à-dire par l’obligation imposée aux possédants, à ceux qui ont en main les choses, l’outillage, nous mettrons un terme au problème. Nous pensons que par la violence nous allons transformer la société et faire cesser la faim. J’espère que vous suivez cela. Nous donnons de l’importance aux systèmes, parce que nous pensons que par la contrainte, par la législation, par une action extérieure, nous pouvons mettre un terme à la famine. De toute évidence, jusqu’à un certain point cela est vrai : il n’est même pas nécessaire de le discuter. Mais cela n’est pas tout le problème, n’est-ce pas ? Pourquoi la nourriture, le vêtement, le logement deviennent-ils si importants dans la vie de l’homme ? Ils sont nécessaires, c’est un fait bien évident. Il faudrait être stupide, il faudrait être tout à fait dérangé mentalement pour dire qu’ils ne sont pas nécessaires. Mais pourquoi ont-ils pris une importance si écrasante ? Comprenez-vous ? Ou plutôt : j’espère être assez clair (c’est plus poli de le dire ainsi). Pourquoi les possessions, les relations humaines, les idées, les idéologies deviennent-elles d’une importance dévorante ? Car ces choses sont exactement les mêmes que la nourriture, l’habillement et l’abri, mais sur un plan différent de pensée. Car nous nous basons sur un système pour résoudre ce problème ; nous disons que ceci ou cela est le meilleur système, le communiste, le socialiste ou le capitaliste, et là nous nous arrêtons. Mais certes, cela n’est pas la réponse. Si nous entrons un peu plus profondément dans le problème, nous nous demanderons pourquoi ces choses faites par la main ou par l’esprit deviennent d’une portée si extraordinaire dans nos vies. Est-ce parce que nous avons besoin de nourriture, de vêtements et d’abris ? Mais pourquoi sont-ils devenus une influence si dominante dans nos vies ? Certes, si je puis trouver la vérité de cette question, la nourriture, le vêtement et l’abri, pour nécessaires qu’ils soient, deviendront d’importance secondaire. Alors je ne donnerai pas une importance exagérée à ces choses, parce qu’il me sera égal d’avoir un peu plus ou un peu moins. Donc il m’est tout à fait égal que la société soit organisée par tel groupe ou par tel autre groupe : je ne tuerai pas, je ne m’affilierai à aucun des deux, ce qui me ferait détruire par l’autre. Suivez-vous ? Lorsque les systèmes deviennent importants, le problème lui-même devient secondaire ; car l’accent est mis sur le système et non sur le problème. C’est cela qui se produit dans le monde à notre époque. Si le monde entier se préoccupait de nourrir l’homme, il est certain que le problème serait très simple. Les hommes de science ont déjà fait assez de découvertes pour rendre possible l’alimentation, l’habillement et le logement de l’homme. C’est un fait irréfutable. Mais nous ne tirons pas parti de ces possibilités, parce que nous sommes plus intéressés par les systèmes que par le problème de nourrir l’homme. Nous disons : « Mon système est meilleur que votre système » et nous sommes prêts à détruire, à nous égorger, à nous liquider les uns les autres. Qu’arrive-t-il par la suite ? Le pauvre, qui a faim, reste sur sa faim. Tandis que si nous ne nous appuyons pas sur des systèmes, mais comprenons quelles sont les implications du problème lui-même, alors des systèmes pourront être employés, mais ils ne deviendront pas nos maîtres.

Quelles sont donc les implications du problème ? Pourquoi les hommes — qui sont vous et moi — ont-ils donné une portée si extraordinairement dominante aux choses, à la propriété, à l’alimentation, aux vêtements, aux abris ? Nous donnons de l’importance aux valeurs sensorielles qui sont la nourriture, les vêtements et les abris, parce que nous les utilisons comme moyen d’expression psychologique individuelle. Je veux dire que la nourriture, l’habillement et le logement sont utilisés par l’individu pour son propre accroissement psychologique. Après tout, la propriété a très peu de sens par elle-même, mais, psychologiquement, la propriété assume une portée extraordinaire, parce qu’elle confère une position, un prestige, un nom, un titre. Et puisqu’elle donne le pouvoir, une position, de l’autorité, vous vous accrochez à elle ; et sur cela vous construisez un système qui détruit l’équitable distribution des choses à l’homme. Tant que vous et moi, psychologiquement, utilisons la propriété, le nom, la croyance (qui sont la même chose que la nourriture, le vêtement et l’abri, à un niveau différent), la famine doit forcément exister, il faut qu’il y ait conflit entre l’homme et l’homme. Je puis ne pas rechercher le pouvoir au moyen de possessions, mais je deviens le commissaire, le bureaucrate, exerçant un énorme pouvoir, ce qui augmente encore la tension entre l’homme et l’homme. Tant que vous et moi, ou un groupe quelconque de personnes, utilisons la nourriture, le vêtement et l’abri comme instrument d’exploitation, de pouvoir, le problème de la famine continuera. Un système n’est pas la solution du problème, parce qu’un système est dans les mains d’une minorité ; c’est ainsi que le système devient important. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas un système pour régler l’homme et son avidité ; mais le problème peut être résolu radicalement, une fois pour toutes, non par le canal d’un système, mais seulement lorsque vous et moi sommes conscients du fait que nous nous servons de la propriété, des choses faites par la main ou par l’esprit, comme instruments pour notre expansion propre. Après tout, éliminez votre nom, votre titre, vos possessions, vos B.A. et vos M.A. et qui êtes-vous ? Vous êtes réellement une non-entité, n’est-ce pas ? Sans vos propriétés, sans vos médailles et tout le reste, vous n’êtes rien. Et pour voiler ce vide, vous utilisez les possessions, vous utilisez le nom, la famille. Le vide psychologique de l’homme cherche toujours à se couvrir avec des possessions, qui sont nourriture, vêtement, logement.

Ainsi, le problème de la famine est beaucoup plus psychologique que législatif ; ce n’est pas une question de simple imposition par la force. Si nous voyons réellement la vérité de ceci, nous cesserons de nous servir des choses comme instruments de notre expansion propre, et, par conséquent, nous aiderons à instaurer un nouvel ordre social. La vérité de la question est bien en ce que vous et moi utilisons les choses faites par la main ou par l’esprit comme moyen d’expansion propre, et, par conséquent, nous donnons une importance extraordinaire aux valeurs sensorielles. Mais si nous n’attachons pas une fausse signification aux valeurs sensorielles, c’est-à-dire si nous ne donnons pas l’importance prédominante à la nourriture, à l’habillement, à l’abri, le problème est simple et très facilement résolu. Alors les hommes de science se réuniront et nous donneront de la nourriture, des vêtements, des abris ; mais ils ne le feront pas maintenant, parce que, comme vous et moi, ils appartiennent à une société qui utilise les choses comme moyen d’expansion propre. Les hommes de science sont comme nous tous ; ils peuvent être différents dans le laboratoire, mais ils sont conditionnés comme vous et moi. Ils sont nationalistes, recherchant psychologiquement le pouvoir, et ainsi de suite. Il n’y a donc pas de solution par leur intermédiaire. La seule solution à ce problème est en nous-mêmes : voilà la vérité. Si vous la comprenez réellement, il y aura une révolution, cette révolution intérieure qui est créatrice ; et par conséquent il y aura une société qui ne sera pas simplement statique, mais qui sera créatrice parce qu’elle représentera vous et moi. Monsieur, en comprenant ce qui est qui est le problème la vérité est découverte. C’est la perception immédiate de la vérité qui est libératrice, non la fabrication d’idées. Les idées ne peuvent que multiplier d’autres idées, et les idées, en aucune façon, ne donneront le bonheur à l’homme. Ce n’est que lorsque cesse la représentation des choses dans l’esprit qu’il y a être, et être est la solution.

1948