(Revue Être Libre, numéros 202-204, Octobre-Décembre 1962)
Les philosophies indiennes ont une énorme richesse de contenu. Depuis trente siècles, les nuances les plus opposées se sont développées, donnant lieu à des courants de pensées contradictoires.
Les détracteurs de l’Inde tentent de discréditer cet état de chose en y voyant du désordre ou de l’incohérence. Rien n’est plus inexact. De tels arguments démontrent péremptoirement l’ignorance de ceux qui les utilisent. Les grands systèmes de la philosophie indienne constituent à eux seuls, pris isolément, de véritables monuments de théologie, de métaphysique, de spiritualité et de psychologie. La grande variété des positions philosophiques provient de deux facteurs essentiels. D’abord, la liberté totale de recherche, ensuite la tolérance.
Cette liberté totale de recherche résulte du fait que l’Inde et l’Orient, en général, n’ont pas été paralysés par l’autorité d’une religion se réclamant de révélation divine. L’immense variété des écoles philosophiques de l’Inde a permis à la spiritualité indienne d’être l’inspiratrice de la plupart des grandes religions et philosophies du monde actuel.
Les antiques Védas (dont les origines incertaines se situent en tous cas à un ou plusieurs millénaires avant notre ère) et les Upanishads, bases essentielles du brahmanisme ont eu une influence profonde sur la pensée bouddhiste. Et si le Bouddha a réagi vigoureusement contre les superstitions et les pratiques de magie dérivant de certains aspects de l’esprit Védique, sa position rejoint à beaucoup d’égard celle de Shankara. Les plus grands spécialistes, tels René Grousset, Masson-Oursel, s’accordent sur ce point. Les points de contact entre le Bouddhisme Mahayaniste et l’antique advaita indien sont nombreux. Certes, nous savons que l’Inde a chassé le bouddhisme pour revenir à l’ontologie brahmanique et védique restaurée par le védanta. Néanmoins, le bouddhisme ressuscité en Chine par les grands patriarches du Ch’an du Ve au XIIIe siècle et se développant au Japon dès le XIe siècle, doit énormément à l’Advaita indien.
Lorsque le bouddhisme se mêla au Taoïsme chinois pour devenir Ch’an en Chine et Zen au Japon, nous voyons la plupart de ses interprètes et commentateurs illustres se référer constamment aux antiques textes sanscrit de l’Inde. Une grande confusion existe généralement concernant les relations et les différences existant entre brahmanisme, védas, bouddhisme et védanta.
Le brahmanisme est la religion que pratiquent ceux qui suivent les Védas et les Upanishads. Il est antérieur au Bouddhisme.
Le bouddhisme a été enseigné aux Indes par le Bouddha, qui naquit à Kapilavastu vers 576 avant notre ère.
Le Védanta se développa dès le Ve siècle après J. C. Son ontologie s’oppose à celle du Bouddhisme et tend à restaurer les notions substantialistes du Brahman et de l’Atman, très chères à l’antique brahmanisme.
Les spécialistes s’accordent à considérer le védanta comme l’achèvement et le couronnement des védas. Le védanta a systématisé de façon parfaitement claire les conceptions philosophiques des Upanishads. Les Upanishads doivent être considérés comme les enseignements de base de l’antique orthodoxie brahmanique.
Les textes essentiels de l’école védantique s’appellent les Brahma-Sûtras. Ils ont été écrits, d’après le professeur Masson-Oursel, vers le IVe siècle de notre ère. Les Brahma-Sûtras s’opposent à l’acosmisme du bouddhisme mahayaniste. En vertu de cet acosmisme bouddhiste l’Univers, tant manifesté que non-manifesté, ne serait que pur mirage, absent de toute substantialité, résultant essentiellement d’une incapacité de « Vue Juste ».
Le plus grand interprète du Védanta fut incontestablement Shankara, brahmane d’origine shivaïte. Il vécut de 788 à 820 après J. C. Shankara est généralement considéré comme l’un des principaux adversaires indiens du bouddhisme. Mais en dépit de cette hostilité déclarée, il est facile de constater que de tous les commentateurs des Brahma-Sûtras, Shankara a été celui qui adopta la position la plus proche du bouddhisme.
Quelle est la différence essentielle entre le Bouddhisme et le Védanta ?
Le Bouddhisme mettait en évidence l’impermanence de tous les agrégats d’éléments, tant physiques que psychiques et spirituels. Il niait l’une des bases de l’antique philosophie brahmanique : l’existence de l’Atman dont tous les textes védiques et upanishadiques chantent la gloire. La notion de l’Atman implique l’existence de l’âme universelle et de la substance.
Nous devons considérer le Védanta comme une restauration des valeurs traditionnelles de l’ontologie brahmanique. II doit être envisagé comme une victoire psychologique de l’esprit indien antique qu’avaient tenté de démanteler les enseignements sévères et dépouillés du bouddhisme.
Nous avons souvent insisté dans nos publications sur le fait que le dépouillement extrême, le strict phénoménisme, l’acosmisme, l’anti-ritualisme du bouddhisme pur étaient incompatibles avec la psychologie profonde de l’Inde, profondément empreinte de la pensée et des rites védiques.
Néanmoins, l’étude de la pensée Shankarienne nous montre de grandes affinités avec le strict phénoménisme des Vijnavadins. (L’Ecole Vijnavadin est une école bouddhiste, appelée également école Yogâcâra, fondée par Asanga et son frère Vasabandhu vers le Ve siècle après J. C.)
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Une étude approfondie des Brahma-Sûtras à travers leurs principaux commentateurs, nous en montre des interprétations complexes, nuancées et même parfois opposées.
Parmi ces commentateurs nous citerons surtout Shankara, Ramanuja, Nimbarka, Madhya et Vallabha. Nous donnerons, en ce qui nous concerne, notre préférence aux commentaires de Shankara, fidèles à l’antique Advaïta, c’est-à-dire au non-dualisme absolu (kévaladvaïta).
Signalons cependant une fois de plus que l’immense liberté d’interprétation indienne des textes védiques et upanishadiques a donné tout récemment encore des œuvres d’une portée considérable.
De Sri Ramakrishna jusqu’au Maharshi en n’oubliant ni Vivekananda, ni le Swami Siddheshwarananda, ni Sri Krishna Menon, l’Inde a donné naissance à des penseurs, des sages illustres.
Et la place nous manque pour évoquer le côté mystique de l’œuvre de Tagore et de Sri Aurobindo. Nous voyons toute l’ampleur des commentaires de l’Isba Upanishad et de la Kéna Upanishad réalisés par Sri Aurobindo. Ceci nous montre l’inépuisable richesse des enseignements brahmaniques et védantiques (1).
Est-il possible en quelques lignes d’exposer les bases essentielles du Védanta? Non, si nous envisageons l’ensemble des commentateurs. Oui, si nous nous limitons à Shankara.
Nous résumerons ici les points principaux du Védanta à travers la psychologie, la cosmologie et la théodicée de Shankara.
1° Psychologie shankarienne :
Dès le départ, Shankara pose l’existence de l’Atman ou « moi-absolu ». Ce « moi » ne doit pas être confondu avec le « moi » personnel. Au contraire, l’ « Atman », dit Shankara, « est le lieu de toute démonstration. Donc il est antérieur à toute démonstration. »
L’Atman est totalement différent d’une conscience objectivée, concrète et nettement différenciée. Il s’agit plus exactement d’un principe de conscience cosmique, source intérieure mais impersonnelle de la personnalité. La conscience personnelle qui nous est familière serait une sorte de travestissement de cette conscience universelle.
Cependant, selon Shankara, la personnalité consciente et son psychisme individuel (jiva-manas) ne sont que les résultats de l’ignorance (avidyâ). Nos identifications mentales, nos jugements de valeurs, nos concepts, notre sens de l’existence, les perceptions que nous avons de nous-mêmes et des choses sont produits à la surface de l’Atman par les catégories limitatives de l’entendement et de la sensibilité (upadhis).
La personnalité séparée, telle que nous la connaissons, n’est qu’une illusion. Seul, l’Atman universel est véritable, indestructible. Il existe par lui-même, autogène, non-produit, sans pensée, esprit indéterminé et virtuel.
2° Cosmologie shankarienne :
L’idéalisme de Shankara est assez semblable à celui de Berkeley. Il conduit le védanta à l’acosmisme : le monde extérieur (textuellement le monde des noms et des formes — nama-rûpa) n’a pas d’existence réelle. L’hypothèse d’une matière constituée d’atomes (anu) conduit à des contradictions.
Les représentations mentales que nous avons des choses, des êtres et de nous-mêmes, sont faussées par la magie (maya) d’interactions réciproques entre le sujet et l’objet. Nos conceptions subjectives déjà faussées au départ sont ensuite projetées au dehors et tentent de donner corps à une réalité inexistante. L’objet et le sujet phénoménal ne sont que des produits artificiels de morcèlements arbitraires de la pensée.
Le spectateur et le spectacle ne sont que des mirages engendrés par les catégories limitatives de l’entendement. En un mot, l’image de l’univers, telle que nous la voyons, résulte d’un vice de fonctionnement mental. Elle est engendrée par l’ignorance.
Mais Shankara ne s’arrête pas là. Il nous fait comprendre que nous faisons naître l’Univers lui-même à partir de nos catégories mentales.
3° Théodicée shankarienne :
La théodicée de Shankara découle de sa cosmologie et de sa psychologie. Dans son ultime demeure, qui est l’ultime demeure des êtres et des choses, Dieu est être pur et spiritualité parfaite. Il est pure pensée, sans distinction, sans attributs (Nirguna), sans qualité particulière, antérieur au sujet et à l’objet ainsi qu’à l’acte phénoménal de connaissance.
Une certaine similitude existe ici entre la pensée de Shankara et celle du Vijnavadin bouddhiste Asanga. La seule différence réside dans le fait que pour Asanga l’Alaya Vijnâna n’avait aucune substance, tandis que le Brahman de Shankara est substantiel.
« La seule Réalité», dit Shankara, « est l’Intelligence sans forme, sans qualité, sans aucune limitation de temps, d’espace ou de causalité… » Le brahman est donc la pensée virtuelle totale.
On est en droit de se demander en vertu de quels processus le Nirguna Brahman, esprit purement virtuel, s’est transformé pour se diviser à l’infini, en formant le Cosmos et les personnalités illusoires ?
Mais nous nous demandons d’ailleurs si une telle transformation et une telle division n’ont jamais eu lieu, du moins de façon aussi tranchante que tend à nous le faire supposer l’imperfection de nos sens et de nos perceptions.
En tous cas, pour Shankara la pensée virtuelle se réalise et se fragmente par l’entremise de la Maya, l’Illusion universelle présentée comme étant inhérente à l’Etre absolu.
Grâce à la Maya, nous dit Shankara, le Brahman inconditionné tombe dans les conditionnements. Cette position est assez différente du Bouddhisme et notamment du Zen ou le maître Suzuki nous enseignait que le « caractère illusoire des choses résultait d’un vice de fonctionnement de notre mental » (texte anglais : « the mayaness of things is born in the mind »).
Néanmoins, pour Shankara, les conditionnements (upadhis) créent le devenir et les singularités qui nous sont familières grâce à la Maya. Pour le Védanta, cette opération est à la fois illusoire et éternelle. Elle est illusoire parce que le jeu de la Maya à la périphérie de l’indestructible brahman n’affecte en rien la nature absolue du brahman Celle-ci demeure éternellement intelligence pure, virtuelle et inconditionnée.
La place nous manque ici pour critiquer la faiblesse d’une position prétendant d’une part le caractère absolu du Brahman et posant d’autre part la distinction entre Brahman et la Maya. Shankara enseigne que le Brahman inconditionné tombe dans les conditionnements, mais il tente de sauver la situation en affirmant que le Brahman
n’est nullement affecté par ces conditionnements.
Nous pensons que la vérité est à mi-chemin entre la position de Shankara et celle de Vallabha (1479- 1531), du moins en ce qui concerne ce paragraphe. Pour Vallabha, l’Univers est non le produit de la Maya. Il est sans intervention de la Maya, le Brahman lui-même. La doctrine de Vallabha est un pur monisme.
Malheureusement il tombe dans l’erreur de l’identification à l’aspect extérieur des choses, négligeant les aspects intéressants de l’idéalisme et du phénoménisme shankarien. De ce fait sa technique de réalisation implique les cultes et la pitié.
Seules les doctrines inférieures accordent de l’importance aux pratiques, aux cultes et à la pitié. Le signe distinctif des doctrines supérieures, tant pour l’Advaita indien Védanta que pour le Bouddhisme, est l’absence de pratiques, de cultes. L’action juste de l’Eveillé s’effectue en dehors des rites.
Ceci nous conduit à envisager la théorie du salut selon Shankara. La libération spirituelle du Védanta est identique à celle des Upanishad quant au fond. L’homme doit accéder à la découverte de son propre Atman, qui est le Brahman universel. Selon l’antique parole « Tat twam asi » (Tu es CELA !), les disciples du Védanta découvrent que l’essence de leur être est Dieu. La vision et la réalisation effective de cette unité de profondeur délivre le chercheur du sortilège du « samsâra », c’est-à-dire de la roue des naissances et morts successives.
Le disciple du Védanta réalise enfin la plénitude de son être vrai, qui de toute éternité est « Sat-Chit-Ananda », c’est-à-dire Etre Pur, Conscience pure indifférenciée, pure béatitude.
Ainsi que l’exprimait Nolini Kanta Gupta, disciple de Sri Aurobindo : « Il existe une Joie devant laquelle toutes les autres joies ne sont que souffrance ».
(Résumé d’une conférence donnée à Paris le 23 janvier 1963)
(1) La place nous manque ici pour parler de Krishnamurti. Qu’on le veuille ou non, l’histoire le placera parmi les penseurs indiens par le fait qu’il est né aux Indes. La position de Krishnamurti se situe totalement en dehors des systèmes traditionnels de la pensée indienne. Il s’écarte davantage du Védanta que de certains aspects du Bouddhisme. En effet, il s’attaque ouvertement et de façon précise à la notion d’Atman védantique, qu’il considère comme une création mentale.