(Revue Être Libre, Numéro 218, Janvier-Mars 1964)
La mort ne diffère pas de la vie (Thalès).
A. — Vie et mort en microphysique.
Dans les considérations qui suivent, la vie et la mort seront envisagées, sur tous les plans, comme les aspects opposés mais complémentaires d’un même processus.
Qu’entend-on exactement par les mots « vie et mort » pris dans leurs sens les plus larges et les plus généralisés ?
Lorsque nous parlons de la « vie » d’un homme de soixante ans, nous exprimons par là une continuité d’existence vécue où malgré les fluctuations de caractères et de détails dans les incidents de la destinée, une certaine identité de fond est conservée. Lorsque par la vieillesse ou la maladie ou par accident le cœur a cessé de battre, lorsque la vie physiologique et psychologique s’est arrêtée, nous parlons de mort.
La mort est en fait liée à la loi fondamentale du changement. Mais la vie à beaucoup d’égards est également liée au changement. Néanmoins, d’un point de vue général et d’ailleurs fort superficiel lorsque l’on parle de la vie de quelqu’un, on évoque généralement par là, la continuité — donc l’absence de changement — d’un caractère, d’un faisceau de tendances psychiques contradictoires dont le bilan se traduit par une certaine originalité, par une unicité relativement identiques à elles-mêmes tout au long d’une existence.
Cependant, une étude attentive de l’intensité des échanges intercellulaires, des processus atomiques et intranucléaires nous montre la précarité et l’imprécision de nos notions relatives au changement, à la continuité, à la vie, à la mort.
Tandis qu’à l’échelle d’observation familière nous pouvons apparemment parler de la continuité biologique ou psychologique d’une personne, à l’échelle intranucléaire sous-jacente aux niveaux cellulaires, moléculaires et atomiques, des changements continuels s’opèrent à un rythme foudroyant. L’histoire de la plupart des constituants ultimes de la matière est celle de milliards de morts et de résurrections par seconde. Si nous appliquons nos valeurs anthropomorphiques de vie humaine toutes empreintes de continuité et d’individualité permanente aux corpuscules atomiques, nous nous trouvons devant une impasse. Dans cette optique, la « vie » de la plupart des corpuscules atomiques ne dure que quelques milliardièmes de seconde. L’intensité des processus de liaisons à l’échelle infra-nucléaire et la nature extraordinairement fluide des corpuscules atomiques nous interdit de les considérer sous l’angle d’une quelconque individualité et moins encore sous celui d’une continuité. Dans cette zone ultime de la matérialité, nous l’avons vu à maintes reprises, le changement et le mouvement sont tout puissants. La vie et la mort des évanescentes individualités corpusculaires du monde atomique apparaissent comme l’expression d’un processus de mouvement fondamental qui les englobe et les domine.
Il en est d’ailleurs ainsi sur tous les plans de l’Univers, qu’ils soient atomiques, biologiques ou psychologiques. Un mouvement fondamental, une sorte de permanence dynamique et non statique englobe et domine tous les mouvements présidant aux milliards de naissances et de morts d’un univers.
B. — Vie et mort biologique.
C’est sous cet angle et dans cette direction que s’est orientée la pensée du physicien français Charles-Noël Martin, qui écrit (p. 231 de « L’humanisme à l’humain ») :
« On ne peut définir la vie comme étant uniquement de la matière structurée qui accumule (les plantes), ou utilise (les animaux) une énergie externe (solaire ou autre). Il y a « autre chose », qui nous échappe complètement, dont nous avons la notion intuitive mais que nous ne pouvons ni décrire ni expliquer. Ce « quelque chose » d’indéfinissable peut très bien être un jour atteint par une science immensément plus avancée; ou bien même ne l’être jamais, parce que notre esprit n’est pas bâti pour cela. Ceci n’exclut nullement que ce quelque chose obéit à des lois tout comme le monde physique obéit à des lois mathématiquement descriptibles. Et comme j’estime que les mathématiques présentes et futures doivent contenir toutes les descriptions de ce qui est, je pense que le « quelque chose » peut être assujetti aussi aux lois si fondamentales de l’invariance. Il y a conservation à travers les transformations. »
Nous avons évidemment quelques réserves à formuler quant au sens de la pensée qui vient d’être citée. Nous sommes d’accord lorsque Charles-Noël Martin évoque l’existence d’un « quelque chose » d’autre ou de plus, constituant une sorte de permanence dépassant les dualités de la vie et de la mort biologique, mais nous ne sommes plus d’accord lorsque la notion de permanence ou invariance statique se trouve avancée, elle est au contraire celle d’un champ cosmique de création pure.
Il se peut d’ailleurs que Charles-Noël Martin le comprenne d’une façon qui s’approche de la nôtre. En effet, lorsqu’il évoque l’existence d’un principe invariantif, il considère le « fait d’être vivant » comme élément de preuve dominante. Nous lisons (p. 231) :
« … naître, vivre et mourir, ce sont des transformations. Là aussi, il y a un principe invariantif, c’est la qualité d’existence elle-même, le fait d’être vivant. En effet, la qualité vie est permanente, puisqu’elle est transmise de génération en génération et cela depuis l’origine. »
Et page 232 :
« Indépendamment de cette invariance vitale dans la qualité d’une continuité temporelle, il faut faire entrer en ligne de compte une autre continuité, c’est celle qui intéresse l’individu et non plus l’espèce. Et là, sans doute, le « quelque chose » défini ci-dessus doit intervenir. Ce « quelque chose » est-il une quantité, une qualité ou un facteur ou une propriété, soit de la matière vitale, soit de l’intellect, soit de la conscience, je n’en sais rien et me déclare incapable de le définir plus avant. Sans doute, est-ce ce que l’on appelle l’âme, encore que ce que je conçois me paraisse plus général, plus abstrait, sûrement plus proche de la signification mathématique que je cherche. De même que le rayon lumineux selon le schéma de la relativité généralisée suit une géodésique de l’espace-temps, pourquoi l’existence ne suivrait-elle pas une ligne imposée dans l’univers, ligne mathématiquement définie par des propriétés intrinsèques à un « espace-temps vital » que j’appelle ainsi faute de mieux. »
Nous voici enfin au point capital où Charles-Noël Martin fait appel, comme nous l’avons fait nous-mêmes, à l’existence de dimensions supplémentaires correspondant à nos « dimensions essentielles ».
Nous lisons en effet (p. 232) :
« Même dans ce schéma certainement très simpliste que j’élabore, une possibilité d’invariance apparaît, qui fût celle à l’origine de mes réflexions à ce sujet, c’est celui du nombre des dimensions. J’avais 16 ans, quand à la lecture d’un ouvrage d’Eddington sur la relativité généralisée, j’étais parvenu à une propriété mathématique affirmant que pour passer d’un espace à trois plus une dimension (trois-espace et un temps) à un espace à quatre dimensions (quatre-espace), il fallait franchir une limite où la vitesse de la lumière s’annule. Cela m’avait vivement frappé car, aussitôt, j’avais aperçu l’analogie suivante : la mort est, pour celui qui cesse de vivre, une annulation de la vitesse de la lumière; il n’y a plus de temps pour lui; or, rien ne caractérise mieux la dimension temps que le photon à vitesse invariante… Plus de vie, donc plus d’évolution, cela signifie qu’il faut soudainement un temps infini pour que toute l’évolution ultérieure survienne, donc, au fond, que la vitesse du photon devienne nulle. »
Or, cette annulation de la vitesse de la lumière correspond précisément au franchissement d’une dimension supplémentaire. Ce que nous appelons la mort, pour Charles-Noël Martin n’est qu’une étape d’un processus s’exprimant dans d’autres dimensions.
« La mort n’est-elle pas un franchissement, nous demande-t-il (p. 233), puisqu’elle correspond justement à cette propriété mathématique énoncée bien indépendamment de ces considérations? Et comme nous sommes des êtres évoluant dans un espace-temps à trois plus une dimension, la proposition n’impose-t-elle pas de conclure que la mort nous fait pénétrer dans un espace à quatre dimensions (d’espace) ?… »
L’auteur s’inspire également de la vie et de la mort des corpuscules atomiques et fait à ce point de vue des constatations se rapprochant des nôtres.
« Que notre vie, si brève aux yeux du cosmos et sitôt disparue, soit une fugace apparition soudainement matérialisée et sitôt disparue, cela me paraît hors de doute. Et j’en veux pour analogie les particules élémentaires que nous étudions depuis quelques années : on les voit, elles se matérialisent subitement, vivent un millionième de seconde ou un milliardième, puis disparaissent, leur sillage étant tout ce qui reste d’une manifestation tangible. Or, n’y avait-il rien avant et rien après ? Absolument pas, il y a toujours quelque chose avant et quelque chose après, les trois stades n’étant que des transformations sous des formes et des manifestations différentes de phénomènes sous-jacents à ce que nous observons.
Alors que la vie soit, à l’échelon individuel, un bref passage par un stade imposé par la structure même d’un monde qui nous porte, cela me parait certain. Peut-être y a-t-il un réservoir cosmique de vie, de conscience… avec matérialisation sous forme psychique sur un support matériel évolutif, puis restitution au fond immuable. De même que le contenu « énergie de l’univers semble être invariant, de même il y aurait un contenu « conscience »… la mort étant un passage, un changement d’état vers… l’Inconnu. »
Est-il besoin de faire remarquer à quel point chaque mot de cette citation de Charles-Noël Martin s’accorde avec notre pensée. Certainement oui, ce « réservoir cosmique de vie et de conscience » existe. Il n’est autre que ce champ de conscience cosmique et impersonnel se situant dans les trois dimensions essentielles dont nous avons décrit les propriétés et qualités.
Il nous sera utile d’examiner maintenant ce que pense un biologiste du problème de la vie et de la mort.
Dans un dialogue inédit qu’a bien voulu nous confier Madame Alice Godel, le Docteur Roger Godel envisage le problème de la vie et de la mort sous un angle particulièrement intéressant, complétant admirablement notre pensée et permettant de nous préparer aux conclusions assez particulières de ce chapitre.
Le Docteur Roger Godel insiste comme nous sur le caractère évanescent de la personnalité intervenant à titre second et dérivé devant l’éternel devenir d’une réalité se situant au delà de la vie et de la mort. « Que représente le « je » dans la question « que puis-je » ? » demande le Docteur Godel. Cela représente un niveau de perception, une instance dans un monde illimité de possibles. Je me conçois comme un être fini, un être arrêté dans sa forme, dans ses possibilités… A ce titre-là, je suis totalement impuissant. Je dois admettre la possibilité d’un renouvellement complet, total et incessant de moi-même. Donc, ce qui va bénéficier de la transformation n’est pas moi, c’est un devenir incessant… Et ce devenir, où doit-il aboutir ? A un dépouillement complet, total de toutes les cristallisations que ma pensée peut retenir pour me limiter. Nous ne sommes pas ce que nous paraissons être à nos propres yeux. Nous sommes ce perpétuel devenir qui, en nous anéantissant, nous renouvelle. Si cet être auquel momentanément je m’identifie (cet être physique, psychique, mental, sensible) puise en la conscience pour en connaître le fonctionnement, que découvrira-t-il ? Il découvre que loin d’être une individualité séparée du reste de l’Univers, il est immergé dans une sorte d’océan, océan que l’on pourrait comparer à un vaste champ de conscience. »
Nous nous trouvons ici en présence du « champ de conscience cosmique », dont nous avons fait fréquemment allusion dans nos essais. Notre « être véritable », comme le dit le Docteur Godel, est en réalité ce champ de conscience désanthropomorphisé formé par le mouvement de création se situant à la fois dans les trois dimensions essentielles et dépassant toutes dimensions.
Nous terminerons ce chapitre par quelques considérations relatives aux problèmes de la vie et de la mort tels que les envisage un des penseurs les plus profonds de l’époque actuelle: Krishnamurti.
Le Dr. Godel insistait déjà sur le perpétuel renouveau de la vie. « La vie est fonctionnelle », écrivait-il dans un inédit. « Elle n’est pas matérielle, elle est perpétuelle émergence de transformation et de renouveau. »
C’est dans cette perspective de création continuelle, de renouveau intégral que Krishnamurti envisage les problèmes de la vie et de la mort. A ce niveau, nous nous trouvons évidemment devant une Vie qui se situe bien au delà de la vie biologique et de la mort telles que nous les connaissons.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le problème de la vie et de la mort, pour la plupart d’entre nous si angoissant et parfois dramatique, se révèle un pseudo problème résultant de notre identification à de fausses valeurs, à la condition que nous puissions nous délivrer des pièges de la durée, de la continuité.
Lorsque des questions sont posées à Krishnamurti sur le problème de la mort, il tente toujours de nous montrer en quoi le fait naturel de la mort devient un problème dans la mesure où notre esprit est inconsciemment esclave d’un désir fondamental de continuité.
Critiquant ceux qui cherchent refuge dans l’idée de la réincarnation ou dans certaines croyances d’une vie post-mortem, Krishnamurti s’adressait ainsi à ses auditeurs (Talks by Krishnamurti, Saanen 1963, p. 46 et 47) :
« Avons-nous compris la trivialité de ce désir de continuité ? Ne voyons-nous pas que cette demande de continuité émane simplement de notre processus de pensée ? Dès que vous voyez ce fait, vous comprenez la stupidité d’une telle demande. Le « moi » continue-t-il après la mort ? Et qu’est-ce que ce « moi » à la continuité duquel vous aspirez ? Vos plaisirs et vos rêves, vos espoirs, vos désespoirs et vos joies, vos propriétés, le nom que vous portez, votre caractère mesquin et les connaissances que vous avez acquises dans votre vie étroite, auxquelles ont suppléé quelques professeurs, littérateurs et artistes. Voilà ce que vous voulez assurer d’une continuité. La mort est l’inconnu, mais vous avez des idées (préconçues) à son sujet. Vous évitez de regarder la mort en face, ou bien vous la rationalisez en disant qu’elle est inévitable, ou vous avez des croyances qui vous donnent le confort et l’espoir. Mais ce n’est seulement qu’un esprit mûr, dégagé de toute peur, de toute illusion qui peut observer et découvrir ce qu’est la mort parce qu’il sait comment vivre dans le présent. Vivre dans le présent, signifie qu’il n’y a aucun attachement au passé et aucun espoir pour l’avenir; par conséquent l’esprit déclare « aujourd’hui est suffisant pour moi ». Il ne fuit pas le passé ni ferme les yeux sur l’avenir, mais il a compris la totalité de la conscience, qui n’est pas seulement l’individuel mais aussi le collectif, il n’y a plus, par conséquent, de « moi » séparé de la collectivité. En comprenant la totalité de lui-même l’esprit a compris le « particulier » aussi bien que l’universel. Il s’est affranchi de toute ambition et de toute recherche de prestige. Toutes ces choses ont complètement disparu d’un esprit qui vit intégralement dans le présent et qui meurt à tout ce qu’il a connu, chaque minute de la journée. Alors, vous vous découvrirez — si vous avez été aussi loin — que la mort et la vie sont UNE. »
Nous découvrons ici le sens véritable de l’antique pensée « il faut mourir pour renaître ». Par cette « mort » on n’entend pas une mort physique mais aussi et surtout une mort psychologique. Cette « mort » psychologique constitue l’inévitable rançon nous permettant l’accès au « champ de conscience cosmique ». Elle implique, non seulement un affranchissement de l’emprise de l’inconscient personnel, mais aussitôt et surtout un affranchissement de l’inconscient collectif et des archétypes qu’il contient. La tache est donc particulièrement ardue. L’exemple d’un Krishnamurti nous montre qu’elle n’est pas impossible quoi qu’en pensent les psychologues (surtout les freudiens).
Il semble être parmi les très rares penseurs qui ont compris l’ampleur des exigences d’une parfaite adéquacité au Présent. Parmi ces exigences, il importe de citer l’indispensable affranchissement de tout attachement au passé, la totale absence de toute fixation mentale, une disponibilité et une spontanéité parfaites.
Ainsi que l’exprime Krishnamurti (Conférences Saanen 1962, p. 200) : « Si l’on meurt intérieurement à la structure psychique de la société, à toutes les accumulations du passé, on voit que la mort est création — non pas la création de l’écrivain, du musicien, du peintre, du savant, mais une création qui n’a ni commencement ni fin. Et si nous ne sommes pas dans cet état de création qui est la mort, qui est l’amour, notre vie n’a que très peu de sens. Ne pensez pas que tout cela soit une philosophie logique ou « superlogique », mais entrez en vous-mêmes, comprenez vous vous-mêmes complètement. Niez totalement tout ce qui a été votre vie — vos expériences, vos ambitions, votre avidité — et vous verrez qu’en cette fin il y a une mort qui est une création intemporelle et qui, si vous voulez lui donner un nom, peut s’appeler Dieu, l’immesurable, l’Inconnu… »
L’étude attentive de la pensée de Krishnamurti concernant le problème de la mort, nous révèle un climat totalement différent de tout ce que l’on peut généralement trouver sur ce sujet fondamental et délicat.
Ce qui surprend surtout dans l’attitude de Krishnamurti c’est l’importance absolument secondaire qu’il accorde au problème de la mort physique. La mort physique pour la plupart d’entre nous est tout, car le physique est tout. Du moins nous le pensons.
Pour nous, la mort est alors le drame total, irréparable. Nous nous sommes démesurément identifiés à l’aspect charnel des êtres qui nous sont chers, ainsi qu’à notre propre corps.
L’idée qu’aucun magicien ne pourra nous rendre le corps de l’être aimé nous est insupportable et celle de nous voir un jour sous l’aspect d’un squelette nous fait frissonner d’horreur.
Et pourtant, cette mort physique n’est qu’un aspect partiel du problème total. Le physique n’intervient qu’à titre second et dérivé après le psychologique.
La mort la plus importante n’est pas « la mort par décomposition », nous dit Krishnamurti. La mort la plus importante se situe sur le plan psychologique. Ne perdons pas de vue qu’elle n’est pas une défaite mais une victoire : la plus haute victoire qui soit.
Mais cette mort psychologique nous avons à la vivre en étant bien vivants, éveillés, pleinement attentifs à l’inertie de nos vieilles habitudes mentales. La mort psychologique consiste à nous affranchir de tous les conditionnements psychiques du passé pour être totalement disponibles au Présent. Parmi ces conditionnements, signalons en ordre principal l’automatisme rapide de la verbalisation mentale de nos états.
Krishnamurti a défini l’essentiel de ce qui vient d’être dit dans ces lignes, dont la force de frappe est particulièrement puissante (pp. 92-93, Saanen 1961-1962).
« Mourir à la pensée — à la pensée qui connaît les plaisirs, à la pensée qui souffre, à la pensée qui a connu la vertu, qui a connu les relations humaines, qui avait pris conscience d’elle-même et s’était exprimée de diverses façons, toujours dans le champ de la Durée — mourir ainsi est assurément une mort totale. Je ne parle pas de la mort mécanique, organique, qui est celle du corps. Les médecins pourront inventer des drogues qui permettront à l’existence organique du corps de se prolonger jusqu’à atteindre cent cinquante ou deux cents ans — Dieu sait pourquoi ! Mais rien de tout cela n’est important. Ce qui importe c’est une mort en laquelle il n’y a aucune peur. Pouvons-nous donc mourir à tout ce que nous avons connu (qui est le passé) ? C’est cela la mort, c’est cela dont nous avons peur : une fin soudaine, sans discussion possible. Vous ne pouvez pas discuter avec la mort : c’est la fin. Finir veut dire mourir à la pensée, donc au Temps. Je ne sais pas si vous avez vécu tout cela. Il est relativement facile de mourir à la souffrance; c’est ce que chacun désire. Mais n’est-il pas possible de mourir aux plaisirs, à ce qui nous est cher, aux souvenirs qui nous stimulent et nous donnent un sentiment de bien-être, mourir à tout ce qui se trouve dans le champ de la durée ? Si vous vivez l’expérience de cette mort, vous vous rendez compte que mourir ainsi a un tout autre sens que mourir par décomposition. En vérité, au lieu de mourir à tout cela, nous nous fanons, décomposons, corrompons, détériorons, d’instant en instant. Mourir veut dire n’avoir pas de continuité de pensée. Vous pouvez dire : « Le réaliser est très difficile et à quoi cela peut-il servir ? Cela n’est pas difficile, mais il faut y appliquer une énergie énorme. Il y faut un esprit jeune, frais, libéré de la peur, donc du Temps. Et à quoi cela peut-il servir ? Peut-être à rien, dans le sens utilitaire. Mourir à la pensée, donc au Temps, c’est découvrir l’état de création. Créer c’est tout détruire et tout recréer, chaque seconde. En cela il n’y a pas de détérioration. Ce n’est que la pensée qui se fane : la pensée qui crée un centre en tant que « moi » et « non-moi », ce n’est qu’elle qui se fane. »